Édition du 23 avril 2024

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Écosocialisme

Capital et climat – Pourquoi « L’impossible capitalisme vert ? »

Exposé dans le cadre du séminaire LENVI2002 à destination des étudiant-e-s de mastère en Sciences et gestion de l’environnement de l’Université Catholique de Louvain. Capital, capitalisme, marchandise, valeur : de quoi parlons-nous ?

Source : La Gauche.

Nous devons commencer par définir un certain nombre de notions, afin d’éviter les faux débats.

Commençons par la notion de capital. Dans la société capitaliste où nous vivons, capital et richesse sont considérés comme des synonymes, de sorte qu’on parle couramment de capital de connaissance, de capital de sympathise, de capital humain ou de capital naturel… Or, si capital et richesse étaient une seule et même chose, les pharaons, les empereurs chinois et les rois aztèques auraient été des capitalistes au même titre que Bill Gates. C’est évidemment absurde. L’amalgame entre capital et richesse obscurcit toute compréhension du développement humain parce qu’il met dans un même sac des sociétés complètement différentes, qui suivent des logiques de développement complètement différentes.

Le capital et la richesse sont deux choses distinctes, ou plutôt : le capital n’est qu’une forme historique spécifique de la production de richesses par l’humanité. Une particularité de cette forme est d’être monétaire, mais cela ne suffit pas à la définir, car l’argent accumulé ne forme qu’un trésor, pas un capital. Un trésor ne devient capital que s’il est investi pour rapporter un profit. Et telle est la définition du capital : une somme d’argent qui semble grossir d’elle-même, de l’argent qui court à la recherche de plus d’argent, une valeur qui s’augmente d’une survaleur par le seul jeu « normal » de l’économie.

Historiquement, le capital est d’abord apparu sous la forme du capital marchand. Le marchand achète pour vendre, on a donc : Argent-Marchandise-(Plus d’)argent (A-M-A’, avec A’>A). Cette « formule » constitue la définition la plus générale du capital. Mais le marchand ne crée pas de richesse nouvelle, il ne fait que déplacer de la richesse existante. Les richesses monétaires accumulées par les marchands avant le capitalisme l’ont été en vendant à grand prix ce qui avait été acheté à bas prix – ou n’avait pas été acheté du tout – c’est-à-dire par le vol. Deuxième forme du capital, le capital de prêt s’est développé à partir du capital marchand, en anticipant sur les profits des expéditions lointaines. Il va de soi que ce capital de prêt non plus ne crée aucune richesse nouvelle. En même temps, sa forme A-A’ exprime parfaitement la mystification du capital, puisqu’il semble ici que l’argent rapporte un intérêt de lui-même, aussi naturellement que le poirier porte des poires.

Quoiqu’ils aient permis l’accumulation de grandes fortunes, capital marchand et capital de prêt sont restés très longtemps des phénomènes économiques marginaux, cantonnés dans la sphère de la distribution de la richesse. La sphère de la production fonctionnait en effet quasi-exclusivement selon des logiques autres que celles de l’échange marchand et du profit. En Europe occidentale, berceau du capitalisme, cette logique était celle de l’échange de services, caractéristique de la société féodale.

La grande aventure du capital ne commence en fait que lorsqu’il pénètre la sphère de la production. A partir de ce moment, la formule A-M-A’ ne se contente plus de déplacer de la richesse, elle devient productrice de richesse nouvelle. Le secret de cette production réside dans l’achat d’une marchandise M particulière : la force de travail humaine. Elle est échangée contre un salaire inférieur à la valeur de la richesse qu’elle produit et la différence constitue la survaleur, ou plus-value. C’est le capital industriel, la forme moderne du capital. Dès sa naissance, il subsume le capital marchand. Avec la naissance des sociétés par action, il noue des liens de plus en plus étroits avec le capital financier avec lequel il est aujourd’hui profondément imbriqué.

