Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

Agir en commun à l’heure des fractures identitaires

Nous publions l’introduction d’Emiliano Arpin-Simonetti au dossier de la revue Relations, intitulé "Agir en commun à l’heure des fractures identitaires"

« En situation de crise, une culture doit (comme chacun d’entre nous) renaître sous peine de périr » – Fernand Dumont, cité par Éric Martin, Un pays en commun (Écosociété, 2017)

Après l’attentat qui a coûté la vie à six de nos concitoyens de confession musulmane, le 29 janvier 2017 à la grande mosquée de Québec, on aurait pu penser qu’on aurait droit à une trêve. Que cette tuerie d’une brutalité insensée aurait marqué un temps d’arrêt dans la « guerre culturelle » qui ne fait que s’exacerber depuis dix ans entre conservateurs identitaires et ce qu’il est de bon ton d’appeler la gauche « diversitaire » ou « multiculturaliste ». Devant l’évidence désormais indéniable que la peur sans cesse attisée de l’étranger – cristallisé dans la figure du musulman et dans celle du réfugié – peut mener à la violence, on aurait pu croire qu’un examen de conscience collectif aurait enfin lieu. Après tout, même un animateur de radio de Québec n’a-t-il pas reconnu être allé trop loin avec ses propos islamophobes ?

Après les poignantes cérémonies en l’honneur des victimes, les déclarations contrites des politiciens et les promesses du gouvernement Couillard de lutter « sérieusement » contre le racisme, on y avait presque cru. Donnant suite à la demande d’une coalition de citoyens et de groupes antiracistes réclamant depuis 2016 la tenue d’une commission d’enquête sur le racisme systémique, le gouvernement a même annoncé la tenue d’une consultation sur ce phénomène par lequel des logiques institutionnelles et organisationnelles contribuent à perpétuer des formes d’exclusion, de discrimination et de racisme.

Quelle qu’eût été la bonne volonté du Parti libéral du Québec (PLQ) dans ce dossier, toutefois, elle n’a pas résisté bien longtemps aux sirènes de la partisannerie. Sitôt annoncée, la consultation fut décriée par le Parti québécois (PQ) et la Coalition Avenir Québec (CAQ) comme étant une tentative de faire le procès des Québécois – dont ne feraient visiblement pas partie ceux et celles qui s’inquiètent de la montée du racisme au Québec. Par ailleurs, immédiatement après sa défaite électorale dans la circonscription de Louis-Hébert, attribuable selon les stratèges libéraux à la tenue de cette consultation, le PLQ a procédé à en diluer la portée. En lieu et place d’une consultation sur la discrimination systémique et le racisme conduite sous la supervision de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, tel qu’annoncé au printemps 2017, nous avons ainsi eu droit à une démarche culminant avec un « Forum sur la valorisation de la diversité et la lutte contre la discrimination », tenu le 5 décembre dernier. Cette consultation portant essentiellement sur l’intégration des immigrants au marché de l’emploi, l’usage du mot « valorisation » ici ne laisse planer aucun doute sur son acception marchande et utilitariste. Pire, l’exercice ne nous permettra visiblement pas de connaître l’ampleur exacte des dynamiques institutionnelles et sociales qui entravent l’égalité et la participation pleine et entière d’une part importante de la population à plusieurs pans de la vie commune autres que la seule sphère économique, que ce soit la sphère politique, judiciaire, culturelle, communautaire, etc. La levée de ces entraves est pourtant l’un des blocages qu’il est urgent de dépasser si nous espérons sortir des polarisations actuelles.

Toute cette affaire aura ainsi démontré l’incapacité de nos élites politiques à répondre avec maturité et courage aux défis du vivre-ensemble pluraliste dans toute sa complexité. D’ailleurs, n’est-ce pas de cette faillite que témoigne la montée inquiétante des manifestations des groupes d’extrême droite affichant un racisme de plus en plus décomplexé, et leur confrontation par des groupes antifascistes ? Les méthodes de ces derniers sont certes maladroites, voire carrément contreproductives, mais ne sont-elles pas le reflet du mélange d’inaction complice, sinon de complaisance, des autorités politiques et policières devant des groupes pourtant ouvertement haineux ? Et n’y a-t-il pas chez ces groupes une tentative de « poursuivre la politique par d’autres moyens » devant l’incapacité de la démocratie libérale à répondre aux logiques de dissolution du lien social et de la souveraineté provoquées par le capitalisme globalisé, logiques par ailleurs aux sources des nombreuses crises et malaises identitaires actuels ?

