Édition du 23 avril 2024

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Europe

Construire l’alternative au néolibéralisme autoritaire. Extrait d’un entretien avec Stathis Kouvélakis

Tiré du site de la revue Contretemps

Nous publions la prtie de l’entrevue où Stathis Kouvélakis discute de la percée de la France insoumise et dans quelles directions ce mouvement peutl évoluer. Enfin, il discute des priorités stratégiques se donner pour avancer vers la construction d’une alternative au néolibéralisme autoritaire.

Stathis Kouvélakis est philosophe, enseignant-chercheur en théorie politique au King’s College de Londres. Il est notamment l’auteur de Philosophie et révolution (réédité tout récemment par les éditions La Fabrique et dont on pourra lire ici la conclusion), La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale (un livre d’entretiens avec Alexis Cukier paru aux éditions La Dispute en 2016), La France en révolte (Textuel, 2007), et de nombreux articles. Il a été membre du comité central de Syriza, organisation qu’il a quittée suite à la capitulation du gouvernement dirigé par Alexis Tsipras, et milite actuellement à Unité populaire.

Il est évident que la France Insoumise ne peut pas se maintenir sous sa forme actuelle et devra engager un processus de transformation dans un futur proche. Comment envisages-tu cette transformation ?

Mélenchon et une équipe restreinte autour de lui ont dirigé cette campagne de bout en bout. Ils en ont écarté toute force organisée, y compris le PG, le parti créé par Mélenchon dont est issue la quasi-totalité de son équipe de campagne. C’était leur objectif clair et les interminables tergiversations du PCF, qui a cherché quasiment jusqu’au bout l’entente avec des secteurs du PS, mais aussi des autres composantes de la gauche radicale leur ont facilité la tâche. Ils se sont ainsi libérés de toute contrainte de rendre des comptes à qui que ce soit, puisque FI n’est ni un parti, ni même une organisation au sens propre, dotée d’un statut de membre, d’instances ou de mécanismes un tant soit peu formalisés de prise de décision. Théoriquement, il s’agit simplement d’individus qui ont soutenu en ligne le programme de la France Insoumise et se sont organisés localement en groupes de soutien. En réalité, la prise effective de décision s’opère totalement par le haut.

Ce modèle fait écho au « populisme » revendiqué par Mélenchon pour définir l’identité de FI. Ses membres ne se voient pas comme une force politique en construction mais plutôt comme revendiquant un même « label ». C’est le terme qu’emploie Mélenchon dans les derniers chapitres de son ouvrage L’ère du peuple quand il définit le mode de structuration du mouvement qu’il veut initier : si le programme vous convient, vous pouvez rejoindre FI, organiser votre propre groupe sans que personne ne vienne vous dire quoi faire. En apparence très horizontal, ce mode d’organisation présuppose d’avoir un dirigeant reconnu et un programme qui est tenu comme allant de soi et qui n’a fait l’objet d’aucune délibération collective.
Il est évident que les choses ont été orchestrées en amont, que toutes les décisions prises au cours de la campagne et qui ne découlaient pas d’une simple lecture du programme – par exemple la ligne à suivre vis-à-vis de Hamon, le repli sur les questions européennes – l’ont été par le candidat. On ne peut pas encore dire avec certitude si Mélenchon et son équipe considèrent ce cadre comme une solution temporaire (et pour l’instant inévitable) pour répondre à un état de fait – nécessité de prendre des initiatives, d’avoir des structures ad hoc et de prendre des décisions par le haut, tout en reconnaissant la nécessité de dépasser ce mode de fonctionnement pour de s’orienter vers une forme d’organisation plus démocratique et collective – ou s’ils vont poursuivre la construction de ce qui se limite en fait à une machine électorale, très hiérarchique, dominée par un dirigeant charismatique incontesté n’ayant aucun compte à rendre.
 
Tu penses donc que France Insoumise va évoluer à la façon de Podemos en Espagne ?

Podemos a en effet adopté cette approche très verticale, centralisée et électoraliste, en particulier après le premier congrès de la formation à Vistalegre. Une perte de vitalité de la dynamique de masse qui caractérisait les cercles Podemos lors des débuts du mouvement en a été la conséquence immédiate. Il serait donc regrettable qu’on assiste au même scénario en France, et on a des raisons de penser que le risque est bien réel quand on sait à quel point la direction de FI est influencée par le modèle Podemos.

Il est bien entendu inévitable que FI se structure en tant qu’organisation. De toute façon elle dispose déjà d’un groupe parlementaire, les financements vont suivre, un appareil va se constituer. Toute la question est donc de savoir quelle forme prendra cette organisation : soit le modèle électoraliste et vertical centré autour de la figure du chef charismatique sera maintenu, soit une structure collective et démocratique se mettra en place, qui pourra conserver et élargir la dynamique que l’on a pu observer au cours de la campagne. Mais pour y arriver, il faudra engager les discussions avec d’autres secteurs de la gauche radicale et alternative, en acceptant d’inclure des forces plus structurées. De ce point de vue, les références au « populisme » sont davantage l’indice du problème qu’un élément de son dépassement.

