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Europe

Comprendre la guerre civile en Ukraine - 14 août 2014

Le conflit en Ukraine, comme la plupart des phénomènes politiques, est multidimensionnel et complexe. En tant que tel, il appelle une approche holistique - dialectique, si vous le souhaitez. Mais à en juger par les porte-paroles du gouvernement américain et de l’OTAN et des médias occidentaux, il n’y a qu’un seul facteur vraiment déterminant qui explique tout : l’impérialisme russe, la volonté de Poutine de dominer et démembrer le reste de l’Ukraine, comme élément de son plan général pour restaurer l’empire soviétique. Selon cette vision simpliste, l’Ukraine, avec l’appui bienveillant de l’Occident, serait tout à fait capable de faire face à ses problèmes et serait bientôt en voie de devenir un pays prospère et une démocratie du type occidental.

Mon point de vue défend tout à fait le contraire : les racines du conflit ukrainien sont domestiques et profondes ; les interventions extérieures, bien que significatives, sont un facteur secondaire. Vues les limites d’espace, je vais mettre l’accent principal sur la situation interne. Mais je vais nécessairement, même si c’est plus brièvement, aborder les dimensions internationales du conflit. Cela est d’autant plus nécessaire que le gouvernement du Canada, dont je suis un citoyen, a adopté une position pro-ukrainienne et anti-russe particulièrement zélée. Mon objectif est d’offrir un cadre qui permettrait de comprendre et d’évaluer l’information que nous livrent les gouvernements et les médias.

Une société profondément divisée

L’Ukraine est une société profondément divisée par des différences de langue, de culture, d’identité historique, d’origine ethnique, de religion, d’attitudes envers la Russie, ainsi que par des intérêts économiques réels et perçus. Depuis que l’Ukraine a accédé à l’indépendance en 1991, ces divisions ont été manipulées et attisées par des élites économiques et politiques corrompues dans le but de détourner l’attention populaire de leurs activités criminelles et de tirer un avantage de la concurrence au sein de l’élite. Une telle manipulation, sur un fond de pauvreté et d’insécurité sociale de la masse de la population, a empêché les forces populaires de se mobiliser pour s’opposer à cette classe dirigeante oppressive, les soi-disant « oligarques », qui ont fait un gâchis de l’économie, tout en s’enrichissant de façon fantastique. Depuis l’indépendance, l’Ukraine a perdu plus de 13% de sa population, évaluée maintenant à 45 millions. Et de ces 45 millions, plusieurs millions séjournent aujourd’hui à l’étranger en Russie et dans l’UE comme force de travail bon marché.

Environ la moitié de la population de l’Ukraine parle l’ukrainien dans la vie quotidienne ; l’autre moitié parle le russe ; et pratiquement tout le monde est capable de s’exprimer assez bien dans les deux langues. Les trois régions ukrainophones de l’Ouest n’ont rejoint le reste de l’Ukraine que sous Staline dans les années 1940, après deux siècles sous des régimes oppressifs austro-hongrois puis polonais. Les parties méridionale et orientale du pays ne sont devenues des parties de l’Ukraine qu’à la fin de la guerre civile en 1920. L’Ukraine n’a jamais existé en tant qu’État avant 1991 (sauf pour une très brève période pendant la guerre civile russe).

La population des régions occidentales est profondément nationaliste. Au centre de ce nationalisme à l’heure actuelle se trouve la peur profonde et même la haine de la Russie et, à des degrés divers, des Russes. Les régions de l’est et du sud du pays, principalement russophones, ont de fortes affinités culturelles et ethniques, ainsi que des sympathies politiques et des liens économiques, avec la Russie. La situation dans les régions centrales est mixte. Le mémoire historique joue un grand rôle dans les divisions : les héros des régions occidentales ont collaboré avec l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale et ont participé à ses crimes ; les héros des régions de l’est et du sud se sont battus contre le fascisme et pour l’Union soviétique. En fait, il n’y a guère d’événement ou de personnage historique majeur depuis des siècles sur lequel les deux pôles puissent s’entendre. Il y a également des intérêts économiques en jeu : l’Est est plus industriel et étroitement intégré à l’économie russe, de loin la partenaire commerciale la plus importante de l’Ukraine ; les régions occidentales sont plus rurales et la majorité de leur population habite de petites villes.

