Édition du 26 mars 2024

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Afrique

Au Burkina, Blaise Compaoré échappe au procès de sa soif de pouvoir

Trente-deux ministres doivent être jugés à partir de lundi 8 mai, à Ouagadougou. La justice leur reproche d’avoir fait appel à l’armée pour mettre fin aux manifestations contre la volonté du président Compaoré de prolonger encore son mandat. La répression aurait fait jusqu’à une vingtaine de morts. Mais Compaoré, lui, coule des jours tranquilles en Côte d’Ivoire.

Tiré de Mediapart.

C’est un procès exemplaire qui doit débuter ce lundi 8 mai, après deux récents reportages, devant la Haute cour de justice du Burkina Faso, à Ouagadougou, la capitale. Une fois n’est pas coutume, il n’y aura, à la barre, aucun lampiste. Seuls les « grands quelqu’un », ces « importants » qui n’ont guère été habitués à devoir répondre de leurs actes, s’y succéderont. Les 32 prévenus étaient tous ministres lors de l’insurrection populaire qui, les 30 et 31 octobre 2014, a violemment mis fin au règne de Blaise Compaoré et, par là même, à leurs privilèges. Poursuivis pour « complicité de coups et blessures volontaires » et « complicité d’homicide volontaire », ils devront expliquer pourquoi, à la veille de l’insurrection, lors du conseil des ministres, ils ont approuvé à l’unanimité, et en connaissance de cause, le choix de faire appel à l’armée pour contenir la colère du peuple, et, en l’occurrence, la réprimer dans le sang.

Ce 30 octobre 2014, dans un contexte très tendu, les députés doivent se réunir pour adopter la modification de l’article 37 de la Constitution, qui interdit à Compaoré de briguer un nouveau mandat et donc de se représenter à l’élection présidentielle prévue fin 2015. Rien de surprenant : cela faisait plusieurs mois que celui qui a dirigé le pays d’une main de fer durant 27 ans avait laissé entendre qu’il ne comptait pas prendre sa retraite. Mais depuis l’annonce de ce vote, à la hâte, le 21 octobre, les manifestations se sont multipliées dans tout le pays. Le 28, une foule a inondé les rues de Ouagadougou et débordé les forces de police. Le soir même, au cours d’une réunion de crise à laquelle assistent le premier ministre, Luc Adolphe Tiao, le porte-parole du gouvernement, Alain-Edouard Traoré, le ministre de la sécurité, Jérôme Bougouma, le ministre des finances, Lucien Bembamba, ainsi que tout ce que les corps armés comptent de chefs, il est décidé de prendre, pour le 30, une réquisition complémentaire spéciale devant permettre à l’armée de suppléer en cas de besoin gendarmes et policiers.

« La principale conclusion de cette rencontre a été de solliciter le concours de l’armée en soutien aux forces de l’ordre, qui étaient épuisées par plusieurs jours de maintien de l’ordre lors des précédentes manifestations de l’opposition », précise l’ordonnance de renvoi (lire ci-dessous) devant la Haute cour de justice.

Le 29 octobre, le ministre de la sécurité, Jérôme Bougouma, expose ce choix aux autres ministres, qui ne s’y opposent pas : c’est ce qui leur vaut d’être poursuivis aujourd’hui (les ministres qui n’ont pas assisté à cette réunion, au nombre de deux, ont bénéficié d’un non-lieu). Dans l’après-midi, plusieurs diplomates tentent de convaincre Compaoré d’abandonner son projet. En vain. « Il était dans une impasse et n’avait qu’une idée : franchir le mur qui se présentait à lui », nous expliquait il y a deux ans l’un de ses ministres. La réquisition est signée dans la soirée par le premier ministre, transmise dans la foulée au chef d’état-major, Honoré Nabéré Traoré, et mise en œuvre dès le 30 au matin.

