Édition du 12 mars 2024

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Livres et revues

Andrea Dworkin : Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas

Dans son cœur, elle vit le deuil de celles qui n’ont pas survécu

Dans sa préface, publiée avec son aimable autorisation ainsi que celle des Editions Syllepse, Christine Delphy souligne, « une capacité unique à exprimer et à susciter la colère, toutes les colères. Colère de la victime, mais aussi colère de la femme-qui-ne-se-croyait-pas-victime-et-qui-se-reconnaît-pourtant-dans-la-photo-du-meurtre. ».

La préfacière aborde, entre autres, le viol, « Le viol toujours présent comme réalité ou fantasme dans la sexualité masculine ou plutôt patriarcale », la pornographie, « Le viol est le modèle de la pornographie, et la pornographie révèle ce qu’est la sexualité masculine : à la fois effet et garante de la domination des hommes », la réalité des rapports sexuels, « il n’y a pas de « rapports » au sens où « rapport » implique une réciprocité et une mutualité », le langage dont le terme « baise », « baisée », « pas une expression qui décrit mais une expression qui signifie », la liberté et la dignité, « le système sexuel du patriarcat est incompatible avec la liberté et la dignité des femmes », la capacité d’Andrea Dworkin a « dévoiler la lettre cachée ».

Christine Delphy insiste, à très juste titre, sur « la beauté du style, tant littéraire que politique », la non-euphémisation de la réalité, le dépassement des « limites de la décence ». Elle indique les thèmes centraux de ce recueil : « la dénonciation du viol, de l’inceste, de la pornographie, de la prostitution. Ces quatre violences sont liées à ses yeux : la prostitution est un viol répété – on change de violeur, pas de femme ; l’inceste est le premier viol, celui qui conduit souvent à la prostitution ; la pornographie est le modèle de sexualité proposé aux jeunes, surtout aux jeunes hommes, qui leur apprend, s’ils ne le savaient pas déjà, à mépriser, à utiliser et à détruire psychologiquement les femmes, à les rendre incapables de juger les violences exercées contre elles comme « vraiment graves », puisque le reste de la société ne le pense pas, ne les défend pas ».

Elle nous parle de la vie et de l’oeuvre d’une immense écrivaine féministe, de ces combats contre « toute atteinte à la dignité humaine ».

Sexualité comme humiliation des femmes, corps des femmes considérés comme un bien public, viols prémédités et conscience des hommes, érotisation de la domination… « quand une féministe est accusée d’exagérer, c’est qu’elle est sur la bonne voie »

Andrea Dworkin est une extraordinaire écrivaine, une oratrice féministe d’une grande éloquence. Ses textes sont bouleversants de colère et d’humanité. Sans faux-semblants, elle analyse les meurtres, les viols, la pornographie, l’anéantissement des femmes dans la sexualité masculine.

Dans un premier texte, premier amour, elle nous parle des livres comme océan humain, vagues d’expériences, quête temporelle, comblement de l’émotion… Des mots assemblés, des images, Franz Kafka, l’« ignorance amérikaine blanche », le mépris, le silence de l’indifférence, le savoir et son expression, « Je me sentais isolée, enragée, furieuse, violée, blessée, et j’avais tellement peur ». Je, nous, la violation d’une femme par deux individus, les toiles de meurtre et de douleur, la jeunesse et l’adolescence, la découverte de Kate Millet (voir l’article dans ce recueil, Kate Millett, une grande figure de la pensée contemporaine), ce qu’elle commence à ressentir, « J’ai commencé à ressentir ce que l’on me faisait, à l’éprouver, à le reconnaître, à trouver les mots justes pour le nommer », les mots justes, la colère, la rage, une fureur absolue, l’importance de nommer les choses, la spoliation de tout souvenir de liberté, la haine des hommes envers les femmes, les expressions masculines sous des formes sexuelles explicites, « C’était vers le matin, et après que tu m’eus violée comme le font d’habitude les hommes enfermés dans une amertume haineuse, et sans pitié, tu as dit, c’est tout ce qui reste, nous marier, n’est-ce pas ce que les gens font, n’est-ce pas ce que ressentent les gens mariés ? »…

Andrea Dworkin a appris « combien de secondes il y avait dans une journée », a entamé « un parcours depuis toujours interdit aux femmes. Je veux la liberté d’advenir ».

