Édition du 26 mars 2024

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Afrique

Bouazizi, Guermah Massinissa et Mohsen Fikri… le même combat – Eléments d’un débat sur la situation dans le Maghreb

La région du Maghreb, Maroc, Algérie Tunisie, est traversée, à des rythmes inégaux, par des mouvements sociaux d’ampleur révolutionnaire. Le plus représentatif par la dynamique révolutionnaire tracée et le plus aboutit, ou le plus avancé, dans la construction d’une rupture démocratique et sociale est bien évidement le mouvement enclenché par Bouazizi en Tunisie en 2011. Il constitue jusqu’à aujourd’hui un modèle de référence aux yeux des mouvements et des protestations de la région.

Tiré de Europe solidaire sans frontière.

1- L’Algérie, une dizaine d’année auparavant, en 2001, a connu le même type de mouvement de protestation, avec la même ampleur avec un niveau d’organisation même supérieur mais sans aboutir à un quelconque changement politique dans la structure du pouvoir. La circonscription du mouvement dans un territoire, la Kabylie, sa connotation identitaire et culturelle liée à sa spécificité dans l’histoire politique du pays l’a en partie marginalisé. Il n’en reste pas moins que les dimensions sociales et démocratiques ont profondément structuré le mouvement.

Récemment, au Maroc, la région d’Elhoceima a connu un mouvement similaire, porteur du même type de revendication sociale et démocratique avec la même portée politique. Ce mouvement marocain rappelle le cas tunisien par l’élément déclencheur et le cas algérien par sa circonscription dans un territoire où la référence à la dimension identitaire berbère de la région tente de structurer le mouvement.

L’inégalité d’expression de ces mouvements dans le temps mais aussi dans les rythmes est en dernière instance liée aux histoires respectives et aux degrés d’insertion des trois pays dans les capitalismes mondiaux. Ils ont toutefois quelque chose de commun dans la mise au premier plan de la question sociale et politique.

2- Le rapport de la société algérienne avec le capitalisme est plus chahuté que ses voisins. Historiquement, l’émergence du capitalisme dans le territoire qui deviendra plus tard l’Algérie est accompagnée d’une violence et d’une radicalité qui s’apparente à un génocide culturel. La colonisation de peuplement dès les débuts du 19° siècle, saluée par ailleurs par les penseurs des Lumières y compris certains socialistes, notamment les utopistes, a façonné l’Algérie moderne et a restructuré en profondeur, jusqu’au déracinement [1], la société et son territoire. Mais cette « modernisation » capitaliste, loin de créer une société nouvelle et construire son émancipation chère aux utopistes, a engendré plutôt une exclusion. Cette exclusion est vécue comme une rupture avec le monde oriental représenté en ce moment là par l’empire Ottoman finissant. Cette exclusion s’est d’abord exprimée par un repli identitaire et un rejet, par désespoir, de cette « modernité ». celle-ci est associée plus à la violence coloniale qu’aux « bienfaits » historiques du capitalisme. Elle a généré par la suite une résistance puis une rupture aussi radicale que violente avec la colonisation, et sa culture « occidentale » qui lui est associée, sans une coupure explicite avec son corollaire le capitalisme.

Cette histoire mouvementée peut expliquer en partie la « panique identitaire » [2]]] avec laquelle s’est construit le nationalisme algérien. Portée et nourrie pendant ces dernières décennies par les arabistes (Baâthistes..), les islamistes ou encore les berbéristes avec son avatar récent chez les autonomistes Kabyles du MAK, cette problématique culturaliste n’a toutefois réussie qu’en partie à placer la question identitaire au centre de la vie politique et n’a pas effacer totalement la question sociale des enjeux politiques. Celle-ci a de tout temps été présente.

3- Introduit par un colonialisme plus « soft », sous forme de protectorat à la fin du 19° siècle pour la Tunisie et au début du 20° siècle pour le Maroc, le capitalisme a plus joué sur l’intégration des élites locales (Makhzen pour le Maroc) que par l’exclusion dans les nouveaux mécanismes de domination coloniale et capitaliste. la restructuration territoriale et urbaine est à l’image des transformations sociales des deux pays. Les traces du patrimoine urbain et culturel est fortement visible aujourd’hui au Maroc et à un degré moindre en Tunisie, alors qu’il est totalement, ou presque, effacé en Algérie.

