Édition du 16 avril 2024

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Annick Coupé, Pierre Khalfa : La laïcité en question

Affirmer que la laïcité, c’est, comme on l’entend parfois, la séparation du public et du privé, c’est confondre foi et religion. Si la foi est une affaire individuelle privée, la religion est, par définition même, une affaire collective. On sait que le mot « religion » trouve son origine dans le mot latin religare signifiant « relier ». Une religion relie les individus entre eux sur la base d’un dogme qui se traduit par des pratiques collectives et individuelles, ce qui pose la question de sa présence dans l’espace public.

Tiré du blogue de Christine Delphy.

La laïcité, séparation du public et du privé ou séparation du politique et du religieux ?

Le débat sur la neutralité de l’espace public a été tranché en 1905, lorsqu’un amendement portant sur l’interdiction du port de la soutane dans l’espace public avait été rejeté. S’affirmait ainsi le fait que l’espace public n’est pas neutre. C’est un espace de liberté dans lequel les individus peuvent manifester, dans le respect des lois en vigueur1, leur appartenance religieuse ou leurs convictions, qu’elles soient philosophiques, politiques ou syndicales. Ainsi, la loi de 1905 permet que les processions et les manifestations religieuses soient autorisées, si elles ne créent pas de trouble à l’ordre public, et les lieux de culte peuvent être apparents. Les convictions peuvent s’exercer dans l’espace public, mais sans exercer d’emprise sur celui-ci. Un homme juif peut, s’il le désire, porter la kippa dans la rue, de même qu’un musulman le qamis, un moine bouddhiste une robe safran et une femme musulmane ou juive orthodoxe un voile.

L’interdiction récente faite aux député.es d’arborer des signes religieux et politiques à l’Assemblée nationale est donc une atteinte aux libertés individuelles2. Rappelons que seul.es les fonctionnaires, en tant que mandataires de la puissance publique, sont astreint.es à un devoir de neutralité mais évidemment pas les élu.es. Concernant les signes religieux, rappelons aussi que, députés, l’abbé Pierre et le chanoine Kir venaient habillés en soutane à l’Assemblée, sans que cela ne provoque alors la moindre polémique.

Au-delà de la question religieuse, nous ne pouvons pas être par principe favorables à une séparation du public et du privé. Ainsi par exemple, nous sommes pour que le contrat de travail, contrat entre deux personnes privées, soit encadré par des réglementations publiques (le code du travail) comme nous sommes favorables à ce que les relations entre des acteurs économiques privés soient encadrés par la puissance publique. De même, les féministes se sont battues pour que ce qui relève des relations de couple ne soit pas traité simplement comme des affaires privées mais puissent être soumis à une intervention publique, comme par exemple dans le cas de violences.

L’Observatoire de la laïcité3, organisme rattaché au premier ministre, résume ainsi ce qu’est la laïcité d’après la loi de 1905 : « La laïcité repose sur trois principes et valeurs : la liberté de conscience et celle de manifester ses convictions dans les limites du respect de l’ordre public, la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses, et l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions.

La laïcité garantit aux croyants et aux non-croyants le même droit à la liberté d’expression de leurs convictions. Elle assure aussi bien le droit d’avoir ou de ne pas avoir de religion, d’en changer ou de ne plus en avoir. Elle garantit le libre exercice des cultes et la liberté de religion, mais aussi la liberté vis-à-vis de la religion : personne ne peut être contraint au respect de dogmes ou prescriptions religieuses.

La laïcité suppose la séparation de l’État et des organisations religieuses. L’ordre politique est fondé sur la seule souveraineté du peuple des citoyens, et l’État – qui ne reconnaît et ne salarie aucun culte – ne régit pas le fonctionnement interne des organisations religieuses. De cette séparation se déduit la neutralité de l’État, des collectivités territoriales et des services publics, non de ses usagers.

La République laïque assure ainsi l’égalité des citoyens face à l’administration et au service public, quelles que soient leurs convictions ou croyances. La laïcité n’est pas une opinion parmi d’autres mais la liberté d’en avoir une. Elle n’est pas une conviction mais le principe qui les autorise toutes, sous réserve du respect de l’ordre public. »

Petit retour sur l’histoire

En 1905, le débat principal porte sur la définition même de la laïcité. Si les positions défendues par les uns et les autres ont pu évoluer lors des débats, on peut néanmoins distinguer deux grands blocs qui, sans être homogènes, sont porteurs d’une vision très différente de la laïcité.

