Édition du 16 avril 2024

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Arts culture et société

Cannes 2018, une affaire de femmes

Cette 71ème édition du Festival de Cannes s’annonçait soucieuse de la place faite aux femmes. Le choix de l’actrice engagée Cate Blanchett comme présidente du jury était un signe clair, après l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo. Tout comme la campagne prévenant les festivaliers contre les maltraitances faites aux femmes et mettant à leur disposition un numéro d’assistance. Inquiétude des femmes, vibrante dans les salles comme au-dehors. Le 12 mai, elles étaient quatre-vingt-deux actrices, cinéastes, professionnelles du cinéma à demander l’égalité salariale et pousser les responsables des trois grandes sections (Quinzaine des réalisateurs, Semaine de la critique et Festival) à signer une « Charte objectif parité 50/50 en 2020 ». Car l’étouffement de la voix des femmes dans l’industrie cinématographique affecte profondément le septième art et notre regard sur les films.

Tiré de la revue Esprit.

Ainsi, comment fallait-il considérer Rafiki de la kenyanne Wanuri Kahiu (Un certain regard, en salle en septembre 2018) ? Film de femme noire sur deux femmes qui s’aiment, interdit au Kenya. La cinéaste filme plein cadre deux belles héroïnes de fiction, Kena et Ziki, amoureuses et martyrisées. L’une est longiligne, taiseuse et mal attifée ; l’autre arbore des tressées blondes enroulées de cordelettes colorées et des robes affriolantes. Toutes deux sont filles de politiciens, qui s’affrontent dans une élection. Wanuri Kahiu, l’un des plus grands espoirs du cinéma africain (auteure de For our land [2009] sur la prix Nobel de la paix Wangari Maathai) fait le choix de gros plans sur les visages et les peaux révélant l’émotion de leurs premiers rendez-vous et la colère qui transforme leurs minois enfantins tuméfiés. Kena et Ziki semblent jetées malgré elles dans un combat pour lequel elles ne sont pas taillées. Elles accusent les coups et peinent à trouver une riposte qui ne les annihilera pas socialement. A mille lieues de l’agressivité de l’étonnante Qiao interprétée par Zhao Tao, épouse de l’immense cinéaste chinois Jia Zhang-ke et cœur battant de son dernier opus en compétition : Les Eternels (Compétition), injustement oublié du palmarès.

Qiao domine son monde de sa silhouette de liane brune et élégante. Amoureuse d’un chef de la pègre de Datong, pays de charbon, elle se sacrifie un jour pour lui. Son destin brisé dessine les trois grandes parties du film, coupé en son milieu par ses années de prison. Une ellipse splendide la voit renaître dix ans plus tard. Véritable sphinx, elle créera un empire du jeu. Jia Zhang-ke n’a pas son pareil pour créer ce type de personnage de combattante humiliée, abandonnée, et nous donner à suivre sa pugnace renaissance. Voyageuse de bac volée défaite sur le fleuve bleu, puis voleuse d’une moto-taxi, Qiao incarne une féminité impitoyable. La présence magique et l’expressivité de Zhao Tao, muse de Jia Zhang-ke depuis Platform (2000), sont telles qu’on peine à comprendre que le prix d’interprétation lui ait échappé. Jia Zhang-ke revisite avec elle les grands lieux de son cinéma : les bas-fonds de la ville éclairés aux néons, les rives du barrage des Trois-Gorges. Et associe, d’une scène à l’autre, des tonalités qui ailleurs s’opposeraient : film noir et comédie musicale, science-fiction et documentaire. L’ample fresque prend en vue toute la première décennie de notre siècle qui a vu la Chine entrer brutalement dans le capitalisme ; elle la documente et la critique par les moyens de la fiction. Car Jia Zhang-ke creuse ici le genre du film noir, après s’être essayé au film de sabre (A Touch of Sin, 2013) et au mélodrame (Au-delà des montagnes, 2015). Le titre chinois du film, « Fils et filles de Jianghu » (littéralement « des rivières et des lacs ») associe l’épopée de ce couple de malfrats à celles des combattants de la Chine féodale. Cet univers de bandits, chevaliers errants, vagabonds est celui d’un véritable genre narratif chinois (romanesque et cinématographique). Jia Zhang-ke en tire parti lorsqu’il imagine des rencontres intrigantes ou fantastiques, comme celle d’un original qui contemple sa patrie depuis le train et prétend inaugurer dans le Xinjiang un tourisme des extra-terrestres. Cocasse et cinglant.