Il est très important de noter que le capital n’est pas une chose : c’est un rapport social d’exploitation du travail. Il diffère des autres rapports d’exploitation du travail qui l’ont précédé dans l’histoire par le fait qu’il consiste en la production par le travail salarié de marchandises porteuses d’une survaleur que le propriétaire des moyens de production réalise par la vente sur le marché. Le paysan du Moyen Age pouvait écouler ses surplus de production sur le marché, mais il ne produisait pas pour le marché ; d’autre part, le serf pouvait mesurer son taux d’exploitation : il lui suffisait de constater le nombre de jours de corvée et la part de sa production appropriée par le seigneur. Avec le capital, l’appropriation prend une forme plus subtile, puisqu’elle semble basée sur la liberté des agents économiques et leur égalité. En effet, c’en est fini du seigneur et du serf, c’en est fini des rapports de dépendance immédiats et de l’exploitation transparente : propriétaire de capital et propriétaire de force de travail se présentent comme des citoyens libres qui réalisent une transaction commerciale juste selon les lois du marché. Le salarié à l’impression d’être payé pour son travail. Le vol est médiatisé.

Ceci nous amène à définir une deuxième notion : le capitalisme est la société dans laquelle ce rapport d’exploitation est dominant, autrement dit : une société de production généralisée de marchandises, une société de capitaux nombreux, une société où le producteur vend sa force de travail à un employeur en fonction d’un salaire, et dépense ce salaire pour acquérir sous forme de marchandises les denrées nécessaires à son existence (on a donc ici une formule M-A-M : force de travail-salaire-biens de consommation qui, notons-le, contrairement à la première, n’implique pas d’accumulation). Cette société naît des sociétés nationales qui la précédaient. Elle présuppose donc nécessairement un Etat qui bat monnaie, mais la fonction de la monnaie change : elle n’est plus seulement unité de compte et moyen de circulation, elle devient une des formes d’existence du capital en tant que rapport social.

La troisième notion à préciser est celle de valeur. Qui dit marchandises dit valeur, mais la valeur n’est évidemment pas une propriété des objets eux-mêmes (découpez-les, observez-les au microscope : vous n’y trouverez pas un atome de « valeur »). C’est une propriété sociale qui, de plus, n’apparaît que dans l’échange : c’est seulement en anticipant en esprit sur son échange contre autre chose que je peux estimer la valeur d’un objet. Des choses très différentes pouvant s’échanger, cette propriété sociale ne peut être qu’un dénominateur commun de leur production, et il n’y en a qu’un seul possible, à savoir le fait que toutes les marchandises sont des produits du travail humain en général, du travail humain abstrait. C’est la quantité de ce travail abstrait, ramené au travail simple (celui qui ne demande pas de qualification) et mesurée en heures de travail socialement nécessaires, c’est-à-dire en temps de travail moyen, qui confère leur valeur aux marchandises.

L’être humain est un animal social, qui produit collectivement son existence. Dans le capitalisme, cette socialisation est régie par la « loi de la valeur ». La socialisation, dans cette société, n’est donc pas le produit d’une délibération sociale : elle se fait à l’aveugle, par l’intermédiaire de la valeur et du marché. Les décisions concernant la répartition des forces de travail dans les différentes branches, ce qui est produit, comment et en quelles quantités sont tranchées par le jeu de la valeur sur le marché, en-dehors de toute décision sociale consciente. Le mécanisme est à ce point automatique qu’il semble résulter d’une loi naturelle, aussi incontournable que la loi de la gravitation universelle.

Une difficulté majeure de compréhension du capitalisme est que cette loi de la valeur n’opère pas immédiatement au niveau de chaque capital individuel. Elle opère à l’échelle du système dans son ensemble, c’est-à-dire à l’échelle de l’ensemble des capitaux concurrents. Dans un pays donné, dès l’apparition du capitalisme, un taux moyen de profit s’est en effet établi qui oscille autour du taux de survaleur. Le capital de prêt a joué un rôle important à ce niveau. La valeur est donc bien le fondement du système, mais chaque capitaliste détermine ses prix non pas à partir de la loi de la valeur, dont il n’a aucune idée, mais à partir de ses coûts, par un calcul simple : prix = coûts + (coûts x taux de profit). Au niveau d’un capital particulier, ou d’un secteur particulier, la loi de la valeur est donc médiatisée par le taux profit.

