Édition du 23 avril 2024

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États-Unis

Croissance négative aux Etats-Unis depuis 40 ans !

Je précise : croissance négative, entre 1973 et 2014, pour 90 % des Américains, les moins riches. Pas pour les 10 % les plus riches. C’est ce que montre ce premier graphique issu d’une publication (1) du centre de recherche économique Levy Institute de l’Etat de New York. Mais en fait les données sources de ce graphique sont issues de la base mondiale « the world wealth and income database » (2) mise au point sous l’impulsion d’économistes réputés : Alvaredo, Piketty, Atkinson et Saez.

Ce graphique, sorte de résumé stupéfiant de la grande bifurcation du modèle américain, représente l’évolution, en base 100 en 1945, du revenu « réel » (c’est-à-dire déduction faite de l’inflation) moyen des Américains. La courbe du bas correspond au revenu moyen de l’immense majorité (les 90 % les moins riches), et celle du haut aux 10 % les plus riches. De 1945 jusqu’au milieu des années 1970, ces deux catégories ont vu leurs revenus évoluer à la hausse de façon semblable. Ce sont Trente « glorieuses » selon ce critère. Même parallélisme, mais cette fois plutôt à la baisse (légère), de 1974 au milieu des années 1980.

Tout change alors. Pour les 10 % du haut, c’est l’envolée, avec beaucoup de hauts et quelques bas vite surmontés. Pour les 90 %, la tendance est à la baisse : le point d’arrivée, en 2014, se situe nettement en dessous du niveau de 1973 : on peut parler de décroissance ! Si l’on se reporte à la base de données elle-même, on trouve qu’en dollars de 2014 le revenu annuel moyen des 90 % « du bas », gains en capital compris, était de 36.690 dollars en 1973 et de 33.068 dollars en 2014 soit 10 % de moins.

Est-ce qu’il y a des différences à l’intérieur du groupe des 10 % du sommet ? En utilisant la base de données, où l’on trouve entre autres les évolutions des revenus réels moyens des 1 % et des 0,01 % les plus riches, on obtient cet autre graphique (cliquer sur le graphique pour l’agrandir) :

Deux enseignements au moins : d’une part, jusqu’à la fin des années 1970, les revenus de ces trois sous-groupes, riches, très riches et ultra-riches, évoluent de concert (et donc à peu près comme pour les 90 % les moins riches vu le premier graphique). D’autre part, depuis les années 1980, les 1 % voient leurs revenus évoluer à peu près comme ceux des 10 %, mais en revanche les revenus des ultra-riches, les 0,01 %, explosent, pour devenir près de dix fois supérieurs à ce qu’ils étaient en 1945, et près de 5 fois supérieurs à leur niveau de 1980. Vive le capitalisme financier !

Une autre façon de décrire le même phénomène est de s’intéresser à l’évolution de la part (en anglais « share ») du revenu total des ménages qui revient aux 10 % et aux 1 %. Voici le graphique depuis 1913 et jusqu’en 2014, un peu plus d’un siècle. Il est lui aussi fabuleux. Attention : pour la part du revenu qui revient aux 10 %, il faut utiliser l’échelle verticale à gauche, qui va de 30 % à 55 %, et il y a deux variantes, avec ou sans prise en compte des revenus du capital (essentiellement financiers). Pour la part du revenu qui revient aux 1 %, c’est l’échelle de droite, qui va de 5 % à 25 %. En passant, cela veut dire que 1 % des gens captent en 2014 autour de 21 % des revenus (courbe noire), et que les 10 % les plus riches sont proches de 50 % des revenus captés (ce qui veut dire que l’autre moitié va aux 90 % qui restent).

Graphique 3

Et en France ?

Les données les plus récentes de la base mondiale datent, pour la France, de 2012. La part des revenus « accaparée » par les 1 % était de 8,9 % (21 % aux Etats-Unis en 2014), et elle était de 1 % pour les 0,01 % les plus riches (4,9 % aux States en comptant les revenus du capital). Une forte inégalité française, mais il y a encore du boulot pour nos néolibéraux s’ils veulent rattraper les Américains, qui sont depuis 40 ans les spécialistes de la belle croissance pour les 10 %, de l’hyper croissance pour les 0,01 %, et de la décroissance pour les autres.

Notes

1- http://tinyurl.com/h9n2as4

2- http://www.wid.world/

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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