Édition du 26 mars 2024

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Cinéma

Lion ...et... Les figures de l’ombre...

2 films à voir pour déchiffer les temps présents

Lion et Les figures de l’ombre : voilà deux films bien différents, certes tous deux "grands publics"et inspirés de faits véridiques, mais qui racontent deux histoires très particulières et apparemment sans grand lien entre elles. Pourtant, au-delà d’une première et sommaire appréhension, ne pourrait-on pas y trouver matière à réflexion, pistes pour sonder les tendances de fond qui hantent les temps présents ?

L’un, Lion, nous conte le cheminement de Saroo, un petit Indien de 5 ans qui, emporté malgré lui à des milliers de kilomètres de son village natal puis adopté par une famille australienne, voudra retrouver, 19 ans plus tard, sa famille et ses origines, en somme une part de son identité perdue.

L’autre, Les figures de l’ombre nous plonge dans l’univers de la NASA et de la conquête états-unienne de l’espace du début des années 60, et nous fait voir comment trois scientifiques états-uniennes (mathématicienne, informaticienne et ingénieure), emportées par le formidable élan de vie propre à cette époque, ont pu y jouer un rôle décisif malgré l’apartheid et le déni de justice auquel, comme femmes et Afro-Américaines, elles se sont violemment heurtées.

Et tous deux ont été loués par la critique : l’un pour nous avoir fait comprendre les affres du déracinement, l’autre pour nous faire voir un pan oublié et révélateur de l’histoire américaine. Mais ne pourrait-on pas aller plus loin, en se demandant en quoi ces deux histoires seraient susceptibles de nous dire quelque chose sur les tragédies de notre époque ?

Lion... ou la nostalgie du sens et du lien

Dans le film Lion, ce qui est mis en scène, à travers le destin de ce petit garçon déraciné, mais élevé avec tout l’amour et le confort nécessaires par ses parents adoptifs australiens, c’est ce qu’on pourrait appeler l’appel des origines : cette formidable nostalgie de sa maison première, de son enfance, de son pays, des liens qu’on a noués avec sa famille originaire, fut-elle la plus pauvre et démunie du monde.

Et au-delà du cas si particulier de ce petit garçon du sud s’endormant dans un train qui le projettera 2 jours plus tard dans le cruel univers de l’immense Calcutta, c’est ce que nous raconte sur le mode de l’allégorie ce film, en nous renvoyant à sa manière à bien des caractéristiques de la condition humaine contemporaine. D’où d’ailleurs la facilité de ce film à nous arracher des larmes !

Car il y a quelque chose d’universel dans cette histoire, tout au moins quelque chose de parlant et d’évocateur dans le contexte social et historique qui est le nôtre et que ce film, avec sa référence aux vertus de « Google Earth » – ce logiciel qui a permis à Sarro de retrouver sa famille - met comme jamais en évidence.

À l’heure du village global et de ses merveilles technologiques, on n’en a pas moins besoin d’une patrie, d’un coin de pays à soi, de liens humains qui nous soient propres, d’une identité collective qui nous conforte et sans laquelle il reste si difficile de vivre. Une identité qui ne soit pas mutilée et malmenée par les désordres et chaos du monde globalisé d’aujourd’hui.

Car, quel que soit le pays ou le lieu dont nous venons, quel que soit le destin qui est le nôtre, les affres du développement contemporain —si frénétique et désordonné, si injuste et irrationnel— tendent à nous faire imaginer, espérer souterrainement un autre monde. Un monde qui aurait enfin du sens et qui le serait parce que nous pourrions y tisser –à travers les souvenirs d’un lointain vivre ensemble passé- des liens plus solides et permanents avec d’autres, nous assurer ainsi de nos identités collectives, meurtries et chancelantes. Un monde dont nous ne cessons pas d’avoir la nostalgie et qui nous réconcilierait enfin avec nous-mêmes.

N’est-ce pas ce que le film Lion, avec sa fin optimiste et heureuse —des retrouvailles réussies, une vie enfin pleinement assumée— peut évoquer en chacun de nous ?

Les figures de l’ombre... et l’élan vital d’une autre époque

Pourtant – et c’est ce que va nous rappeler le film Les figures de l’ombre -, cette nostalgie de sens et de lien qui s’exprime si fortement aujourd’hui, prend collectivement corps dans une période bien différente de celle du passé, et en particulier des années 60, nous montrant au passage toute l’importance décisive des conditions sociohistoriques dans lesquelles nous existons.

Peu de commentateurs l’ont montré : s’ils se sont en effet attachés, à propos de ce film, à faire ressortir le racisme ambiant de l’époque ainsi que la double oppression pesant sur ces 3 scientifiques afro-américaines de la NASA, ils n’ont que peu relevé l’extraordinaire ambiance dans lequel baignait ce film, en somme les caractéristiques de l’époque où ces trois femmes hors du commun ont vécu et sont arrivées peu à peu à se faire reconnaître.

Car ce n’était pas seulement elles qui avaient le vent en poupe, et qui, avec un humour mordant et décapant, faisaient preuve d’audace au sein de la NASA pour peu à peu s’imposer et faire leur place, sûres qu’elles paraissaient être de leur savoir, de leur bon droit, de l’avenir qui leur donnerait raison. C’étaient les qualités de toute une époque dont elles se faisaient, à leur manière, l’écho et qui les amenaient à avoir de l’audace et de l’optimisme à revendre, une foi indéracinable dans l’avenir et les avancées de leurs causes. Sans plainte, ni victimisation aucune !

En ce sens, il est impossible de ne pas le noter : les luttes sociales des années 60 –celles par exemple de Martin Luther King, Malcom X, Angela Davis, tout comme celle, technologique et scientifique de la NASA rivalisant avec l’Union soviétique pour la conquête de l’espace— étaient marquées par l’esprit d’une époque, qui est à cent lieux de celui qui hante notre époque actuelle.

Alors que les luttes d’alors se déclinaient sous le sceau de l’innovation, de l’audace, de l’aventure, du risque, de l’activité joyeuse qui rassemble et unit des forces, celles d’aujourd’hui —dirait-on— se conjuguent plutôt sur le mode de l’inquiétude, de la frilosité, de la précaution ou du soupçon et se nouent autour d’actions défensives chaque fois plus fragmentées. Cherchant en somme à d’abord confusément se protéger d’un « mal » qui fait peur et nous emplit de tristesse, plutôt que de vouloir inventer de nouvelles formes de « bien » auxquelles on aspirerait et que l’on bâtirait collectivement.


Lion comme Les figures de l’ombre peuvent avoir ainsi cette faculté de nous aider à mesurer tout ce qu’il nous manque aujourd’hui, surtout si l’on cherche et aspire à un autre monde possible fondé sur les valeurs de l’égalité et de la tolérance, sur celles de rapports radicalement nouveaux avec la nature et autrui.

Il n’y aura pas de transformation sociale qui vaille et qui réponde aux besoins les plus essentiels de chacun si l’on ne prend pas en compte cet irrépressible besoin « de sens et de lien » qu’exacerbe comme jamais le développement capitaliste néolibéral d’aujourd’hui. D’autant que ce n’est qu’en reconnaissant ce besoin et en lui offrant le débouché d’un vaste projet politique positif, alternatif et rassembleur, que l’on se donnera les moyens de réorienter les si inquiétantes bouffées d’autoritarisme et de populisme qui taraudent nos sociétés aujourd’hui.

N’est-ce pas aussi ce à quoi peuvent nous rendre un peu plus attentifs ces deux films ?

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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