Le capitalisme, système productiviste et « croissanciste »

Le capitalisme, on l’a dit, est constitué de capitaux nombreux et concurrents. Vu le mode de détermination des prix (autrement dit, le mode d’expression paradoxal de la loi de la valeur), chaque capitaliste est contraint par la concurrence de réduire ses coûts, afin de vendre moins cher que ses concurrents tout en empochant un surprofit en plus du profit moyen. J’insiste : c’est bien de contrainte qu’il s’agit : le propriétaire de capitaux qui ne cherche pas en permanence à réduire ses coûts est condamné à la mort économique. Le moyen privilégié de réduire les coûts consiste à augmenter la productivité du travail par l’introduction de machines, puis de machines pour produire les machines. Mais les concurrents font de même, de sorte que la quantité moyenne de travail humain nécessaire à la production d’une marchandise tend à décroître, et avec lui la valeur, donc le taux moyen de profit.

Cette tendance à la réduction du taux moyen de profit constitue une contradiction majeure du capitalisme. Mais ce n’est qu’une tendance, et le système dispose d’une série de moyens pour la combattre. Un de ces moyens consiste à augmenter la quantité de marchandises produites : on compense ainsi la baisse du taux de profit par une augmentation de sa masse. Un autre consiste à augmenter le taux de la survaleur par rapport au salaire, c’est-à-dire le taux d’exploitation du travail humain dans l’économie en général. C’est ainsi que l’évolution du capitalisme combine en permanence le plus haut développement scientifique dans des usines technologiques qui tendent à l’automatisation, d’une part, et la surexploitation la plus sordide. Celle-ci peut prendre des formes ouvertement régressives, comme le travail clandestin des enfants dans des entreprises semi-artisanales à haute intensité de main-d’œuvre (dans les secteurs du textile et de la confection, par exemple) ; elle peut aussi prendre des formes résolument modernes, comme le montre l’ubérisation, dans laquelle les technologies numériques permettent le retour à une variante du travail à domicile, avant l’époque des manufactures.

Une fois ces notions posées, nous sommes en mesure de discuter valablement la question du capitalisme vert.

Cette question doit s’entendre comme la question de la soutenabilité du capitalisme en tant que tel. En effet, puisque capital et capitalisme sont deux chose différentes, il va de soi que l’interrogation relative à la possibilité d’un capitalisme vert ne peut pas être tranchée en constatant l’existence de capitaux verts. Le capital s’investit dans toutes les activités susceptibles de lui rapporter un profit, qu’elles soient propres ou sales. En réalité, il est indifférent à la qualité de ce qu’il produit, il lui suffit de savoir que ce qu’il produit est porteur d’une survaleur réalisable grâce à la vente. Le fait qu’une quantité croissante de capitaux s’investissent dans le secteur dit « vert » de l’économie (éoliennes, panneaux PV, épuration des eaux, dépollution des sols, etc.) permet d’affirmer que ce secteur génère du profit ; cela ne permet pas d’affirmer la soutenabilité écologique du capitalisme. Cette dernière question ne peut être tranchée qu’au niveau du capitalisme dans son ensemble, en tant que système mondial de capitaux nombreux et concurrents.

Le grand problème du point de vue de la soutenabilité du capitalisme dans son ensemble est évidemment sa dynamique de croissance. Comme on l’a vu, cette dynamique découle de la concurrence pour le profit, qui pousse à une hausse continue de la productivité du travail par la mécanisation, la baisse tendancielle du taux de profit moyen étant compensée par la hausse de la masse du profit qui découle de l’augmentation des quantités de marchandises produites. L’économiste Joseph Schumpeter le disait sans ambages : « un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes ». C’est le point clé, car tous les grands défis environnementaux d’aujourd’hui – réchauffement global, déclin de la biodiversité, perturbation des cycles du phosphore et de l’azote, pollution chimique, surexploitation des ressources hydriques et halieutiques, etc. - ont en commun de poser la question des limites du développement sur une planète finie.