Les conditions du triomphe du capitalisme et de la culture bourgeoise européenne conquérante dans ces pays du Maghreb a fortement conditionné leur développement économique et social capitaliste ultérieur, plus enclin à s’intégrer dans un rapport de dépendance assumé pour les bourgeoisies marocaine et tunisienne qu’a s’autonomiser comme la bourgeoisie algérienne naissante. Ceci explique aussi, en partie, l’acceptation par les classes subalternes de la hiérarchie sociale traditionnellement inégalitaire au Maroc et, à un degré moindre, en Tunisie mais systématiquement contestée en Algérie où l’esprit égalitaire est bien ancré chez les couches populaires. Cette posture en Algérie procède plus par les conditions de résistance acharnée au processus d’expropriation-privatisation mené par le colonialisme français que tente de reprendre mais difficilement les nouvelle classes dominantes et non à un quelconque attachement à une « l’idéologie socialiste » qui aurait marqué les premières décennies de l’indépendance.

4- Ces aspects historiques et culturels n’expliquent pas tout. L’émergence des luttes sociales qui occupent de plus en plus une place importante dans l’espace politique de la région est directement liée à la politique de plus en plus néolibérale menée par les gouvernements des trois pays. L’évolution des structures capitalistes concoure vers un point commun : une dépendance économique directe avec le capitalisme mondial (banques, groupes industriel, services…), même si le capitalisme algérien confectionne une certaine autonomie, notamment sur le plan financier, à cause ou grâce à ces revenus énergétiques en pétrole et gaz. Cette dépendance entraine une forme d’exploitation de même type des travailleurs et de l’environnement : une précarisation de plus en plus accrue des travailleurs d’un coté, et d’un autre coté un pillage des richesses naturelles (hydrocarbures, phosphates ou encore produits agricoles…) sans souci de l’équilibre écologique et environnemental directement touché par la crise climatique mondiale. Sur le plan social, cette évolution entraine un accroissement des inégalités sociales. Il y a même une volonté sournoise à intégrer les nouveau migrants subsahariens dans l’économie et d’une manière informelle pour mieux les exploiter.

Cette évolution engendre, dans le cas du Maroc des régions à « développement » intense dans l’industrie touristique, l’industrie automobile, des zones franches et des immenses parties du territoire relégué à la périphérie comme le Rif, l’Atlas…. C’est le même cas en Tunisie qui connait le même type d’appropriation privative et de distribution inégale de ses ressources naturelles, avec le même type de développement géographique et territorial inégal. Entre « un pays utile » le long du sahel méditerranéen, et un arrière pays ouest et sud-ouest, les inégalités sont à vue d’œil. Ceci donne un sens au processus révolutionnaire en cours parti de cette partie du territoire en 2011. C’est aussi la même explication qu’on pourrait donner à la révolte en cours au Maroc partie du Rif.

Cette inégalité sociale et territoriale est légèrement différente en Algérie malgré son vaste territoire. Ceci ne l’exclue pas pour autant de la même dynamique en cours. La logique développementiste empruntée par le capitalisme algérien sur la voie de « l’industrie industrialisante » des trente premières années d’indépendance du pays fut menée avec le souci d’une intégration globale des territoires et des populations. Elle a surtout engendré un mouvement de population et d’urbanisation accrue autour des grands centres urbains mais aussi des villes moyennes. De ce point de vue, les révoltes récurrentes et importantes en Kabylie ne doivent nous cacher les révoltes aussi nombreuses que récurrentes dans les grands centres urbains. Les protestations à Alger, Constantine, Bejaia, Annaba ou encore Ouargla et la vallée du Mzab, – ces deux dernières étant présentées comme « des révoltes du sud » comme pour les régionaliser –, ont toute un caractère urbain. Ce sont des « luttes urbaines », c’est-à-dire une généralisation progressive de mouvements sociaux urbains, des systèmes de pratiques sociales contradictoires qui remettent en cause l’ordre établi à partir de contradictions spécifiques de la problématique urbaine [3].