Comme prévu ce jour-là, les policiers et les gendarmes, équipés de matraques, de gaz lacrymogènes et de canons à eau, sont vite débordés par la foule qui se dirige vers l’Assemblée nationale. Mais contrairement à ce qu’espérait l’entourage du président, l’armée aussi est incapable de contenir les manifestants. L’Assemblée est prise et bientôt le siège de la radio-télévision burkinabé (RTB). Plusieurs domiciles de dignitaires du régime sont pris d’assaut. Puis la masse des mécontents se dirige vers le palais présidentiel de Kosyam, situé dans le quartier moderne et excentré de Ouaga 2000. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Au téléphone, plusieurs ministres exhortent Compaoré à se retirer. « Ne peut-on arrêter les manifestants ? », leur répond-il, comme coupé de la réalité.

Deux ans et demi après les faits, le nombre des victimes varie toujours selon les sources. Des associations ont comptabilisé une trentaine de morts et plusieurs dizaines de blessés. La commission d’enquête indépendante chargée en 2015 de situer les responsabilités sur les crimes commis lors de ces journées de révolte évoquait de son côté une vingtaine de morts, 8 décès étant directement imputés aux forces de l’ordre, les autres étant liés aux saccages, incendies et autres tentatives d’évasion qui ont suivi l’insurrection (lire le rapport ci-dessous). L’ordonnance de renvoi prend en compte pour sa part 7 morts et 88 blessés.

Qualifié d’historique, ce procès est attendu avec impatience par les Burkinabés. Certains, comme Paul Ouédraogo, un jeune commerçant qui était de l’insurrection en 2014, veulent y voir un moment de vérité qui « permettra de savoir qui a donné l’ordre de tirer à balles réelles » sur les manifestants et de « soulager les victimes et leurs familles ». Mais ils regrettent l’absence du principal responsable. S’il figure sur la liste des accusés, Blaise Compaoré, qui faisait également office à l’époque de ministre de la défense (c’est à ce titre qu’il est cité à comparaître), n’assistera pas à son procès. Confortablement installé à Abidjan (Côte d’Ivoire), Compaoré n’a plus rien à craindre de la justice de son pays. 

Ce privilège, il le doit d’abord à la France. Le 31 octobre 2014, quand il se décide enfin à rendre le pouvoir et à quitter le pays, après plusieurs heures de tergiversations, persuadé d’avoir été « trahi » par l’état-major et certains de ses ministres, Compaoré fait appel à l’armée française. Celle-ci dispose depuis plusieurs années d’une base près de Ouagadougou, dans laquelle se trouvent quelques dizaines de membres des forces spéciales prêts à intervenir à tout moment dans le Sahel. Compaoré est déjà en contact avec des responsables de l’ambassade de France lorsqu’il quitte le palais de Kosyam, aux alentours de midi. Sous bonne escorte (le convoi compte 28 véhicules), il prend alors la direction du Ghana, plein sud. Mais à l’approche de Pô, une ville qu’il croyait acquise en sa faveur, il apprend que des manifestants l’y attendent de pied ferme. Le convoi se déporte et s’arrête au milieu des épineux. C’est alors que la France entre en jeu. Un hélicoptère des forces spéciales est envoyé sur les lieux. L’appareil exfiltre Compaoré et trois de ses proches, héliportés vers l’aérodrome de Fada N’Gourma, à une centaine de kilomètres à l’est, où les attend un avion français venu de Côte d’Ivoire. Le groupe embarque à son bord et décolle en direction de Yamoussoukro.

Quelques jours plus tard, au cours d’une réunion en petit comité, l’ambassadeur de France, Gilles Thibault (aujourd’hui en poste au Cameroun), affirme avoir pris « la bonne décision » en exfiltrant Compaoré. « Je ne voulais pas que l’on revive ce qui s’est passé en 1987 », dit-il en référence à la prise de pouvoir de Compaoré après l’assassinat du leader de la révolution, Thomas Sankara. « On a donné un signal sur le continent : on aidera tous ceux qui quitteront le pouvoir », ajoute-t-il. Mais à Ouagadougou, le signal perçu a la résonance de l’impunité. « Pourquoi la France a-t-elle aidé Blaise à fuir ? Pourquoi nous avoir ôté la possibilité de l’arrêter et de le juger pour ses crimes ? », dénonce alors un acteur de la société civile en pointe dans le combat contre Compaoré. Aujourd’hui encore, la frustration demeure. « Peut-être que sans cette intervention, Compaoré serait en prison aujourd’hui et devrait répondre aux questions des juges », souffle un proche de l’actuel président, Roch Marc Christian Kaboré.