Vous connaissez sans aucun doute les graphiques qui présentent l’évolution de ces défis environnementaux en fonction du temps depuis le début du 19e siècle. Vous aurez constaté que cette évolution n’est jamais linéaire mais exponentielle, avec une accélération après la seconde guerre mondiale. Ce profil exponentiel est à mettre en rapport avec la dynamique de la croissance capitaliste, en particulier avec le fait décisif que la hausse de la masse des profits dans un contexte de taux de profit déclinant implique une augmentation de la masse de marchandises produites. Donc une augmentation de la masse de ressources consommées et introduites comme inputs dans le procès de production.

Comme contre-argument, on invoque souvent le fait que son obsession pour la réduction des coûts incite aussi le capital à accroître l’efficience dans l’utilisation des ressources, à limiter les déchets et à en augmenter le recyclage. C’est exact, mais, d’une part, la hausse de l’efficience ne peut pas être une fonction linéaire de l’investissement en capital – ce ne peut être qu’une fonction asymptotique, sans quoi le mouvement perpétuel serait possible - cette tendance elle-même a donc des limites ; d’autre part, l’augmentation de l’efficience n’est qu’une forme de la hausse de la productivité du travail : les gains réalisés en efficience nécessitent des investissements qui, une fois qu’ils sont imités par les concurrents, tendent à réduire le taux de profit moyen, ce que le capital compense par une hausse des quantités produites. La hausse de l’efficience n’est donc absolument pas une réponse à la contradiction entre le croissancisme (ou le productivisme) du capital, d’une part, et la finitude des ressources, d’autre part.

L’économiste John Stuart Mill, au 19e siècle, pensait que le capital évoluerait vers un régime stationnaire. Mill ne comprenait pas la logique d’accumulation du capital. Il s’imaginait que le capital serait capable d’autorégulation raisonnée de son développement, en particulier d’autorégulation raisonnée de son rapport à l’environnement. Mais le capital, en tant que rapport d’exploitation du travail axé sur la production de survaleur, est productiviste par nature, et donc écocidaire par nature. Aucun mécanisme endogène ne lui permet d’anticiper sur l’épuisement des ressources. Son seul indicateur est la valeur, qu’il cherche à maximiser, et c’est avec cet unique indicateur qu’il socialise à la fois les rapports des humains entre eux et les rapports de l’humanité avec la nature. Ce n’est pas le lieu ici d’explorer les conséquences sociales de cette logique capitaliste, mais les conséquences environnementales sont évidentes : en se basant sur le temps de travail socialement nécessaire à l’exploitation des ressources naturelles – donc sur leur valeur, qui sous-tend leur prix – on ne peut pas tirer à temps la sonnette d’alarme sur les risques de catastrophe écologique. On ne peut que constater la catastrophe quand elle a lieu.

Le pouvoir politique peut-il contrer le productivisme du capital et à quelles conditions ?

Puisqu’il n’y a pas de mécanisme endogène permettant au capital de réguler le rapport de l’humanité à son environnement, la question se pose : un mécanisme exogène peut-il opérer, et à quelles conditions ? Mécanisme exogène veut dire ici mécanisme extérieur à la sphère économique proprement dite, donc mécanisme politique. On a vu que le capitalisme implique l’existence d’un Etat, et le fonctionnement de cet Etat implique à son tour des institutions permettant aux différents intérêts capitalistes en présence (depuis l’octroi du suffrage universel, aux différents intérêts sociaux en présence) de s’accorder sur la politique à suivre. La question du mécanisme exogène peut donc être précisée comme suit : l’Etat peut-il prendre des mesures qui protègent la société et la nature du productivisme capitaliste ? La réponse est « oui »… mais à condition que ces mesures consistent en incursions fortes dans la logique fondamentale du capital. Cela signifie que la loi de la valeur, la production pour la valeur et pour la survaleur, doit être remise radicalement en question à des niveaux et dans des domaines d’importance stratégique pour la protection de l’environnement.

