Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Lutte du peuple Kurde

Analyse. « Entre aspiration à un espace transnational et cristallisation autour d’identités nationales bien réelles »

Entretien. Daoud est docteur en science politique et chercheur à Amman en Jordanie. Avec lui, nous revenons sur la situation du Moyen-Orient depuis la fin du « partage du monde » USA-URSS et la politique des grandes puissances depuis.

Marc Prunier – Quelles ont été les conséquences de la fin du bipolarisme mondial USA-URSS sur la région ?

Daoud – La chute de l’URSS a eu des effets contradictoires sur le monde arabe. D’un côté, l’URSS s’était clairement désengagée, sous le mandat de Gorbatchev, des questions moyen-orientales. De plus, le rapport de l’URSS au monde arabe fut paré d’ambiguïté : soutien à la naissance d’Israël en 1948, pour, quelques années plus tard, favoriser le transfert d’armes tchécoslovaques à l’Égypte de Nasser, dans le cadre d’un conflit général entre l’Égypte nationaliste arabe et Israël.

En dépit de ces contradictions, la chute du bloc soviétique a favorisé une crise générale des gauches arabes : des formations comme le Parti communiste libanais ou le Front populaire pour la libération de la Palestine ont perdu, à partir de 1989, une manne financière, et indirectement militaire, qui était bien réelle.

Si la montée des courants islamistes précèdent clairement, dès le début des années 1980, la crise des gauches arabes, il est certain que l’abandon de l’aide soviétique au début des années 1990 a permis une inversion radicale du rapport de forces entre forces islamistes et mouvements de gauche.

Y a t-il une relation entre les guerres actuelles et la division territoriale imposée par les impérialistes anglais et français avec les accords de Sèvres et Lausanne (1920-1923) ? Peut-on parler d’État-nation dans la région, dans le sens où des communautés de peuple décident de partager un « destin » national dans un espace géographique défini ?

Les accords Sykes-Picot, en 1916, tout comme la conférence de San Remo, en 1920, associé à l’abolition du califat ottoman en 1924, ont permis une nouvelle définition des frontières dans le monde arabe. Clairement, l’ensemble des forces politiques du monde arabe, des nationalistes arabes baathistes et nassériens aux islamistes en passant par la gauche, ont porté jusqu’à aujourd’hui ce refus des frontières coloniales imposées à l’époque.

Il y a encore aujourd’hui une réalité panarabe : elle se définit par une langue commune, présente dans les médias transnationaux arabes, par un attachement commun, du Maroc au Yémen, à la cause palestinienne. En même temps, une certaine réalité des États-nations s’est imposée : il y a bien un nationalisme tunisien, égyptien, des particularités nationales construites. Le monde arabe vit perpétuellement cette dialectique entre aspiration à un espace transnational qui n’est pas rêvé, et cristallisation autour d’identités nationales bien réelles.

Depuis 1980 et l’Afghanistan, le bloc impérialiste occidental, et ses alliés locaux, ont favorisé l’émergence de groupes « militaires » idéologiquement religieux. Aujourd’hui, ces groupes, descendants de ces années d’affrontement entre les deux blocs, sont-ils toujours soumis à l’agenda occidental, ou bien ont-il leur propre agenda, contradictoire avec celui du bloc occidental ?

Tout dépend ce qu’on entend par « groupes religieux armés ». Certains groupes religieux entretiennent un antagonisme continu avec les États-Unis, comme le Hezbollah libanais ou le Hamas palestinien. D’autres, anti-­américains autrefois, comme le mouvement islamiste Ennahdha tunisien, veulent aujourd’hui un modus vivendi avec les États-Unis et l’Union européenne. Le dernier cas, plus complexe, est celui de la mouvance salafiste jihadiste : cette dernière, soutenue par les États-Unis dans les années 1980 lors de la guerre d’Afghanistan, s’est clairement retournée contre les États-Unis. La mouvance salafiste jihadiste, comme nous la connaissons actuellement en Syrie et en Irak, avec l’action de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), a son logiciel propre : communautaire, dirigé contre les chiites de la région, mais aussi anti-américain.