Au lieu de cela, l’ancien chef de l’État passe des jours tranquilles en Côte d’Ivoire, en compagnie de son épouse et de ses proches. Logé à Cocody, le quartier huppé d’Abidjan, dans une villa gracieusement prêtée par l’inamovible ministre de l’intérieur, Hamed Bakayoko, il reçoit régulièrement la visite des principaux acteurs de la scène politique ivoirienne, à commencer par son protégé, Guillaume Soro, ancien rebelle (que Compaoré a façonné et soutenu au début des années 2000) devenu président de l’Assemblée nationale. Il lui arrive aussi de se rendre dans la station balnéaire d’Assinie, où son ami, le président Alassane Ouattara, l’accueille volontiers dans sa propre résidence.

Fort de ces soutiens de poids, Compaoré sait qu’il ne sera pas renvoyé dans son pays tant qu’ils seront les maîtres de la Côte d’Ivoire. Il n’a donc, pour l’heure, rien à craindre du mandat d’arrêt international lancé à son encontre par les nouvelles autorités burkinabés. Trop chevronné pour ignorer qu’un régime peut très vite tomber, il a tout de même pris une précaution supplémentaire en acquérant la nationalité ivoirienne dès le mois de novembre 2014, soit quelques jours seulement après sa fuite… C’était son droit en tant qu’époux d’une Ivoirienne – sa femme, Chantal Compaoré, née Terrasson de Fougère, qu’il a rencontrée en 1985 alors qu’il effectuait une mission en Côte d’Ivoire, est issue d’une famille franco-ivoirienne de la haute bourgeoisie – et Ouattara s’est empressé de la lui accorder. Il se trouve que la Côte d’Ivoire n’extrade pas ses ressortissants…

En son absence, le procès qui débute ce jeudi 4 mai perd une grande part de son intérêt. Car personne n’est dupe au Burkina : la décision de modifier la Constitution émanait de lui, et de lui seul (poussé il est vrai par ses proches, dont son frère, François Compaoré, qui a lui aussi quitté le pays), et le choix de faire appel à l’armée ne pouvait être que le sien. Un ancien de ses ministres, passé dans l’opposition quelques mois avant sa chute, rappelle que dans le Burkina de Compaoré, comme dans de nombreux autres États africains, un ministre n’avait que très peu de pouvoir. « Nous faisions office, au mieux, de hauts fonctionnaires gérant les problèmes quotidiens, explique-t-il. Mais nous n’avions pas notre mot à dire sur les grands sujets. Tout se décidait à Kosyam. Même le premier ministre n’était qu’un chef d’orchestre sans réelles prérogatives. » Seule une poignée de ministres, parmi lesquels Jérôme Bougouma (ministre de la sécurité), Lucien Bembamba (finances) et Djibril Bassolé (affaires étrangères), pouvait s’enorgueillir d’avoir l’oreille du président. « Les autres n’étaient que des faire-valoir. Aucun d’entre eux n’aurait pu s’opposer à Blaise, et surtout pas en conseil des ministres. »

En tant que président et ministre de la défense, Compaoré pensait avoir la haute main sur l’armée, à la tête de laquelle il avait placé un de ses proches, le général Honoré Nabéré Traoré. Mais il était surtout le maître du Régiment de la sécurité présidentielle (RSP), une armée dans l’armée, considérée comme la garde prétorienne du président. Suréquipée et surpayée, cette force de 1 000 hommes n’obéissait qu’aux ordres de son chef, le général Gilbert Diendéré, le bras droit de Compaoré, qui n’avait aucun lien hiérarchique avec l’état-major de l’armée dite « régulière ». Or ce sont les hommes du RSP qui ont tiré.