Ce n’est généralement pas dans ce sens-là que vont les politiques déployées depuis que la question environnementale est devenue une question politique. Il y a certes toute une règlementation environnementale qui se développe et devient de plus en plus ample. Il ne s’agit pas de nier cette réalité et il est évident que la législation sur l’amiante, par exemple, est une bonne chose. Mais, outre que ce genre de législation s’impose difficilement et très lentement tant les résistances des industriels sont grandes, on ne peut que constater que cela ne résout pas le problème des grands défis écologiques tels que le changement climatique, l’extinction des espèces, l’épuisement des ressources hydriques et halieutiques, etc.

La raison de cette impuissance découle de la nature même des politiques menées : au lieu de s’en prendre à la dynamique productiviste du capital, la plupart de ces politiques tentent d’orienter celle-ci par des mécanismes de marché. Einstein a dit quelque chose comme : « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont généré ». C’est exactement ce qui se passe lorsque les économistes imaginent qu’ils vont résoudre des problèmes écologiques causés par l’économie de marché en « internalisant les externalités », c’est-à-dire en estimant les destructions écologiques en termes de coût et en intégrant ce coût aux coûts de production des entreprises. D’abord, cette méthode est très anthropocentrique et utilitariste. Elle n’intègre que ce qui présente une utilité connue du point de vue humain. Si une espèce de batraciens disparaît en Amérique centrale du fait d’une pollution, sans qu’on sache « à quoi elle sert », il est impossible d’évaluer « ce qu’elle rapporte », donc de lui donner un prix. Ensuite, en pratique, cette méthode se heurte au gigantesque pouvoir d’influence du capital. Enfin, elle se heurte au fait que la loi de la valeur, la loi du profit et de la croissance infinie pollue les esprits au point d’être perçue comme une loi naturelle.

Je vais commenter rapidement les deux derniers points, mais auparavant je veux mettre en lumière un fait intéressant : la lutte contre la destruction de la couche d’ozone stratosphérique est le seul domaine environnemental global où l’on puisse parler d’un succès de la politique suivie. La couche d’ozone sera en effet reconstituée dans la deuxième moitié de ce siècle. On attire trop peu l’attention sur le fait que ce succès est dû au fait que la méthode suivie par le Protocole de Montréal n’est pas celle de « l’internalisation des externalités », de l’échange des « droits de polluer », etc, mais au contraire celle de la régulation : on a décidé tout simplement d’interdire la production des gaz destructeurs de la couche d’ozone, un calendrier a été adopté, un fonds financier a été créé pour aider les pays du Sud dans la transition, et ça marche. Le contraste est flagrant avec l’insuccès jusquà présent des méthodes de marché employées dans la lutte contre le changement climatique…

J’aborde maintenant les deux commentaires annoncés plus haut. Le pouvoir d’influence du capital, tout d’abord. Dans mon livre « L’impossible capitalisme vert » je l’ai mis en évidence en prenant pour fil conducteur la question du changement climatique, qui est sans doute le danger environnemental le plus grave auquel l’humanité doive faire face. J’ai donné l’exemple du rapport Stern sur l’économie du changement climatique. A la première page de ce rapport, Stern écrit que le changement climatique est « un échec sans précédent du marché ». Mais dans les centaines de pages qui suivent, il s’ingénie à élaborer contre cet échec du marché une stratégie de marché basée principalement sur un prix du carbone. Et il échoue, conformément à la remarque méthodologique d’Einstein. En effet, à la page 247 de son rapport, Stern explique qu’une stabilisation de la concentration atmosphérique à 450 ppmv de CO2eq coûterait trop cher à des secteurs économiques comme l’aviation et certains process industriels, qu’il faut « éviter d’en faire trop et trop vite » et que les politiques climatiques doivent donc se fixer pour objectif une stabilisation à 550ppmv. Or une telle concentration atmosphérique en gaz à effet de serre ne nous prémunit absolument pas contre des catastrophes très sérieuses et irréversibles à l’échelle humaine des temps (en fait, même les 450ppmv ne sont plus considérés aujourd’hui comme une limite sûre à ne pas franchir).