Ces tensions, nous ne sommes en effet pas les seuls à les vivre ; elles participent bel et bien de dynamiques mondiales. Cependant, on le voit bien, certains blocages relèvent de notre histoire particulière. D’une part, cela semble aller de soi, notre statut de nation francophone minoritaire dans un océan anglophone ajoute à l’insécurité identitaire. D’autre part, les discours dominants au Canada anglais, depuis l’instauration de la loi 101, nous renvoient sans cesse une image essentialisée du Québec comme étant une contrée ataviquement raciste : cela n’a rien pour faciliter la prise au sérieux des problèmes liés au racisme au Québec. Enfin, pour couronner le tout, notre mémoire récente du colonialisme anglo-canadien et américain fait en sorte qu’il est difficile pour nombre d’entre nous de concevoir qu’ayant été victimes de racisme et de colonialisme, nous soyons capables d’infliger à d’autres le même genre d’oppression. Devant les demandes de justice et d’égalité de la part des personnes racisées et des peuples autochtones, le réflexe de se réfugier dans le rôle de victime prend ainsi trop souvent – et trop facilement – le dessus.

Dans ce contexte, la question nationale peut sans doute avoir l’air d’une impasse. Ce serait pourtant une grave erreur de la balayer du revers de la main du côté des sources d’intolérance et de racisme. Car qu’on le veuille ou non, elle est porteuse de sens et de puissants affects qui participent à la formation des identités individuelles et collectives chez une part importante de la population, notamment au sein des classes populaires à l’égard desquelles il est par ailleurs devenu courant d’afficher un certain mépris. La question nationale est donc trop importante pour la laisser entre les mains de ceux et celles qui n’ont que l’angoisse, le ressentiment, la peur, voire la haine de l’autre à mobiliser pour donner sens à l’expérience collective unique qui est la nôtre. Certes, la mémoire de notre infériorisation coloniale semble s’être imposée dans le récit national, alimentant des réflexes de repli. Mais de cette mémoire on a tendance à oublier un autre aspect, fondamental, qu’il est urgent de réactiver : c’est en se solidarisant des autres colonisés, ces « damnés de la terre », que les Miron, Vallières, Lalonde, Aquin et tant d’autres, s’inspirant des Fanon, Césaire, Carmichael, Memmi, ont pu penser les conditions de la décolonisation et tisser la trame d’une identité québécoise moderne et émancipée. Il faut donc rappeler que ces solidarités sont au cœur de notre identité, afin que le projet indépendantiste renoue avec son souffle de libération et de justice en faisant siennes les luttes, les aspirations et les quêtes de sens de ceux et celles qui, aujourd’hui, réclament la pleine égalité : femmes, personnes racisées, peuples autochtones, classes prolétarisées et précarisées par la mondialisation capitaliste, etc. La construction en commun d’un projet collectif de transformation sociale s’attaquant aux véritables sources de la dépossession ressentie par une part croissante de la population est essentielle pour dépasser les fractures actuelles.

Pour ce faire, on ne saurait trop insister sur l’importance des affects, de l’intuition, et la nécessité urgente d’investir et d’habiter ce lieu mouvant où se construisent le sens et donc les identités. L’art, la littérature, la religion et la spiritualité peuvent ici nous porter secours pour explorer et extraire la lumière de ces zones d’ombre de notre conscience individuelle et collective où s’agitent pulsions contradictoires et élans vers l’infini. Trop souvent au sein de la gauche, nous avons tendance à négliger, voire à mépriser l’importance de ces manifestations primordiales de la réflexivité et de la pensée. La face matérielle et rationnelle de la personne écrase trop souvent son intériorité dans nos analyses, et la déconstruction des récits et des mythes tient parfois davantage du réflexe conditionné que de l’exercice de liberté. Il faut de toute urgence savoir se mettre à l’écoute de l’humanité qui cherche à s’énoncer sous le vacarme des prises de position spectaculaires, dans le brouillard de la « guerre culturelle ». Car, comme le dit si bien l’écrivaine Yara El-Ghadban dans le présent dossier, c’est en se frottant aux autres, même (surtout) nos adversaires, qu’on devient humain, car c’est de la friction que naît le feu. Œuvrons à faire en sorte que ce feu soit celui qui nous éclaire et qui chauffe la forge des nouveaux mythes communs plutôt que celui qui finira par nous consumer.

Emiliano Arpin-Simonetti

Collaborateur aux revues Relations et Qui vive ?

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