Édition du 26 mars 2024

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Environnement

Commentaire sur le reportage du 18 septembre 2011 à l'émission scientifique Découverte à Radio-Canada

L’émission Découverte de la SRC a diffusé un reportage sur les enjeux environnementaux relatifs à l’industrie des gaz de schiste. Marc Durand, Doct-ing en géologie appliquée, professeur retraité du département des sciences de la Terre de l’UQAM et membre du Collectif scientifique sur la question des gaz de schiste y intervient brièvement. Dans l’article qui suit, il tient à "livrer quelques commentaires sur le reportage".

Les problèmes très sérieux associés à la fracturation hydraulique et aux rejets massifs d’eau ainsi contaminée ont monopolisé l’attention des médias dans le dossier des gaz de schiste. C’est une question importante et ce sera toujours un aspect central du dossier, mais on ne doit pas oublier un autre problème tout aussi préoccupant : les fuites de méthane. L’émission Découverte a diffusé un reportage dimanche le 18 septembre sur ce sujet spécifique. Découverte a sollicité de moi une entrevue en février dernier ; je crois donc utile de livrer quelques commentaires sur ce reportage.

Ce reportage peut être visionné à ce lien : Découverte 18 septembre 2011 (http://www.radio-canada.ca/audio-video/pop.shtml#urlMedia=%20http://www.radio-canada.ca/Medianet/2011/CBFT/2011-09-18_18_30_00_dec_2899_01_800.xml)

Est-ce un reportage qui traite de façon correcte du sujet des fuites de méthane dans les puits gazier de l’Utica ? Il y a le fond et la forme : pour le fond, en restreignant la question à l’état actuel des fuites, je pourrais dire oui, le reportage présente un bon portrait* de la question des fuites actuelles. Mais il traite aussi en toute fin, et de façon vraiment très sommaire, la question des fuites possibles dans le long terme, après l’abandon des puits. Là le fond du sujet est hélas mal présenté, car c’est beaucoup trop bref et vraiment incomplet.

La cause de ces fuites se résumerait, selon les propos du reporter Jean-Hugues Roy, à la question de la remontée en pression dans les puits ; c’est une toute petite partie de la question, car elle est combinée à la dégradation inévitable des coulis et des aciers des puits abandonnés (non mentionné dans le reportage).

On ne dit pas non plus que l’abandon survient quand le débit devient non rentable et qu’à ce moment là, il reste 80% du méthane qui poursuit sa migration vers les fractures et que c’est cela qui explique pourquoi la pression remontera dans les puits. La migration du méthane vers les nouvelles fractures créées est un lent processus géologique qui en est encore à ses tout débuts quand les forages sont bouchés et abandonnés. On ne peut pas parler des fuites sans traiter de cela aussi. Tout ceci faisait partie de l’essentiel de l’entrevue que j’ai donné en février et qui est omis du reportage ; cela aurait pris une minute de plus pour dire cela avec quelques mots, comme par exemple ceux mis en souligné ci- dessus dans deux phrases.

J’ai un gros bémol quant à la forme du reportage ; là on sait bien que sur un sujet aussi nouveau et controversé, diverses thèses scientifiques et techniques s’affrontent. On peut parler d’arguments scientifiques pro et anti. Il y a aussi dans le reportage, du temps des entrevues, et des commentaires, disons ni pour, ni contre ; dans ceux-là, je range les propos des employés du gouvernement, les propos du narrateur Jean-Hugues Roy, les animations de l’équipe d’infographie 3D de Découverte, toujours de haute qualité, etc.

Côté pro-gaz, on a donné tout le temps requis à la géologue de Talisman pour temporiser et minimiser toutes les questions traitées sur le sujet : avec six interventions pour une durée cumulative de 1 minute 40 sec, Mme Molgat défend bien le point de vue des cies gazières, comme quoi, les fuites, il n’y a rien là, pas de quoi s’inquiéter, on fera mieux la prochaine fois, etc. On sent que cette fois-ci Radio-Canada a peut-être pris de grandes précautions pour ne pas avoir de protestation de la part de Talisman, comme cela s’est produit après la diffusion de l’émission du 14 novembre sur les gaz de schiste.