On trouve d’un côté un bloc formé par les partisans d’une laïcité antireligieuse et par ceux d’un contrôle étroit sur l’Église. Pour les premiers, laïcité et athéisme se confondent et, face aux religions, l’État ne saurait être neutre. Son rôle est de les combattre au nom de l’émancipation humaine. Reprenant le mot d’ordre de Voltaire, « écrasons l’infâme », ils érigent la laïcité en moyen de lutte contre les religions. Les seconds, dont le représentant le plus connu est à l’époque Émile Combes, se situent dans la tradition gallicane qui a dominé les rapports de l’Église et de l’État en France. Le gallicanisme, dont au XVIIe siècle l’évêque Bossuet a été un des théoriciens, combine deux éléments : d’une part, l’État a le droit d’intervenir dans les affaires religieuses, d’autre part, il doit promouvoir le développement d’une Église nationale autonome par rapport à la papauté. Ainsi, sous des formes diverses, c’est le gouvernement qui nommait en fait les évêques jusqu’à la loi de séparation de 1905. Après la Révolution française, le gallicanisme s’est incarné dans le régime du Concordat mis en place en 1801 par Bonaparte, régime dont Combes demande la prorogation.

Ces positions sont battues en 1905 par un bloc animé par Aristide Briand, Ferdinand Buisson et Jean Jaurès. Ce qui s’impose, c’est l’idée d’une laïcité séparatiste. La loi de 1905, dans laquelle d’ailleurs le mot « laïcité » ne figure pas, correspond à une double rupture : rupture d’une part avec la volonté des Églises d’exercer un magistère sur le politique ; rupture d’autre part avec la tradition gallicane et concordataire, l’État n’ayant plus son mot à dire ni sur l’organisation interne du culte, ni sur les questions relatives au dogme.

La loi de 1905 promeut donc une double indépendance, celle du politique par rapport au religieux, mais aussi des Églises par rapport à l’État. L’État laïque, qui se distingue d’un État athée, traite toutes les convictions de façon égale, il n’en privilégie aucune. Les convictions philosophiques comme la foi religieuse relèvent du choix individuel. L’État laïque respecte donc la liberté de conscience (art. 1 de la loi de 1905). La laïcité admet l’existence des religions, mais en les cantonnant strictement à leur objet, le religieux. La loi de 1905 traite donc, en théorie, toutes les religions de façon égalitaire. La religion catholique perd ainsi son statut particulier de « religion de la grande majorité des Français » que le Concordat lui avait attribué.

Un équilibre instable

La séparation est un équilibre instable. Le débat en 1905 se focalise sur la question de l’organisation des cultes et sur la rédaction de l’article 4 de la loi qui crée les associations cultuelles devant se voir attribuer les établissements de culte. Ces dernières devront « se conformer aux conditions générales du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». C’est, sans l’écrire explicitement, indiquer que les associations culturelles catholiques seront placées sous l’autorité de l’Église4. Mais les associations cultuelles sont refusées par l’Église, et il faudra attendre en 1924 un accord entre le Saint-Siège et l’État français portant sur la création d’associations diocésaines présidées obligatoirement par les évêques pour que le conflit s’apaise. Alors que la loi de 1905 ne fait aucune distinction entre les religions, la religion catholique obtient donc, de fait, un statut à part, statut confirmé par le fait que des fêtes religieuses chrétiennes deviennent des jours fériés.

De plus, la loi ne s’appliquera pas en Alsace-Moselle où le régime concordataire allemand perdurera pour l’essentiel. Si la République « ne subventionne aucun culte » (article 2), cela n’empêche pas l’État de financer les aumôneries et de permettre l’entretien sur fonds publics des lieux de culte mis gratuitement à disposition (articles 12 et 13 complétés par la loi de 1908). Le refus de financement des cultes sur fonds publics connaît donc des exceptions notables.

Par la suite, les affrontements vont se polariser sur l’école, terrain où le camp laïque subira défaite sur défaite, que ce soit en 1959 avec la loi Debré, ou en 1984 avec l’échec de la loi Savary5. Mais, surtout, l’Église catholique n’a pas renoncé à édicter des lois morales qu’elle juge supérieures aux lois séculières. Elle s’oppose ainsi au nom de la « loi naturelle » à la loi sur le divorce et à celle sur l’IVG. Lors de la loi sur le mariage pour tous, on a pu voir que les religions, à l’exception notable de la Fédération protestante de France, n’avaient pas renoncé à leur comportement dominateur en voulant imposer leur conception de la famille à la société.