Ces différences s’expriment dans des positions politiques opposées dans lesquelles des peurs irrationnelles jouent un rôle non négligeable. La population des régions occidentales, avec du soutien au centre, a été généralement plus mobilisée et a cherché à imposer sa culture, qu’elle considère comme la seule vraiment ukrainienne, au reste du pays. Des gens venant des régions occidentales ont constitué une partie disproportionnée des manifestants de la place « Maidan ». Les sondages d’opinion montrent régulièrement que la population ukrainienne est divisée sur des questions importantes, bien que la plupart des Ukrainiens, à l’Est comme à l’Ouest, aient considéré les gouvernements successifs comme corrompus et au service des oligarques. La question centrale de discorde a été la légitimité du gouvernement central. Celui qui a suivi le renversement de M. Ianoukovitch jouit d’un fort soutien à l’Ouest et aussi au centre, qui a connu une recrudescence important de nationalisme ; la population de l’Est et du Sud méprise et craint largement ce gouvernement, qu’elle considère illégitime.

Que dire du mouvement de la « Maidan » ?

La question initiale était le sort d’un accord économique que le président Yanokovitch avait négocié avec l’Union européenne. Ianoukovitch, identifié à l’Est et au Sud, a décidé (à bon escient, à mon avis) de suspendre les négociations et d’accepter l’offre russe d’un prêt de 15 milliards de dollars. Mais quand il a eu recours à la répression contre les manifestants, la contestation s’est transformée en mouvement de protestation contre le gouvernement lui-même, contre sa nature répressive et corrompue. Des éléments néo-fascistes armés de l’Ouest s’y sont de plus en plus impliqués, radicalisant davantage la protestation, attaquant la police, occupant des bâtiments gouvernementaux, poussant finalement Ianoukovitch à fuir le 21 février.

Un gouvernement provisoire a été formé par des moyens pas tout à fait constitutionnels. Ce gouvernement était composé exclusivement d’hommes politiques identifiés avec les nationalistes et les régions occidentales, y compris certains hommes politiques néo-fascistes. Des personnages politiques également identifiés avec l’Occident, y compris des oligarques, ont été désignés gouverneurs des provinces orientales, dont la population percevait largement comme hostile le nouveau gouvernement.

L’insurrection dans le Donbass

Copiant la contestation de la Maidan et aussi des actions menées antérieurement par des nationalistes dans les régions occidentales et dirigées contre le gouvernement Ianoukovitch, des groupes de citoyens locaux du Donbass dès le mois de février ont occupé des bâtiments gouvernementaux, appelant à un référendum sur l’autonomie de la région et, possiblement, sa sécession et son annexion par la Russie. Ces groupes n’étaient pas au début armés ni fondamentalement séparatiste. Comme leurs compatriotes de l’Ouest avaient fait plus tôt sous Ianoukovitch, ils réclamaient de l’autonomie locale comme protection contre un gouvernement central hostile.