Le rapport de la commission d’enquête indépendante sur les événements des 30 et 31 octobre et 1er et 2 novembre 2014, finalisé en avril 2016, est à ce sujet très clair : la police et la gendarmerie n’ont, ces jours-là, tiré sur personne (et pour cause : elles n’étaient pas équipées d’armes à feu), l’armée non plus (et pour cause : elle n’avait pas de munitions) ; seuls les hommes du RSP ont tiré sur la foule. Devant le domicile de François Compaoré le 30 octobre : un mort (l’ordonnance de renvoi devant la Haute cour de justice en évoque trois). À Ouaga 2000, tout près du palais présidentiel, le même jour : quatre morts (deux, selon l’ordonnance de renvoi). Et devant la RTB, le 2 novembre : deux morts.

La commission d’enquête a ciblé les responsabilités. Elle cite notamment Blaise Compaoré en tant que chef des armées ; mais aussi celui qui prendra le pouvoir après sa fuite, le lieutenant-colonel Yacouba Isaac Zida (qui vit lui aussi en exil aujourd’hui, au Canada), en tant que chef des opérations du RSP ; le colonel-major Boureima Kere, en tant que chef de corps du RSP ; un capitaine, deux lieutenants et une douzaine de soldats du RSP… Ceux-ci seront absents du procès. Gilbert Diendéré et Honoré Nabéré Traoré, le chef d’état-major, seront bien appelés à la barre, mais en tant que témoins seulement.

Dans ce contexte, les avocats des ministres ont beau jeu de dénoncer « un procès politique ». « Il y a deux problèmes dans ce procès, explique l’un d’eux, Me Mathieu Somé. D’abord, les anciens ministres sont poursuivis pour complicité. Mais où sont les acteurs principaux, et notamment les militaires qui ont tiré ? Ensuite, les magistrats reprochent aux ministres de ne pas s’être opposés à la réquisition complémentaire. Mais cette réquisition était tout à fait légale. Par ailleurs, l’abstention ne peut en aucun cas constituer une infraction en matière de complicité. »

L’avocat de Compaoré, l’ancien bâtonnier du barreau de Paris Pierre-Olivier Sur, un habitué des affaires franco-africaines (il a notamment défendu Karim Wade au Sénégal), évoque de son côté une procédure « absurde » et viciée. Et le parti de Compaoré, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), qui a difficilement survécu au changement de régime, dénonce une « chasse aux sorcières ».

Guy-Hervé Kam, un homme de droit (ancien magistrat, il est aujourd’hui avocat) dont le mouvement de la jeunesse qu’il représente, le Balai citoyen, a joué une rôle important dans la chute de Compaoré, rétorque que les ministres avaient une responsabilité politique et que tel est l’enjeu de ce procès. « Je ne crois pas que ce procès nous permettra d’en savoir plus sur les responsables de la répression, estime-t-il. Il faudra pour cela attendre le procès devant les juridictions de droit commun, qui finira bien par arriver [l’instruction est toujours en cours – ndlr]. Mais désormais, au Burkina, tout le monde saura qu’un ministre pourra répondre de ses actes devant la justice. » Quant à l’absence de Compaoré, il croit y déceler une chance de délier les langues. « Peut-être qu’en son absence, certains prévenus oseront parler » Et charger Compaoré ? 

Déjà, au lendemain de l’insurrection, certains d’entre eux avaient tenté de se disculper. L’un d’eux, proche de Compaoré, avait assuré qu’il avait tout fait pour le dissuader de modifier la Constitution, avant et pendant les manifestations, mais que le président ne voulait rien entendre. Un autre, qui fut au cœur du dispositif sécuritaire, avait fait preuve d’une grande transparence en montrant à un journaliste des vidéos tournées par la police et en revenant sur la chronologie des événements minute par minute. Il était évident, pour lui, qu’en donnant l’ordre aux forces armées de ne pas tirer, et donc en contrevenant aux ordres du « patron », un bain de sang avait été évité.

Rémi Carayol

Journaliste. Il a fondé deux journaux papier dans l’archipel des Comores (Kashkazi, Upanga) avant de rejoindre la rédaction de Jeune Afrique, puis de collaborer avec divers médias francophones (Orient XXI, Le Monde diplomatique, Mediapart). Ces dix dernières années, il a publié plusieurs enquêtes et reportages menés sur le continent africain et notamment au Sahel.

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