Du désir à la colère, un parcours d’écrivaine, le refus des conventions sociales, le désir et l’écriture, la foule de détails complexes et concrets, Intercourse, Pornography : Men Possessing Women, des livres, des autrices, des souvenirs absents, l’enfance réduite par l’intelligence du prédateur, le viol, la prostitution, la violence domestique, l’indicible, la désintégration physique et la dissociation mentale, les stratégies de discrédit, la politique du féminisme radical, la société du pénis, la liberté et la pornographie, « si la pornographie fait partie de la liberté masculine, alors cette liberté est inconciliable avec la mienne », le sexe comme « catégorie sociale ayant des implications politiques », les flics de la conformité sexuelle, l’idéologie du déterminisme biologique, « leur conception d’une polarité morale fixée de manière biologique, absolue du fait de la génétique, des hormones, des organes génitaux (ou de quelque autre organe, sécrétion ou particule moléculaire qu’ils trouveront à blâmer) »…

Je souligne les analyses du pouvoir, des institutions vouées à son entretien, le droit d’user de la force, l’incapacité physique des femmes comme une forme spécifique d’attribut de beauté, la capacité de terroriser, les actes et les symboles, la biologie remplaçant Dieu, les actes encouragés, le pouvoir de nommer, « La suprématie masculine est fusionnée au langage, de sorte que chaque phrase la proclame et la renforce » (Je fais un pas de coté pour souligner la forte résistance à rendre visible les femmes dans la grammaire, l’affirmation toujours institutionnellement proclamée de la neutralité du masculin, etc. – « Nous n’enseignerons plus que » le masculin l’emporte sur le féminin »), l’extermination des femmes comme sorcières, le pouvoir de propriété dont la propriété de l’épouse, les relations entre viol et mariage, l’argent de la masculinité, la virilité, le sexe, « Le sexe, un mot au potentiel si vaste et si évocateur, est rogné par l’homme jusqu’à ne plus signifier, de fait, que l’intromission du pénis »…

Survivre, les femmes battues, « Un fantôme au poing dressé,un éclair suivi d’une douleur lancinante », le viol comme expérience polluant la vie, les agressions, « Mais la vie d’une femme battue est moins vaste que la terreur qui détruit cette femme jour après jour », la carte mensongère du monde, le tombeau impénétrable d’isolement, les disparitions, les survivantes…

La troisième partie du livre est consacré à la fierté lesbienne, « Pourtant le soleil continue à briller », à la nuit et au danger, « Reprendre la nuit », l’exploitation raciale et l’exploitation sexuelle, les interdits de mouvement pour les femmes, la tuerie à Montréal, l’assassinat des femmes comme politique sexuelle, « Mais nous disons non, et nous l’avons dit suffisamment fort et de façon suffisamment collective pour que ce non ait commencé à résonner dans la sphère publique », la conquête et la possession, la nécessité de désarmer les hommes, « Et je dis que les hommes qui violent choisissent de violer », la terreur et la résistance, le souvenir d’Auschwitz, la violence contre les femmes comme passe-temps généralisé, le harcèlement au travail, l’épidémie de meurtres des femmes, « Nous n’avons pas le temps que vous vous sentiez coupables », 24 heures de trêve et vos actions pour faire « obstacle à votre camp », parler juste d’égalité, « Je parle pour de nombreuses féministes, pas seulement pour moi, quand je vous dis que je suis fatiguée de ce que je sais et qu’aucun mot ne peut exprimer la profondeur de ma tristesse concernant ce qui a été fait aux femmes jusqu’à cet instant même, à 14 heures 24 aujourd’hui, ici à cet instant »

Le dernier texte donne son titre au livre. Le silence des femmes, les viols commis non par des étrangers dangereux « mais par le copain, l’amant, l’ami, le mari … par l’homme dont nous sommes le plus proche et non le plus éloignées », la domination masculine, les mutilations génitales, l’avortement ici imposé et là interdit, l’infanticide des bébés féminins, le mouvement des femmes, garder en mémoire « que tant qu’une femmes est achetée ou vendue où que ce soit dans le monde, vous n’êtes ni libres ni en sécurité »

Une soif de savoir et de dire, de faire tout ce qui pourrait être fait, l’espérance d’un nouvel ordre social, une pulsion d’advenir… A quand la traduction en français de cette puissance fulgurante des mots, des autres livres d’Andrea Dworkin ?

« Je dois vous demander de résister, de ne pas céder – de détruire le pouvoir qu’exercent les hommes sur les femmes, de refuser l’acceptation, de l’avoir en horreur et de faire tout ce qu’il faudra, quoi qu’il vous en coûte, pour l’abolir »

Présentation détaillée du livre

Quelques textes de ou sur l’autrice sont disponibles sur le blogue. Je n’en souligne qu’un, cité par Christine Delphy dans sa préface : Israël : franchement, à qui appartient ce pays ?

De l’autrice :

Les femmes de droite

Pouvoir et violence sexiste

Andrea Dworkin : Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas

Editions du remue-ménage (Québec) & Editions Syllepse

http://www.editions-rm.ca/livres/souvenez-vous-resistez-ne-cedez-pas/

https://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_711-souvenez-vous-resistez-ne-cedez-pas.html

Traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Tradfem, une collective de traduction.

Montreal (Québec) et Paris 2017, 192 pages, 21,95 $

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