La réaction de Kiev a confirmé les pires craintes et les préjugés de la population du Donbass. Sous l’impression de l’annexion de la Crimée par la Russie et sous l’impulsion de son propre nationalisme fervent, le gouvernement à Kiev n’a fait aucun effort sérieux pour tendre la main à la population de l’est. Au lieu de cela, il a presque immédiatement qualifié les manifestants de « terroristes » et a lancé une soi-disante « opération anti-terroriste » contre eux. Il n’a manifesté aucune volonté sérieuse de négocier, seulement d’écraser militairement. Et puisque l’armée ukrainienne avait été négligée et pillée pendant les années d’indépendance et que les soldats avaient peu le goût de tuer leurs compatriotes, le gouvernement a créé et armé une garde nationale, composée de volontaires mal formés qui comprenait des éléments ultra-nationalistes et néo-fascistes. Comme si cela ne suffisait pas, quelque 45 manifestants anti-gouvernementaux ont été massacrés à Odessa le 2 mai, un crime pour lequel Kiev a essayé de blâmer les manifestants eux-mêmes, ainsi que de mystérieux provocateurs russes.

Rien de tout cela n’a radicalement changé après les élections présidentielles de début mai. Le président Porochenko lui non plus n’a pas fait d’efforts sérieux pour négocier une fin au conflit. Les bombardements aveugles par les forces gouvernementales de centres civils dans le Donbass ne servaient qu’à confirmer la nature illégitime et étrangère du gouvernement aux yeux de la population locale.

Il n’y a pas beaucoup de choses que l’on sait avec certitude - au moins pas moi - des relations entre la population locale dans le Donbass et les insurgés armés. En outre, ces relations ont sans doute évolué avec le temps. Mais il est clair que les insurgés étaient et sont encore dans leur majorité des gens de la place et que, au moins jusqu’à relativement récemment, ils jouissaient de divers degrés de sympathie parmi la population, dont la plupart, cependant, ne voulait pas se séparer de l’Ukraine, mais plutôt une mesure d’autonomie. J’imagine qu’aujourd’hui que la population locale ne souhaite, pour la plupart, que la fin des combats et une sécurité physique.

L’insurrection elle-même s’est radicalisée au fil du temps, surtout avec l’arrivée des nationalistes russes de la Russie. Mais de toute façon, bien que le gouvernement de Kiev ait fait l’offre d’une amnistie à ceux et à celles qui n’ont pas commis de crimes graves, les milices craignent sans doute le pire s’ils devaient se rendre.

Le gouvernement central à Kiev

Le régime politique de l’Ukraine diffère du régime russe en ceci que les oligarques dominent l’État et contrôlent les médias de masse, tandis qu’en Russie le régime est « bonapartiste », c’est-à-dire que l’élite politique domine les oligarques, tout en servant leurs intérêts. Cela est essentiellement la raison pour laquelle il y a eu plus de pluralisme politique en Ukraine. Si cela a été plus bénéfique pour la classe ouvrière de l’Ukraine est une autre question. Quant à la situation économique et sociale, l’Ukraine est essentiellement comme la Russie, mais sans pétrole ni gaz.

Un bref regard sur la carrière du président Porochenko, propriétaire milliardaire d’un empire de la confiserie et d’usines d’automobiles, offre une idée de la nature du régime. Porochenko était un membre fondateur du Parti des régions en 2000, la machine politique qui a finalement amené Ianoukovitch au pouvoir en 2010. Mais un an après la fondation du parti, Porochenko l’a quitté pour devenir l’un des principaux bâilleur de fonds de Notre Ukraine, un parti étroitement identifié aux régions occidentales et au nationalisme ukrainien. Porochenko a soutenu la soi-disant « Révolution orange » à la fin de l’année 2004 qui a porté au pouvoir Viktor Iouchtchenko, un nationaliste ukrainien pro-occidental convaincu. Porochenko est devenu ministre des Affaires étrangères de M. Iouchtchenko et a plaidé en faveur de l’adhésion à l’OTAN (une position qu’une forte majorité de la population rejetait). Mais il a perdu son poste en 2010, lorsque les élections présidentielles ont donné la victoire à Ianoukovitch. Porochenko est retourné néanmoins en 2012 pour servir Ianoukovitch comme Ministre du commerce et du développement. Mais il l’a quitté après huit mois pour retourner au Parlement comme député indépendant. Bref, c’est la carrière d’un opportuniste politique invétéré, qui, comme le reste de sa classe, souscrit à l’adage russe : « Où se trouve ma fortune, là se trouve mon coeur."