La raison pour laquelle N. Stern et d’autres comme lui refusent d’en faire « trop et trop vite » est extrêmement simple : pour avoir 60% de chance (ce qui n’est pas beaucoup) de ne pas dépasser 2°C de réchauffement (ce qui est trop), il faut que 4/5e (au moins) des réserves connues de combustibles fossiles ne soient jamais exploitées. Or, ces réserves sont appropriées par des entreprises ou des Etats pétroliers qui fonctionnent de facto comme des entreprises. Leur valeur figure donc à l’actif de leur bilan. Dire que ces réserves ne peuvent pas être exploitées équivaut à dire qu’il faut détruire du du capital, donc détruire des promesses de profit. C’est pourquoi on parle de « bulle du carbone » pour décrire cette situation. Or, il s’agit d’une bulle considérable : le secteur de l’énergie, de la production électrique et de l’exploitation minière représente environ un quart de la valeur exprimée par le FTSE100 (indice boursier des cent entreprises les mieux cotées à la bourse de Londres) (S&P Capital IQ, 2016). Une autre évaluation est fournie par les Nations Unies : globalement, le système énergétique représenterait un cinquième du PIB mondial (WESS, 2011). Or, la bulle de carbone implique qu’une partie substantielle de ce système énergétique devrait être mise à la casse avant amortissement. Si on accepte les règles du jeu capitaliste, on ne peut que plier face à ces réalités et conclure comme Stern qu’il faut « éviter d’en faire trop et trop vite ».

Voyons maintenant l’autre question, celle de la pollution des esprits. Un exemple frappant se trouve dans la contribution du Groupe de Travail 3 au 5e rapport d’évaluation du GIEC. C’est Kevin Anderson, le directeur du Tyndall Center on Climate Change Research qui a soulevé ce lièvre : 95% des scénarios d’émission de gaz à effet de serre que le GT3 du GIEC a compilés pour évaluer les conditions d’un réchauffement inférieur à 2° ou à 1,5°C incluent le recours massif aux Technologies à Emissions Négatives (TEN), notamment la Bio Energie avec Capture et Séquestration du Carbone (BECCS). Sans ces TEN, il semble que le pic des émissions mondiales aurait dû intervenir au plus tard en 2010. La prise en compte des TEN permet de retarder le pic vers 2020, ou même 2025, peut-être même au-delà, donc de rassurer l’opinion publique mondiale sur le fait que les décideurs contrôlent la situation. Or, ces TEN sont hypothétiques et potentiellement dangereuses. Les implications sociales et écologiques de leur mise en œuvre sont incertaines et cette incertitude devrait interdire de les prendre pour base de scénarios possibles. Mais c’est ici qu’intervient la pollution des esprits, autrement dit l’idéologie.