La puissance de haine et de désir de cette guerrière du capitalisme chinois est sans doute ce qui manque pour que nous parvenions à croire au destin des femmes du bataillon mené par Bahar (Golshifteh Farahani) dans Les Filles du soleil d’Eva Husson (Un certain regard, sortie en novembre 2018). Ces femmes yézidies du nord de l’Irak ont survécu au pire : au massacre des leurs par les troupes de Daech et à la captivité comme esclaves sexuelles. Nous les voyons chanter ensemble qu’elles se battront jusqu’à la victoire finale pour « La Femme, la Vie, la Liberté » sans y croire tout à fait. La faute à cette fausse distance voulue par la cinéaste qui décontextualise d’emblée cette histoire pourtant documentée ; celle du massacre en août 2014 des yézidies et des YJE, les Bataillons de femmes yézidies, sujet du documentaire de Stéphane Breton Filles du feu (en salle le 13 juin). Le film brouille les cartes. Ces femmes ne se battent pas sous le drapeau kurde, ne parlent pas la même langue, etc. Bien sûr, il y a le regard douloureux et intelligent de Golshifteh Farahani, filmé souvent en gros plan ; ses paupières tombantes sur ses yeux étirés de félin. Et une scène extraordinaire, au milieu du film, où femmes et fillettes emprisonnées et violées, entendent l’appel d’une politicienne à la télévision prête à les aider à s’échapper. Suit une vingtaine de minutes de suspens haletant, de traque dans le village, de cache puis de fuite jusqu’à une traversée héroïque au mètre près de la frontière. Mais le scénario fait intervenir comme témoin une reporter française qui ne parvient plus à parler à sa fille (Emmanuelle Bercot). L’ambition de peindre la rencontre de féminités qui s’épauleront et panseront ensemble leurs plaies est louable, mais ne fonctionne pas. Peut-être parce qu’aucune des combattantes ne parvient à exister vraiment ; leurs raisons de se battre rabattues sur le désir de venger un père, un mari, une sœur, ou de retrouver un fils. Comme dans ce plan grandiloquent de la cheftaine portant son fils retrouvé et brandissant de l’autre bras son arme. Que le féminisme n’inspire pas que de grands films, c’est une vérité qui ne doit pas en effacer une autre : il n’inspire pas non plus de film franchement nocif ou dangereux. Mais la tempérance convient mal à l’exercice critique cannois.

Le féminin est au cœur, comme l’an passé, du premier film récompensé par la caméra d’or. Réalisé par un flamand de vingt-trois ans, Girl de Lukas Dhont (Un certain regard, sortie en octobre 2018) a en commun avec Jeune femme de Leonor Serraille un titre programmatique et définitoire. La féminité apparaît comme une quête, un idéal autant qu’une réalité physiologique. Girl est le portrait d’une jeune fille née dans le corps d’un garçon, qui se bat pour devenir ballerine dans l’impitoyable école royale de ballet d’Anvers. Son père et son petit-frère l’épaulent et souffrent chacun de cette transformation à laquelle tous se préparent. Laura doit en effet subir une opération décisive. Cette échéance tend ce film comme un fil, car le quotidien de Laura est semé d’obstacles. Entre ses répétitions à l’école du ballet, précédées de longues séances de préparation pour masquer son pénis, et les rendez-vous médicaux, la mise en scène ne déroge à aucun moment à la ligne formelle de sobriété et de sous-dramatisation. Manière pour le cinéaste de croire dans les pouvoirs du cinéma et dans la force de son interprète. Chacun de ses gestes, chaque expression de son visage témoigne de cette féminité qui veut s’imposer et du masculin qui résiste. Jusqu’à la métamorphose : visage de femme, face caméra. A quel prix ? Par un étrange montage entre fiction et réel, le dernier plan du film (que nous tairons) a été suivi, dans la salle Debussy du festival soulevée par les applaudissements, d’un faisceau lumineux découvrant un jeune garçon en costume que l’on peinait à reconnaître. Victor Polster a reçu le prix du meilleur acteur dans la sélection Un certain regard.