L’islam impensé

La loi de 1905 n’a jamais été appliquée dans les colonies françaises, et notamment en Algérie, et ce malgré la demande des responsables musulmans. Les autorités coloniales préféraient en effet maintenir un contrôle étroit sur tous ceux et toutes celles qui étaient soumis au code de l’indigénat, à tel point que le terme « musulman » a pris à l’époque une connotation ethnique, détachée de son caractère religieux. La Cour d’appel d’Alger a statué en 1903 que ce terme « n’a pas un sens purement confessionnel, mais qu’il désigne au contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan ». Et la Cour de parler d’« indigènes musulmans chrétiens » (sic).

Le refus d’appliquer les lois de la République aux musulmans a été une constante et, hélas, l’empreinte du colonialisme n’a pas disparu, puisque l’État continue à vouloir avoir son mot à dire sur la religion musulmane, comme le montrent les tentatives régulières de la part des gouvernements de faire surgir un « islam de France » dans la plus pure tradition gallicane. Il s’agit en fait, pour les autorités, de créer un organisme qui puisse parler au nom de tous les musulmans. Or, la loi de 1905 ne connaît que des associations cultuelles, pas les cultes en tant que tels. Son article 2 postule que la République ne reconnaît aucun culte. La volonté de créer de toutes pièces un organisme représentant les musulmans en France relève d’une vision concordataire dans laquelle l’État reconnaît et prétend organiser les cultes. L’État participe ainsi à la création d’une communauté musulmane à laquelle sont, de fait, assignés tous les individus supposés musulmans.C’est d’ailleurs ce qui s’était passé lors du Concordat de 1801 avec le judaïsme. La loi de 1905 a justement voulu rompre avec cette conception, même si actuellement le Conseil représentatif des institutions juives (CRIF) prolonge l’esprit concordataire avec les dérives communautaristes qui en sont issues.

Il est indéniable que des idées intégristes sont développées dans certains lieux de culte musulman et plus globalement que les fondamentalismes religieux chrétien, juif ou musulman semblent marquer des points. Mais, dans un État de droit, qui plus est laïque, chaque individu a le droit de pratiquer et de prêcher le dogme religieux qu’il désire, dans le respect des limites mises à la liberté d’expression6. En tant que citoyens et citoyennes, nous pouvons critiquer tel ou tel aspect des religions chrétienne, juive ou musulmane, ou même considérer, si l’on est athée, que toute religion est obscurantiste. Nous pouvons, nous devons, en tant que citoyens et citoyennes, combattre le fondamentalisme religieux ; mais la puissance publique doit être garante du libre exercice du culte et de la possibilité pour chacune et chacun de faire valoir ses opinions à condition de ne pas violer la loi. L’équilibre instable de la loi de 1905 se retrouve ici dans des circonstances radicalement différentes.

Les idées portées par l’intégrisme religieux, quel qu’il soit, sont effectivement contraires à toute perspective d’émancipation, plus particulièrement encore celle des femmes, et à l’existence même d’une société démocratique. Comment les affronter et empêcher leur développement ? La force de l’intégrisme religieux tient à sa capacité à donner un sens global à la vie des individus qui embrassent la foi. Le combattre suppose de faire vivre concrètement un autre imaginaire social. Dans une société où la concurrence entre individus est promue comme valeur suprême, où la compétitivité devient l’objectif majeur de la vie sociale et où la devise louis-philipparde « enrichissez-vous » semble le seul horizon, c’est en promouvant pratiquement dans la réalité sociale les valeurs de solidarité, d’égalité et de justice sociale, c’est par l’éducation quotidienne à l’égalité entre les femmes et les hommes que sera asséché le terreau de l’intégrisme et que ses adeptes seront marginalisés.

La loi de 1905 est une loi de séparation qui implique que l’État doit renoncer à régimenter les cultes. Un État laïque n’a rien à dire sur ce que doit être le dogme religieux. Il n’a pas à intervenir sur la façon dont les croyants et croyantes vivent leur foi à condition que ceux-ci et celles-ci respectent les lois en vigueur. Imagine-t-on un gouvernement légiférer sur la messe en latin ou sur le port d’une perruque pour les femmes juives orthodoxes ? Par contre, une partie de l’opinion ne semble pas choquée que la puissance publique puisse dire ce qui est ou pas acceptable dans l’islam. De plus, l’égalité de traitement entre les religions n’est pas aujourd’hui assurée puisque la religion musulmane, qui n’était pas présente en France en 1905, n’a pu bénéficier de la mise à disposition gratuite des lieux de culte et de leur entretien par la puissance publique.