Voici comment le GT3 du GIEC (5th AR, chap. 6) décrit sa méthodologie : « The models use economics as the basis for decision making. It fundamentally implies that the models tend toward the goal of minimizing aggregate economic costs of achieving mitigation outcomes. The models typically assume fully functioning markets and competitive market behavior » (WG3, AR5, Chap. 6). Par cette note liminaire, le GT3 du GIEC exclut tout scenario dont les auteurs choisiraient de recourir à des mesures sortant des règles du marché et de la concurrence, telles que la création d’une entreprise publique d’isolation des maisons, ou la généralisation de transports publics gratuits, ou la socialisation du secteur de l’énergie, par exemple. Il est très clair ici que les lois de fonctionnement du capital sont considérées dogmatiquement comme des lois naturelles, alors qu’elles ne sont que des lois sociales. Or, dès lors qu’on refuse de mettre en cause la logique « croissanciste » du capital, il ne reste plus que la géoingénierie pour tenter de répondre au défi climatique. Elle peut prendre en gros deux grandes formes : la maximisation pour le profit de la capacité des écosystèmes d’absorber le carbone, d’une part, et la forme technologique, d’autre part (toute une série de propositions existent). Si on reste dans la logique capitaliste, les délais sont trop courts pour faire autrement, trop de temps a été perdu dans la mise en œuvre d’une transition. Les spécialistes considèrent qu’il vaudrait mieux ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement, mais le budget carbone donnant 60% de chance de respecter cette limite nous laisse quatre à cinq années maximum au rythme d’émission actuel. Il est évident qu’il sera dépassé, et il est probable que le budget pour 2° le sera également.

Quelle société, quelle nature voulons-nous ?

Je reste strictement dans le cadre annoncé par l’intitulé de ce séminaire : « L’impossible capitalisme vert ». Je n’aborde pas la question des alternatives, nous pouvons l’aborder dans le débat si vous le souhaitez. Pour conclure, je voudrais insister sur ceci : je me méfie des eschatologies, des discours de fin du monde qui permettent à des gourous de jouer sur la peur pour faire passer des projets politiques et des valeurs discutables, voire très contestables, plus ou moins misanthropiques, et rarement démocratiques. Jared Diamond, l’auteur de « Effondrement », est un spécialiste du genre. Jusqu’à nouvel ordre, je pense qu’il n’y a pas de situation totalement sans issue pour le capitalisme. Même le défi climatique ne me semble pas impossible à relever par le système. La question est : comment il sera amené à le relever, dans quelle mesure il y parviendra et à quel prix - social, politique et écologique ? On ne peut évidemment pas répondre à cette question dans le détail, mais on peut se faire une idée assez précise de la stratégie capitaliste face à cette question majeure, et de ce qu’elle implique. Maintenant que les climato-sceptiques ont été battus, toute une série de publications, de rapports et de processus déjà mis en œuvre permettent de dire qu’on va vers un patchwork de divers éléments :

  L’idée qu’il faut « éviter d’en faire trop et trop vite » signifie inévitablement la persistance de catastrophes sérieuses dont les pauvres seront les principales victimes, du fait notamment des phénomènes météorologiques extrêmes et de la hausse du niveau des océans ;

  au nom de la compensation des émissions par les absorptions de CO2 (par les plantes vertes), une puissante vague d’appropriation des écosystèmes, qui seront ainsi incorporés de force au cycle du capital, simplifiés et adaptés à cette fin ;

  la mise en œuvre des TEN, notamment de la BECCS qui semble aujourd’hui la plus mûre des technologies à émissions négatives ;

  comme conséquences des TEN, des tensions accrues dans la production agro-alimentaire, de nouvelles menaces graves sur la biodiversité et des atteintes encore plus profondes aux droits des peuples indigènes ;

  la prise en charge de la bulle de carbone par la collectivité, sur le modèle de la bulle immobilière de 2008 ;

  une définition/un pilotage de cette politique par une collaboration étroite entre les milieux d’affaire et les gouvernements, hors de tout contrôle démocratique, comme cela a commencé à la COP 20 de Lima avec le lancement du « dialogue stratégique de haut niveau » entre multinationales, gouvernements et institutions internationales.

La question qui se pose n’est pas celle de la fin du monde. C’est de savoir si nous voulons de ce monde-là, de cette nature-là (une sorte de nature simplifiée, une nature « produit blanc ») et de cette société-là, dans laquelle la démocratie n’est plus qu’une coquille vide. Ou si nous inventons autre chose. Un autre mode de développement, une autre relation entre humains et entre humains et non-humains, impliquant une autre manière de faire face aux crises écologiques.

Daniel Tanuro
Louvain, le 4 octobre 2016

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