Mais, de même qu’il ne peut exister « un socialisme dans un seul pays », ou pourra dire qu’il ne peut y avoir un développement intégré dans le cadre du capitalisme dans un seul pays. Rompant avec ce projet dès la fin des années 80, la politique poursuivie a visé la destruction de l’appareil productif balbutiant, certes, mais réel. Le projet économique, industriel, énergétique ou agricole mené par le pouvoir de Bouteflika vise une intégration « conséquente » à l’économie néolibérale et au marché mondial. Il en ressort non seulement un effritement industriel mais aussi un effritement de la structure territoriale engagée dans un aménagement global dont l’objectif principale est de faciliter la circulation de marchandise et des investissements de capitaux étranger (autoroute est-ouest, la transsaharienne, la téléphonie mobile, grands barrages d’eau, forage dans la nappe phréatique au Sahara, énergie solaire et gaz de schiste…. ).

5- Le corollaire de cette course vers une intégration dans le marché mondial et l’économie néolibérale est la concurrence entre les bourgeoisies des trois pays, notamment entre la bureaucratie bourgeoise au pouvoir en Algérie et le makhzen marocain. Si cette concurrence se joue d’une manière sournoise et lifté entre l’industrie touristique tunisienne et le tourisme marocain, celui-ci tire ses dividendes de l’affaiblissement de celui-là, la « paix froide » entre le régime algérien et le roi marocain, avec comme prétexte déclaré le conflit frontalier sur un fond de crise au Sahara-Occidental, cache mal la volonté des deux régimes à prendre le leadership dans la sous-traitance avec l’impérialisme mondial dans la région et pourquoi pas en Afrique. Ce qui explique la course dans la réalisation des grands travaux (autoroutes, TGV Casablanca-Tanger…). Ce qui explique aussi la mise en valeur de « la capacité de l’armée algérienne » à sécuriser la région, autrement-dit à jouer le gendarme des puissances mondiales.

Or, sur le plan économique, le pouvoir algérien vit mal son « retard » vis-à-vis de l’économie de la monarchie, vu sous l’angle du niveau d’insertion dans l’économie néolibéral et du marché mondial. De ce point de vue, la fermeture des frontières entre les deux pays devient une aubaine pour le pouvoir algérien. Il a besoin d’une mise à niveau. Car si ces frontières s’ouvraient, elles dessineraient pour les firmes européennes et américaines opérant au royaume chérifien l’horizon d’une conquête peu coûteuse du marché algérien. Ce qui mettrait l’économie algérienne, qui se libéralise avec prudence, devant une concurrence inégale. Le constructeur automobile français Renault, pour le citer comme exemple, qui possède à Tanger une grande usine entrée en production en février 2012 (170.000 véhicules/an en 2013 et 400.000 à moyen terme, dont 90% destinés à l’exportation) pourrait tirer profit de la normalisation frontalière algéro-marocaine. Ce qui lui permettrait de satisfaire, depuis le territoire marocain - et non plus depuis la France ou la Roumanie comme c’est actuellement le cas - une demande automobile algérienne sans cesse croissante. Ce qui rendrait caduc toute velléité d’investissement dans ce domaine en Algérie [4].

6- Cette concurrence intergouvernementale construit en revanche un fond commun pour les populations de la région, notamment les masses travailleuses. Des populations des trois pays ne profitent pas assez des richesses et des potentialités de leur territoire respectifs. Cette logique néolibérale dominante marginalise de plus en plus des pans de la population et des régions entières avec son lot de creusement constant des inégalités sociales et territoriales. Si ce phénomène est idéologiquement admit au Maroc et en Tunisie, il se faufile et gagne du terrain dans la culture algérienne malgré les résistances. C’est ce qui explique en l’occurrence les révoltes récurrentes. Il gagne aujourd’hui tout le territoire du Maghreb [5].

Ainsi, on assiste, dans les trois pays, à l’émergence d’un mouvement diversifié, social, syndical, environnemental, culturel et associatif qui constitue la matrice de l’opposition aux pouvoirs autoritaires et à leurs politiques antidémocratique et néolibérales. Par leurs batailles et leurs résistances acharnées, ils donnent de la consistance à la revendication politique et au combat démocratique et social.