Porochenko, dans la mesure où il a des principes, ne fait pas partie de l’aile la plus extrême du nationalisme ukrainien. Mais il a quand même qualifié les insurgés du Donbass de « bandes d’animaux". (Le Premier ministre Iatseniouk, bien-aimé des gouvernements occidentaux, les a qualifiés de « sous-hommes ».) Mais en tout cas, Porochenko partage le pouvoir avec un gouvernement et un Parlement qui comprennent des éléments importants de l’extrême-droite nationaliste. Et à cause de la faiblesse de l’armée, Porochenko a dû s’appuyer fortement sur ​​des forces paramilitaires ultranationalistes afin de poursuivre la guerre. Par exemple, l’accord de cessez-le-feu qu’il a accepté le 21 Juin et que, semble-t-il, il aurait voulu prolonger afin de poursuivre des négociations, a été écourté par une manifestation des soi-disant « bataillons de volontaires », recrutés en grande partie à partir d’éléments de l’extrême-droite nationaliste. Ensuite, il y a des gens comme le gouverneur multi-milliardaire de la région de Dniepropetrovsk, Igor Kolomoiskii, qui finance personnellement sa propre armée, le bataillon Dnipro ; ou le député parlementaire de plus en plus populaire, un populiste de droite qui se comporte en voyou, Oleg Lyachko, qui commande personnellement des bataillons dans le Donbass. Porochenko doit également tenir compte de la montée du sentiment nationaliste dans le sillage de l’annexion de la Crimée et de la campagne de propagande massive contre la Russie que mènent les médias contrôlés par des oligarques. Cette poussée nationaliste va bien au-delà des couches nationalistes habituelles de la société. Et enfin, la guerre et l’état d’urgence nationale servent de moyens pour consolider la base populaire du gouvernement et pour détourner l’attention populaire des politiques d’austérité qui ne sont qu’à leurs débuts.

La dimension internationale

Bien que le conflit soit fondamentalement une guerre civile, les forces externes y ont joué un rôle important. « L’Occident » - les États-Unis, l’UE, l’OTAN - porte une lourde responsabilité pour son soutien indéfectible au gouvernement de Kiev dans la guerre contre les insurgés du Donbass et pour son encouragement à une orientation politique et économique exclusivement pro-occidentale. En raison des divisions internes du pays, une telle politique est fatale à l’intégrité de l’État et au développement pacifique de la société. En outre, à partir du moment où ces divisions internes ont pris la forme d’une confrontation armée, l’Occident a soutenu sans broncher les actions et la propagande du gouvernement à Kiev. Cette propagande dépeint le gouvernement russe comme le seul responsable du conflit, tout en passant sous silence sa propre intransigeance et ses crimes très graves contre la population non-combattante du Donbass.

Une analyse des intérêts et des motivations de l’Occident dépasse la portée de cette article. Mais il est bien évident que, depuis la chute de l’URSS, les États-Unis, avec le soutien plus ou moins actif de l’Europe, ont suivi un cours visant à limiter au maximum l’influence géopolitique de la Russie et à l’entourer d’États hostiles. Malgré les promesses solennelles faites à l’époque à Gorbatchev, ces états ont été intégrés dans l’OTAN, dont la Russie est exclue. Et lorsque l’intégration dans l’OTAN n’est pas possible ou souhaitable, le « changement de régime » a été activement poursuivi. C’est la politique que l’Occident a activement poursuivi en Ukraine. La proposition d’association faite par l’Union européenne et qui a été à l’origine de la crise - une proposition qui contenait également des clauses relatives à la politique de défense – visait à forcer ce pays profondément divisé à choisir entre l’Europe et la Russie. (Dans un sondage national conduit en décembre 2013, 48% des répondants ont dit que Ianoukovitch avait raison de ne pas signer, 35% ont dit qu’il avait tort de ne pas signer. Dans l’Ouest du pays 82% estimaient qu’il a eu tort.).