En fait, c’est la question de la place des musulmans et de l’islam, devenu deuxième religion du pays, qui se pose aujourd’hui avec en arrière-fond le débat sur « l’identité française ». Pour Marine Le Pen « pour mériter la nationalité française, il faut parler français, manger français, vivre français7 ». Nicolas Sarkozy n’est pas en reste : « On ne peut pas continuer à utiliser le mot ‘‘intégration’’, il faut utiliser le mot ‘‘assimilation’’(…) L’intégration, c’est je viens comme je suis, je ne change rien à ce que je suis’’. L’assimilation, c’est ‘‘on vous accueille tel que vous êtes mais vous adoptez la langue, la culture, l’histoire, le mode de vie du pays qui vous accueille’’8 ».

Derrière une remarque apparemment de bons sens – pour vivre en France, il vaut mieux parler français -, c’est une conception d’une société homogène, dont les racines seraient chrétiennes ou, pour certains, judéo-chrétiennes, oubliant opportunément ainsi que la chrétienté a persécuté les juifs pendant des siècles. L’Autre est accepté à condition de nier la part musulmane de son identité et d’être semblable à une vision mythifiée de ce qu’est un citoyen français. À l’inverse de la nécessité de faire vivre l’unité du corps social dans sa diversité, l’exigence de l’assimilation – un mot issu du vocabulaire colonial -, tournée aujourd’hui essentiellement vers les musulmans, implique de leur demander de ne plus revendiquer leur appartenance religieuse, d’être invisibles dans la société. Cette exigence se couvre dans de nombreux cas de la parure de la laïcité avec notamment la revendication d’une neutralité de l’espace public alors même, on l’a vu, que cette exigence est contraire à la loi de 1905.

En finir avec la diversion que constitue la question religieuse…

Plus de cent ans après la loi de séparation de l’Église et de l’État, la laïcité reste une question sensible. Parce que la question de la place des écoles religieuses privées n’est pas réglée et que les régimes d’exception continuent d’exister. Parce que le traitement égalitaire des religions, au fondement de la loi de 1905, n’est pas aujourd’hui respecté. Parce que la laïcité tend à être assimilée à une conception identitaire niant la diversité et la pluralité des composantes de la société française. Parce que l’écart grandissant entre les idéaux de la République et la République réelle, minée par la souffrance sociale, les discriminations multiples et les politiques sécuritaires, ne pourra pas être résolu par le recours incantatoire à la laïcité. Il est donc temps, comme le disait Jaurès, d’en finir avec la diversion que constitue la question religieuse, pour que « la démocratie puisse se donner tout entière à l’œuvre immense et difficile de réforme sociale » (La Dépêche du Midi, 15 août 1904).

Annick Coupé, Pierre Khalfa

Les utopiques. Cahier de réflexions
N° 8 – été 2008
Antiracisme et question sociale
Union syndicales Solidaires
Editions Syllepse
https://www.syllepse.net/antiracisme-et-question-sociale-_r_37_i_745.html
Paris 2018, 192 pages, 8 euros

Notes

1- Nous laissons de côté la discussion sur le rapport entre la légalité et la légitimité qui est à la source de la désobéissance civile.

2- Voir le communiqué de la Ligue des droits de l’homme

3- http://www.gouvernement.fr/observatoire-de-la-laicite.

4- Cette position fait éclater le camp « séparatiste » dont une partie, avec Ferdinand Buisson, refuse de voir l’autorité hiérarchique de l’Église confortée par la loi.

5- La loi Debré instaure, sous diverses formes, un régime de subventions publiques des écoles privées. Elle provoqua le lancement, par le Comité national d’action laïque (CNAL) d’une pétition qui recueillit plusieurs millions de signatures. La loi Savary visait à créer un service public unifié de l’éducation regroupant public et privé. Elle fut retirée devant les imposantes mobilisations impulsées par l’Église catholique.

6- La liberté d’expression ne permet pas d’appeler publiquement à la mort d’autrui, ni de faire l’apologie de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, ni d’appeler à la haine contre un groupe ethnique ou national donné. On ne peut pas non plus user de la liberté d’expression pour appeler à la haine ou à la violence envers un sexe, une orientation sexuelle ou un handicap.

7- Propos tenus le 28 novembre 2015.

8- Propos tenus le 7 février 2015.

Pierre Khalfa

co-président de la fondation Copernic

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