Politiquement et idéologiquement, ces résistances restent orphelines d’un projet révolutionnaire social et démocratique. Le fantôme de l’islamisme resurgit à chaque instant, notamment face à la monté des extrêmes droites dans le monde. Le terme « islamisme » prend aujourd’hui de multitudes définitions, du culturel au politique. La domination de l’islam sur les mœurs et la culture des peuples du Maghreb n’est pas un fait nouveau. L’indépendance des trois pays n’a malheureusement pas achevé la dimension démocratique et culturelle du processus révolutionnaire même si, à l’endroit de l’islam, il a suivi des trajectoires différentes et inégales dans les trois pays, plus « laïcisant » en Tunisie, dompté et institutionnalisé au Maroc et sur-politisé en Algérie. La montée de l’islam politique qu’on désigne par le terme « islamisme » a consolidé ce conservatisme et a éloigné la nécessaire avancée vers une laïcité de l’espace public et des institutions. Il faut aujourd’hui remonter la pente pour revenir aux maigres acquis de l’indépendance sur ce terrain.

La réponse est cependant dans l’analyse de chaque mouvement se réclamant de l‘islam dans sa dynamique réelle et dépasser la simple lecture formelle de son expression.

Aujourd’hui, l’enjeu immédiat que porte l’islamisme dans ses différentes expressions oscille entre d’un coté la réaction légitime des sociétés musulmanes face à l’islamophobie ambiante dans les sociétés occidentales et, de l’autre coté, la montée d’un culturalisme conservateur et réactionnaire en guerre contre la raison et les acquis de la pensée des « lumières » dont est issu le marxisme. Ce culturalisme fait le lit des extrêmes-droites et des barbaries montantes dont l’islamisme constitue un agent. Il est de ce fait nécessaire de faire la part de choses : ne pas tomber dans le piège de la défense a-historique de « l’islam » contre l’islamophobie au risque de ne voir dans l’islamisme qu’une « islamisation de la radicalité » des démunis ou des exclus ; ne pas essentialiser l’islam et ne voir en lui que la barbarie fasciste.

La crise qui s’installe qui peut à terme aiguiser les contradictions de la libéralisation capitaliste en cours ne place pas d’une manière mécanique les islamistes de tout bord comme alternative. Une dynamique de fascisation derrière des courants islamistes n’est possible que dans une situation de crise révolutionnaire sans débouché. Aujourd’hui, et aux yeux des populations, le danger est surtout dans une dégénérescence régionale qui peut faire le lit d’une « daechisation » de l’extérieur. Ce qui contribue plutôt à renforcer le front interne autour des pouvoirs qui pour l’instant ne montrent pas de grands signes d’essoufflement malgré la « maladie » et la vieillesse de leurs leaders respectifs, roi et présidents.

Nadir Djermoune, le 03-02-2017

Notes

[1] Voire sur cette question, P. BOURDIEU, A. SAYAD, Le déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, edit. De Minuit, Paris, 1964.

[2] Expression empruntée à D. BENSAID, La discordance des temps, édit. De la Passion, Paris, 1995, P. 149.

[3] Par « problématique urbaine » on se réfère « à toute une série d’actes et de situation de la vie quotidienne dont le déroulement et les caractéristiques dépendent étroitement de l’organisation sociale générale. Ce sont, à un premier niveau, les conditions de logements collectifs (écoles, hôpitaux, crèches, jardins, aires sportives, centres culturels, etc,) dans une gamme de problèmes qui vont des conditions de sécurité dans les immeubles, au contenu des activités culturelles des centres de jeunes, reproductrice de l’idéologie dominante,(…), ce sont pour des millions d’hommes les longues heures harassantes de transport, le matin et le soir (…) impuissants dans un flot de voitures immobiles où les moteurs tournent et se dépensent (…)c’est aussi le temps fractionné de la journée, la séparation fractionnelle des différentes activités (…) voir, Manuel CASTELLES, Luttes urbaines, éd. Maspero, Paris 1975, P.8. Voir aussi à ce propos, H. LEFEVBRE, La révolution Urbaine, édit. Gallimard, Paris, 1970, ou encore, D. HARVEY, Villes rebelles, du droit à la ville à la révolution urbaine, édit. Buchet.Chastel 2015

[4] Voir sur cette question, Y. TEMLALY, disponible sur ESSF (article 40364), L’avenir du capitalisme marocain se joue aussi en Algérie – Enjeux de la fermeture ou de l’ouverture des frontières terrestres maroco-algériennes.

[5] Voir aussi, comme texte de référence sur l’évolution de la question sociale et politique au Maghreb, Ramdane MOHAND ACHOUR, La nouvelle Etoile nord-africaine, libre-Algérie.

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