C’est ainsi que la situation a été perçue par le gouvernement russe. Il a vu le soutien occidental très ouvert et actif aux contestataires de la Maidan et ensuite le soutien occidental indéfectible pour le gouvernement provisoire et pour ses politiques comme étant en ligne directe avec la politique visant à « endiguer » la Russie. L’annexion de la Crimée, qui ne semble pas avoir été planifié longtemps à l’avance, était, au moins en partie, un message envoyé à l’Occident : assez c’est assez ! 

En dépit des prétentions des gouvernements ukrainien et occidentaux, Poutine ne vise ni l’annexion d’autres morceaux de l’Ukraine ni la recréation de l’empire soviétique. Sans que cela soit son premier choix, Poutine accepterait la neutralité de l’Ukraine et ses liens économiques plus étroits avec l’Union européenne. Ce qu’il ne veut pas, c’est une Ukraine hostile à la Russie, exclusivement orientée vers l’Occident. La Russie européenne, là où se trouve la très grande partie de sa population et de son industrie, partage avec l’Ukraine une frontière de presque 2500 kilomètres de longueur. Compte tenu de l’histoire du XXe siècle, la sensibilité de la Russie à cette question ne devrait pas être trop difficile à comprendre, même en dehors des liens historiques, culturels, ethniques, familiaux et économiques entre les deux pays.

Mais la Russie n’est pas sans responsabilité dans ce conflit. En cela, je conteste la position d’une partie de la gauche (y compris en Russie) qui soutient l’annexion de la Crimée et le rôle que la Russie a joué dans la guerre civile, et qu considère ces politiques comme des politiques anti-impérialistes justifiées. D’autres éléments de la gauche ont, au contraire, adopté la position opposée, en embrassant essentiellement la version de Kiev du conflit.

Il va sans le dire que la condamnation par l’Ouest de l’annexion de la Crimée est profondément hypocrite en vue de sa propre histoire, longue et continue, d’agression impérialiste et de son mépris des normes internationales. On pense au détachement du Kosovo de la Serbie et de l’invasion de l’Irak, comme deux exemples récents. En outre, il ne fait aucun doute que la grande majorité de la population de la Crimée, qui ne s’est jamais senti ukrainienne, était contente, certains même ravis, de l’annexion. C’est une chose que le gouvernement local avait souhaité déjà en 1992 avant d’être repoussé par la Russie. Il n’y a pas eu d’élection depuis l’indépendance de l’Ukraine où la population de la Crimée n’ait donné une majorité aux partis ukrainiens pro-russes.

En tant que citoyen d’un pays membre de l’OTAN qui est gouverné par un Premier ministre droitier qui a soutenu avec zèle le régime ukrainien, j’avoue que mon réflexe « instinctif » a été de soutenir le gouvernement russe comme agissant pour la défense des intérêts nationaux du pays contre l’agression occidentale. Mais une telle position est erronée.

Si l’annexion de la Crimée ne faisait pas partie d’un plan directeur visant à restaurer l’empire soviétique, elle n’a été non plus motivée principalement par un souci légitime des intérêts nationaux de la Russie. Il faut quand même se demander ce qui pourrait bien constituer un intérêt national dans une société profondément divisée en classes où d’énormes richesses sont concentrées entre les mains de si peu et qui est dominée par un régime autoritaire et corrompu.

De de toute façon, Poutine lui-même n’a pas expliqué l’annexion en termes d’intérêts géopolitiques. Dans son discours en mars consacré à la Crimée, puis au début de juillet au ministère des Affaires étrangères, il a plutôt parlé de l’obligation de la Russie à protéger les populations russes en dehors des frontières du pays. C’était un appel au nationalisme ethnique. Et cet appel a eu - au moins pour le moment - un très grand succès. La popularité de Poutine a atteint des sommets sans précédent, tandis que l’espace pour la contestation, déjà restreint, s’est réduit encore plus.