Dans Un jour de Zsófia Szilágyi (Semaine de la Critique), récompensé du prix de la Fipresci pour les sections parallèles, l’être-femme se résume à un rituel de tâches qui s’enchaînent et accaparent Anna. Ce premier film hongrois parvient à rendre compte du quotidien routinier d’une mère de trois enfants : débarrasser le petit-déjeuner tout en appelant la banque pour régler un problème de crédit, accompagner un enfant à la danse tout en guettant les messages d’un mari qui s’éloigne. La mise en scène flirte avec le temps réel de Jeanne Dielman (Chantal Akerman, 1975) pour suivre une journée de son héroïne, d’un matin au lendemain matin, et donner tout l’espace à son interprète, Zsófia Szamosi, excellente en femme inquiète, soupçonneuse. Plongeant dans ses gestes répétitifs, sa course de la crèche au travail, sa manière de faire face à la brutalité d’hommes parfois même vulgaires sur son chemin, le film prend le parti de confronter la temporalité de la vie de cette mère au temps propre du cinéma. Le résultat est passionnant. On songe à l’extraordinaire découverte hongroise de la fin 2017 : Corps et âme d’Ildikó Enyedi. Zósfia Szilágyi y aurait, dit-on, « collaboré ».

Le cinéaste iranien Jafar Panahi, assigné à résidence dans son pays et frappé d’une interdiction de tourner, s’est quant à lui fasciné de Trois visages (Compétition, Prix du scénario, en salle le 6 juin). Envers et contre tout, Panahi tourne, dans son appartement ou sa voiture. Depuis sa condamnation en 2010, Ceci n’est pas un film (2011), Pardé (2013) ou Taxi Téhéran (2015) ont, chacun à leur manière, mis en scène l’enfermement du cinéaste. Cet enfermement qui le rend inactif est aussi source de mille tours et malices de l’auteur qui se peint d’abord lui-même, à travers ces portraits de trois comédiennes se tenant la main par-delà les époques, dans la défense de leur vocation impie aux yeux de certains. Le film s’ouvre sur une vidéo tournée au téléphone portable par l’intéressée : une jeune fille se pend dans une grotte en appelant à l’aide une grande actrice à qui elle adresse la vidéo. Dans le plan suivant, nous découvrons à bord d’un 4x4 la grande actrice, Mme Jafari voilée et à demi folle d’angoisse, partie à sa recherche avec son ami Jafar Panahi. La voiture sillonne les montagnes du Nord-Ouest iranien, puis arrive dans un village où les rencontres cocasses ou grinçantes se succèdent. La présence tutélaire du maître Kiarostami, dont Panahi fut l’assistant, plane sur ces portraits de femmes qui se battent pour ne pas être mises au ban de la société. Dans cette claustration à laquelle Panahi est contraint, le cinéaste trouve les ressorts de révélation, au miroir du cinéma, de l’enfermement qui menace les esprits.