Dans ce monde post bipolaire, comment comprendre l’agenda des puissances montantes, telles la Russie et la Chine, dans la région ?

La Russie de Poutine articule deux discours : un discours néo-­tiermondiste, qui ferait de la Syrie de Bashar al-Assad et du Venezuela de Chavez et Maduro un axe clair face à la politique américaine, réveillant la politique bipolaire des années 1960 et 1970. D’autre part, la Russie de Poutine a établi des liens privilégiés avec Israël. Dans les deux cas, il faut lire la politique très pragmatique de Poutine comme la redéfinition progressive d’un nationalisme russe, malmené dans les années 1990 par la chute de l’Union soviétique.

Concernant le Moyen-Orient, la politique chinoise est plus prudente, et moins en avant que celle de Poutine : ils s’alignent certes sur les positions de la Russie, en ce qui concerne le soutien au régime syrien et à l’Iran, mais avancent leurs cartes prudemment, n’ayant ni bases militaires dans la région, ni implantation politique historique.

Quel est l’agenda particulier, dans les affrontements régionaux, de l’Iran ? Et des monarchies de la péninsule (Arabie saoudite / Qatar) ?

La Syrie a cristallisé une politique des axes. On a pas un, mais trois axes, si ce n’est plus. Un axe Iran-Syrie soutenu par le Hezbollah libanais ; un axe Qatar-Turquie favorable à la chute du régime de Bashar al-Assad, soutenant certains groupes armés de l’opposition sur place ; un axe Egypte-Arabie saoudite soutenant d’autres formations de l’opposition syrienne.

Concernant le premier axe, il participe à la résilience du régime de Bashar al-Assad. Concernant les deux autres, ils font partie de la tragédie de l’opposition syrienne, divisée en interne selon ses lignes d’alliances régionales, participant à son effritement.

Les soulèvements populaires en Égypte, à Barhein, en Syrie, au Yémen, et dans une moindre mesure Jordanie... ont-ils comme facteur premier une dimension économique et sociale, ou bien faut-il intégrer à la réflexion d’autres facteurs ?

La dimension économique et sociale est indéniable. Le modèle tunisien est central, notamment au travers du rôle central qu’a pu jouer un syndicat, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), dans le processus révolutionnaire.

Il serait cependant très réducteur de réduire les révolutions arabes à un pur déterminisme socio-­économique. Les facteurs communautaires, religieux et géographiques, sont pleinement intervenus. À Bahrein, c’est majoritairement une politique chiite, discriminée socialement, qui s’est mobilisée. En Jordanie, la révolte des mouvements tribaux de l’est jordanien, contre les régions plus urbaines de l’ouest, fut centrale. La révolution yéménite butte sur une question encore insurmontable : celle de l’opposition entre Houthis (chiites) et populations sunnites.

Pour conclure, partages-tu l’idée que pour l’impérialisme occidental, il s’agit d’empêcher toute existence d’une puissance étatique qui puisse concurrencer l’État d’Israël dans la région ?

C’est là tout l’enjeu autour de l’Iran et de la Syrie. Le blocus américain sur l’Iran, malgré les dernières négociations, résulte depuis plus de trente ans d’une peur fondamentale : qu’une puissance régionale puisse concurrencer Israël en termes économique et militaire. C’est là tout l’enjeu autour du dossier nucléaire.

Concernant la Syrie, la guerre civile à l’œuvre profite à tous les acteurs : un régime baathiste faible, tout comme une opposition syrienne faible, qui se combattrait encore dix ans dans un pays complètement et déjà détruit, ce qui empêche à terme l’émergence d’un État fort qui jouxterait les frontières d’Israël. C’est en somme la résultante de la théorie néo­conservatrice du chaos constructif.

Propos recueillis par Marc Prunier

Daoud

Daoud est docteur en science politique et chercheur à Amman en Jordanie.

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