Je me range du côté de ceux qui dans le débat apportent des arguments scientifiques contre cette industrie. Je ne ferais pas l’affront à mon collègue Maurice Dusseault de le ranger dans un camp ou l’autre, sans avoir son avis. J’ai apprécié dans le reportage qu’on lui ait donné du temps de bien expliquer ce qu’est un coulis ; c’était visuel et bien fait.

On omet simplement de préciser que les coulis comportent aussi en plus de l’eau et du ciment, des additifs pour le rendre plus fluide, et pour bien d’autres choses. Il l’a sûrement précisé, mais cela n’a pas été retenu dans les extraits de son entrevue. Monsieur Dusseault a beaucoup travaillé pour l’industrie des hydrocarbures de l’Alberta et je me dois de lui rendre hommage pour sa présentation très objective dans l’extrait diffusé.

Comme temps de reportage du côté des antis, on montre des séquences d’une manif et on interroge, comme c’est obligé, Dominic Champagne. Je n’ai rien contre M. Champagne, au contraire je l’apprécie hautement, mais encore une fois, ceux qui verront ce reportage pourront dire que d’une part, l’industrie présente l’opinion d’experts et d’autre part, les contres présentent celles d’artistes et de gens ordinaires émotifs.

À Découverte, j’aurais aimé qu’on présente plutôt des entrevues de scientifiques ou d’experts qui ont des arguments contre : il y en a plus de 150 au collectif scientifique mis sur pied à l’Université (http://collectif- scientifique-gaz-de-schiste.com/), ce n’est pas le choix qui manque. Je suis donc désolé de constater que cette contre-partie repose que sur les deux très courts extraits où je m’exprime dans ce reportage. Je dois avouer que je suis déçu ; pas parce qu’on n’a retenu que 25 secondes (11s + 14s) d’une entrevue de 45 minutes. C’est court, beaucoup plus court que le temps donné à l’experte de Talisman, mais je ne retiens pas cela en termes de durée.

Non je suis déçu du choix de nʼavoir retenu pour moi que deux extraits, où je fais deux énoncés qui parlent du coût, ce qui n’est pas mon domaine de recherche. J’avais longuement exposé des éléments géotechniques pour exposer l’origine et l’évolution des fuites actuelles et pour les fuites futures, la dégradation des coulis et des aciers dans le temps, dans l’Utica qui continuera à libérer du méthane pour des siècles, etc.

On a retenu pour le reportage que deux bouts d’entrevue, où les opposants auront le loisir de dire que je fais des affirmations non étayées et que parle d’impacts (coûts) hors de mon champ de compétence, qui est avant tout l’ingénierie géotechnique. Elle étaient pourtant bien étayées ces deux conclusions, mais comme je l’ai expliqué dans le premier paragraphe, la présentation scientifique du volet fuites à long terme est très tronquée dans le reportage, ce qui fait apparaître mes deux extraits bien peu scientifiques.

Ce que l’auditoire retiendra, c’est que les fuites existent, mais le gouvernement les surveille, sans trop s’inquiéter ; les représentants des cies ajoutent que ce n’est pas grave du tout, qu’ils vont les réparer et que ce sera mieux la prochaine fois. Monsieur Paquin du MENVIQ ajoute que finalement, il n’y en a que deux fuites significatives sur les 19 cas du début du reportage. Pour le long terme, mes déclarations paraissent alarmistes, car privées de leurs explications préalables.

Elles arrivent isolées, en porte-à-faux par rapport aux données scientifiques présentées dans le reportage. Des déclarations sensationnelles isolées ainsi, ça peut convenir pour faire du sensationnalisme, mais cela ne cadre pas selon moi avec la rigueur scientifique qu’on a toujours à Découverte. Le reportage présente ensuite après moi, à nouveau, la géologue de Talisman, une sixième fois dans ce reportage, laquelle vient conclure que les fuites c’est pas grave du tout, un peu comme celles à la station d’essence pour la voiture.