Mais même du point de vue géopolitique de la Russie, l’annexion était un geste incroyablement myope et nuisible. L’annexion et la justification offerte ont donné une impulsion majeure à la paranoïa anti-Russie en Ukraine. Dans le même temps, il a encouragé la résistance armée des forces anti-Kiev au Donbass. Ainsi, alors que la Russie, sincèrement je crois, a constamment appelé à un cessez-le-feu et un règlement négocié, l’annexion a alimenté le conflit armé. Et la Russie y contribue directement depuis, puisque la vague nationaliste a obligé Poutine à permettre la pénétration officieuse au Donbass de combattants et d’armes, même s’il n’a aucune intention d’y intervenir en force pour sauver la milice. (Je pourrais avoir tort sur ​​ce point, bien que j’en doute fortement.)

Ainsi, au lieu de protéger la population russe du Donbass, Poutine a en fait contribué à la détérioration de sa situation et a miné la capacité de la Russie à défendre les intérêts de cette population.

En même temps, l’annexion a gravement contribué à la dégradation de la situation internationale de la Russie elle-même. En donnant un coup de fouet au nationalisme anti-russe en Ukraine, ce qui a solidifié l’appui au gouvernement de Kiev, Poutine a assuré que désormais l’Ukraine sera fermement dans le camp occidental et hostile à la Russie. Il a également contribué à solidifier l’OTAN comme alliance hostile visant à contenir une Russie supposément expansionniste. Et l’annexion a privé le gouvernement de ce qui avait servi de son argument principal contre les agressions occidentales : le respect des normes internationales de non-intervention dans les affaires intérieures des autres États et de leur intégrité territoriale.

Certains prétendent que Poutine a été forcé d’agir pour protéger la base navale russe de Sébastopol. Mais la menace n’était encore que potentielle, et la sauvegarde de cette base ne l’emporte pas sur le grave préjudice géopolitique causée par l’annexion. (Poutine semble avoir mal calculé que l’Europe, en particulier l’Allemagne, ne suivrait pas les États-Unis dans une croisade contre la Russie.) En outre, si la base avait vraiment été menacée, elle aurait pu à la limite être déplacée vers le port de la mer Noire en Russie à Novorosiisk. Le coût de cette opération n’aurait probablement pas été beaucoup plus élevé que les pertes qui seront infligées par les sanctions occidentales.

Conclusion

La solution, en principe, a toujours été évidente : un cessez-le-feu surveillé par des observateurs internationaux, suivi de négociations, à la seule condition de l’acceptation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. L’objet des négociations serait la dévolution de pouvoirs aux gouvernements régionaux et locaux élus. C’est la fameuse « fédéralisation », soutenue par la Russie et par la majorité de la population du Donbass, mais rejetée par Kiev et l’Occident, qui prétendent que c’est simplement une couverture pour la séparation de l’est de l’Ukraine et son annexion par la Russie.

Mais dans une société si profondément divisée, le fédéralisme peut, en fait, être une mesure efficace contre le séparatisme. Si le Canada n’était pas un État fédéral, le Québec l’aurait quitté depuis longtemps. Mais les choses sont probablement déjà allées trop loin en Ukraine. Kiev, soutenu par l’Occident, ne veut pas entendre parler d’un cessez-le-feu. Il veut une capitulation inconditionnelle ou une victoire militaire. Et, bien que peu probable, les pressions intérieures en Russie pourraient finir par convaincre Poutine d’intervenir directement. Dans tous les cas, l’avenir ne semble pas très prometteur pour un État ukrainien unifié.

David Mandel

Professeur retraité à l’Université du Québec à Montréal

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