C’est le paradoxe, du moins apparent, de la période que nous traversons : on rejette en bloc « les partis », y compris à gauche, on ne jure que par l’« horizontalité » supposée des réseaux sociaux, mais on suit des chefs charismatiques, on adopte des pratiques plébiscitaires, on reproduit des attitudes autocentrées et on idéalise les processus électoraux. Ce phénomène profondément régressif s’explique lorsqu’on comprend que ce basisme populiste fonctionne par dénégation. La question de la médiation politique, des processus au long cours de construction d’un « intellectuel collectif » capable d’unifier les classes dominées, est escamotée au profit d’un leadership de type charismatique et d’une conception de l’action politique sur le mode de la campagne électorale permanente, le tout avec des forts accents triomphalistes et parfois sectaires.

Il faut se souvenir ici des analyses du césarisme de Gramsci. Selon lui, les figures césaristes, qui peuvent être progressistes ou réactionnaires, surgissent dans des conjonctures de « crise organique », de rupture du lien entre représentants et représentés, lorsque les mécanismes de formation de leadership collectif sont inopérants, ou enrayés. Pour le dire autrement, c’est l’incapacité des groupes sociaux fondamentaux, dirigeants ou subalternes, à former des « groupes dirigeants », eux-mêmes issus de toute une configuration de forces structurées en un « intellectuel collectif », qui explique l’émergence de telles figures à un moment donné. Gramsci souligne l’ambivalence du phénomène : il admet qu’il peut y avoir un césarisme progressiste, à condition qu’il accepte de se dépasser, en permettant au collectif que son action a contribué à créer de déployer une force autonome. Dans le cas contraire, il aboutit à une simple reproduction des traits les plus régressifs de la politique bourgeoise, qui maintiennent les classes et groupes dominés dans un état de subalternité et de passivité, dont elles ne sortent que par intermittence pour manifester leur appui au dirigeant.
 
Quelles devraient être les priorités stratégiques d’une gauche radicale reconfigurée en France ?

La gauche radicale en France jouit d’une tradition vieille de plus d’un siècle et demi, ancrée dans les traditions socialistes et communistes et dans une histoire faite de révolutions et d’insurrections qui ont façonné la vie nationale. Refouler cette histoire au profit du bricolage idéologique peu consistant que propose le « populisme » de Mélenchon ou d’Iglesias ne peut que conduire à une impasse. C’est Malcom X qui disait que si on ne connait pas son propre passé, on ne peut comprendre le présent et se préparer pour un avenir de libération.

La vraie question est plutôt celle-ci : que révèle cette revendication d’une identité politique « populiste », qu’est-ce qui rend compte de son succès dans des contextes comme celui de l’Espagne et, maintenant, de la France ? Il faut reconnaître que les tentatives diverses de recomposition d’une force de gauche radicale et anticapitaliste ont échoué et que les organisations qui subsistent ont achevé leur cycle historique. C’est cet échec qui explique tant le « tournant populiste » que traduit le succès de Podemos ou de FI que l’antipolitique qu’exhale la sensibilité anarchiste diffuse qu’on a vu resurgir lors des derniers mouvements sociaux. Ces deux tendances, à première vue parfaitement opposées, constituent à mon sens les deux faces d’une même situation marquée par l’impuissance de la gauche sous toutes ses formes, son incapacité de faire émerger un projet, d’orientation réformiste de gauche ou plus clairement anticapitaliste, qui puisse remettre en cause l’ordre du capitalisme néolibéral et établir des liens organiques avec les classes dominées.

Si on refuse de prendre la mesure de cet échec, on ne peut qu’en reconduire les effets, fût-ce sous des formes en apparence nouvelles. Je n’ai pas de solution d’ensemble à proposer, d’abord parce qu’il s’agit par définition d’une tâche collective et sans doute aussi parce que, sur le plan personnel, je suis encore en train de réfléchir sur la signification de la faillite de l’expérience de Syriza à laquelle j’ai participé. Néanmoins, l’idée de créer un espace de rencontre du meilleur des traditions des mouvements d’émancipation, qui s’ouvre aux thématiques contemporaines de la lutte contre toutes les formes d’oppression, me semble toujours pertinente. Le souci de ne pas reproduire les formes bureaucratisées et aliénantes qui ont marqué la période antérieure est entièrement légitime mais la seule façon qui puisse aboutir à un résultat durable est d’assumer la question de l’organisation dans toutes ses dimensions, y compris celle de l’inévitable « verticalité », donc aussi du leadership et des formes de son contrôle démocratique.

Il me paraît totalement illusoire de penser qu’on puisse affronter avec la moindre chance de succès un adversaire puissant, remarquablement centralisé et prêt à tout pour maintenir son pouvoir sans une volonté collective unifiée et socialement enracinée dans la vie quotidienne des classes exploitées et dominées.
 
Traduit par Soraya Guenifi. 

Stathis Kouvelakis

Stathis Kouvelakis est professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, spécialiste de la Grèce

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