Le reporter termine en ramenant la problématique de tout cela à une question de culture (sic !) et une question de perception différente au Québec ; sous-entendu, c’est normal cette première perception, car c’est nouveau, mais quand on aura l’industrie bien implantée, alors là on rejoindra peut-être la même culture universelle (celle du Texas et de l’Alberta ?) dans la perception de cette industrie. Ce n’est pas très loin comme conclusion des thèses de Michaël Binnion de Questerre !

La question de culture différente au Québec, certes ça existe si on souhaite analyser cela au point de vue sociologique, mais pourrait-on dans un reportage traitant d’ingénierie de forage et de données scientifiques, laisser cela de côté pour une autre émission et ne pas noyer encore une fois le poisson avec la même sauce ? La bulle de méthane qui du fond du puits remonte vers la surface, ne sait pas et elle s’en fout qu’en haut en surface il y ait une culture différente. Elle va remonter selon les lois de la physique tout simplement. Peut-on garder la discussion sur ce terrain dans une émission scientifique ?

La durée du temps qu’on m’a accordé n’est pas la cause de ma déception ; c’est le choix, dans ce reportage, d’avoir mis uniquement en opposition à ceux de l’industrie deux très courts extraits choc, en les coupant de l’argumentaire scientifique et technique indispensable, comme unique présentation des opinions des scientifiques qui s’opposent, comme moi, à l’industrie des gaz de schiste.

Je souhaite que ces commentaires soient perçus comme constructifs, car je crois toujours que Découverte joue un très grand rôle dans l’indispensable vulgarisation scientifique au Québec, y compris l’émission du 18 septembre dernier, qui malgré toutes mes critiques, était fort intéressante. Elle apportait notamment une bonne quantité de données que l’équipe a recueillies, le tout rendu dans une très belle présentation.

Un détail certes, il y a deux petites erreurs dans le commentaire du journaliste : J-H Roy explique les fissures annulaire de retrait quand le coulis durcit ; il dit que "l’eau s’évapore". À 1000 ou 2000m sous la nappe, l’eau est partout et ne s’évapore certainement pas. Le coulis durcit dans une réaction chimique où il y a rétrécissement du volume solide, mais tout cela se passe dans l’eau, omniprésente dans ces vides et fractures. Précédemment il dit aussi "quand le ciment sèche, il rétrécit ".

C’est ici aussi la même erreur, que fait souvent le commun des mortels, de percevoir le durcissement du béton ou du coulis de ciment comme un "séchage". Rien n’est plus faux : ce sont des réactions chimiques qui demandent de l’eau qui mènent à la prise et au durcissement du béton, comme du coulis. En fait si le mélange sèche avant de faire prise, on se retrouve avec de la poudre de ciment sans aucune résistance.

Dans les entrevues données par la géologue M. Molgat, il y a par contre beaucoup d’autres faits que j’ai relevés et qui méritont une réponse et des commentaires. Juste un exemple : l’experte de Talisman Energy Inc explique ainsi textuellement dans le reportage les fuites au puits de Leclercville : "c’est entre deux coffrages en acier inoxydable, le ciment qui est là, localement peut-être une colmatation qui n’est pas à 100%, et les gaz peuvent , euh bon, créer un chemin jusqu’à la surface..."

Colmatation (pour dire colmatage), coffrages (pour dire tubage), parler d’inoy alors que c’est faux, c’est de l’acier ordinaire, qui rouille en surface que les gazières utilisent partout et de tout temps. Cette experte a été nommée par le Gouvernement pour sièger à l’ÉES, cette commission d’experts "indépendants" qui en principe doit rendre un rapport qui va être déterminant pour les générations futures. Ça promet !

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