Stefano Savona a choisi le visage d’une fillette de Gaza pour porter son documentaire Samouni Road (Quinzaine des réalisateurs, œil d’or du documentaire) sur l’opération « Plomb durci ». Son visage illumine les premiers plans du film. Fière, elle joue avec l’œil de la caméra. Puis, le film tentera d’entrer dans ses souvenirs de l’opération : le bruit des avions, des bombes, des soldats venus traquer les habitants réfugiés dans les décombres des villages. Pour cela, il a opté pour l’animation. Dans cette famille, dont presque tous les hommes adultes ont été tués ou blessés, les femmes sont des martyrs oubliées : à l’image de cette mère qui perd un enfant dans les bombardements et protège peu après une fillette orpheline aveuglée par un éclat d’obus. Aux marges du conflit et pourtant au cœur de la transmission de la violence et des souffrances. Sur leurs visages, de sombres nuages s’accumulent, figures d’un avenir pour le moins incertain. Cette réalité palestinienne si intelligemment exprimée par le documentariste Stefano Savona (dont nous avions déjà aimé Tahir, place de la libération et Palazzo delle Aquile. Voir Esprit, octobre 2011) a éclaté au visage des festivaliers, alors que Gaza était de nouveau bombardé.

La première semaine du festival s’est achevée par la présentation de deux films japonais de très haute tenue. L’un, énième opus d’un cinéaste déjà souvent primé à Cannes, Kirokazu Kore-eda, Une affaire de famille (Palme d’or, en salle en décembre 2018) a raflé en fin de course la récompense suprême. L’autre, Asako 1 & 2, achevait de révéler au public français – qui découvrait en salle au même moment le film-série Senses – un cinéaste exceptionnel, délicat dans la fiction et ambitieux dans ses mises en scène : Ryusuke Hamaguchi. Nous lui consacrerons un mini-dossier lors de la sortie en salle de Asako 1 & 2. Le film palmé cette année avait le mérite d’étonner. On pensait peut-être avoir fait le tour des bluettes familiales Kore-eda (Après la tempête, Notre petite sœur, Tel père tel fils) toujours remarquablement interprétées et scénarisées. Et le voilà qui puise à l’inspiration sombre de ses premiers films (Maborosi, After life, Nobody knows) la force d’un drame familial qui donne de la société japonaise une vision féroce. Kore-eda remet sur le métier la question de la force et la légitimité des liens choisis face à ceux qui nous sont imposés. Mais, cette fois, il situe le drame dans les bas-fonds de la société japonaise ; ceux que la politique de Abé a contribué à marginaliser davantage d’après Kore-eda, inhabituellement loquace dans les médias. Osamu et Nobuyo, couple de voleurs et arnaqueurs, recueillent un soir une petite fille battue. Et l’agrègent au conglomérat de solidarités de circonstances qu’ils forment avec une jeune strip-teaseuse, une vieille retraitée originale (la très grande Kirin Kiki) et un jeune adolescent. Ils forment une famille inattendue où l’on se transmet l’art de voler à la tire et partage un bol de riz le soir. Une affaire de famille progresse dans l’ombre des grands films américains sur la crise de 1929, avec ses personnages attachants, drôles et mal pensants. On n’avait pas vu une telle critique sociale chez Kore-eda depuis Nobody knows (2004, quatre enfants survivaient seuls dans Tokyo). Le film associe de grands acteurs, habitués des films de Kore-eda (Lily Franky, Kirin Kiki) et de nouvelles recrues : la mère de famille Ando Sakura, Matsuoka Mayu la jeune strip-teaseuse. Kore-eda donne à voir un Japon peu observé, qui existe à côté de la société capitaliste, comme dans ce plan étonnant où les deux enfants vagabonds croisent deux écoliers et les regardent s’éloigner de dos. Belle palme d’or donc, qui place une fillette battue et abandonnée au cœur d’un mélodrame édifiant, et clôt une bien belle édition du festival de Cannes.

Élise Domenach

Maître de conférence en études cinématographiques à l’Ecole normale supérieure de Lyon, elle est notamment l’auteure de Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme (PUF, 2011).

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