Édition du 26 mars 2024

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Élections 2018

Élections du 5 novembre au Nicaragua

Dérives populistes du Front sandiniste

Cette semaine s’achève la campagne électorale qui ramènera probablement à la présidence du Nicaragua le chef « incontestable » du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), Daniel Ortega, même si le FSLN de 2006 n’est qu’une triste caricature du parti qui a mené le peuple nicaraguayen à la révolution à la fin des années ’70.

Après avoir été battu aux trois dernières élections (1990, 1996 et 2001), Ortega semble en bonne position pour l’emporter le 5 novembre malgré de profondes divisions au sein du mouvement sandiniste et malgré de nombreux scandales : un sondage de la firme Cid-Gallup rendu public le 26 octobre (Reuters, 29 octobre) lui attribue 33% des intentions de vote, en avance de 11 points sur Eduardo Montelalegre, un ancien banquier candidat de l’Alliance libérale nicaraguayenne, et de 16 points sur l’autre candidat de la droite et vice-président sortant, José Rizo (Parti libéral constitutionnaliste).

Depuis 2000, 40% des votes sont nécessaires pour gagner l’élection présidentielle, mais 35% peuvent suffire si l’avance du meneur est d’au moins 5%. Ortega pourrait donc l’emporter dès le premier tour. Si un deuxième tour était nécessaire, certains analystes estiment que la droite pourrait être favorisée en raison des clivages entre les différentes factions de gauche. En revanche, les clivages à droite favoriseraient Ortega au premier tour.

Historiquement incapables de ne pas se mêler de la politique nicaraguayenne, les Etats-Unis soutiennent ouvertement Montealegre et menacent le peuple nicaraguayen des pires calamités advenant l’élection d’Ortega. Le candidat Rizo ne trouve pas grâce lui non plus aux yeux de Washington, surtout en raison de son amitié ouverte avec l’ancien président Arnoldo Alemán (1996-2001), condamné à 20 ans de prison pour différentes affaires de corruption. L’ambassadeur états-unien Paul Trivelli a donc travaillé à former une alliance de droite autour de Montealegre, ce dernier se montrant notamment plus favorable aux intérêts des multinationales états-uniennes.

Difficile de savoir combien les Etats-Unis ont pu investir dans la campagne de Montealegre. Ortega, pour sa part, se targue de recevoir l’appui du président vénézuélien Hugo Chávez, promettant une pluie de pétrole (dont dépend le Nicaragua pour 80% de sa production énergétique) sur le pays s’il est élu. Le 7 octobre dernier, le Venezuela a envoyé 319 000 litres de gasoil au Nicaragua à la demande d’Ortega, en pleine crise énergétique.

Populisme sandiniste

Le FSLN mise toujours sur son aura révolutionnaire pour séduire l’électorat. L’extrême pauvreté que subit une majorité de Nicaraguayens et Nicaraguayennes est une arme des sandinistes contre les partis de droite qui se succèdent au pouvoir depuis 1990. 75% de la population vivrait encore avec moins de deux dollars par jour alors que l’émigration au Costa Rica et de plus en plus au Salvador s’intensifie pour y trouver du travail. Dans son programme de gouvernement, le FSLN écrit : « Le Front est né pour lutter pour la liberté. C’est dans sa nature. Son existence n’aurait pas été nécessaire s’il n’y avait pas eu de pauvreté et d’exploitation. La Révolution s’est faite avec ce nord. Chasser le dictateur n’était pas une fin, c’était le moyen de pouvoir développer la justice sociale. »

Les rappels du passé sont nombreux dans la propagande sandiniste, mais ils cachent mal toutes les contradictions du FSLN. Le cas le plus éloquent est sûrement sa toute nouvelle opposition à l’avortement thérapeutique, alors qu’il était jadis en faveur de l’avortement (aujourd’hui illégal au Nicaragua). Le 26 octobre, l’Assemblée nationale a adopté une loi annulant l’article du Code pénal qui, depuis 1893, affirmait la légalité de l’avortement thérapeutique. Le président sortant Enrique Bolaños recommandait une peine de 30 ans de prison pour les femmes qui se faisaient avorter et les médecins qui l’y aidaient. La peine variera finalement de quatre à huit ans de prison.

De tous les partis en lice, seul le MRS (Mouvement de rénovation sandiniste) se porte encore à la défense de l’avortement thérapeutique, au risque de déplaire à l’Église officielle et à une bonne partie de l’électorat attaché à des vieux préceptes religieux réactionnaires.

Voilà bien un exemple de populisme incompatible avec les idéaux de gauche que prétend représenter le FSLN. Le sandiniste René Núñez, président actuel de l’Assemblée nationale, a rappelé à 10 000 manifestants et manifestantes catholiques et protestants que « le [FSLN] s’engage avec vous, avec les évêques et l’Église catholique du Nicaragua et avec les pasteurs de l’Église évangélique, à trouver le chemin le plus rapide [pour rendre l’avortement thérapeutique illégal] en réformant le Code pénal » (Radio La Primerísima, 13 octobre 2006). Dans son programme de Gouvernement de réconciliation et d’unité nationale, le FSLN ose tout de même affirmer vouloir « promouvoir et défendre les droits des femmes, sans exception ».

Divisions au sein du mouvement sandiniste

Les deux autres candidats à la présidentielle sont deux dissidents sandinistes. Edén Pastora (l’ancien comandante Cero qui a mené la prise d’otages au Palais national en 1978) irait chercher 1% des votes pour l’Alternative pour le changement. C’est l’autre candidat qui suscite plus d’espoirs chez les sandinistes déçus et plusieurs groupes sociaux : Edmundo Jarquín représente le Mouvement de rénovation sandiniste (MRS) et est crédité de 13% des intentions de vote. Ancien ambassadeur sandiniste puis haut fonctionnaire de la Banque interaméricaine de développement, il a remplacé à pied levé le candidat vedette Herty Lewites décédé d’une crise cardiaque en juillet dernier.

À noter que Lewites, sûrement le maire le plus populaire de l’histoire du pays, aurait bien aimé remplacer Ortega pour représenter le FSLN aux élections. Mal lui en prit. En mars 2006, un congrès extraordinaire du FSLN décidait de faire annuler carrément les élections primaires. Les membres du FSLN ne pourront plus jamais élire leur candidat à la présidence. Ortega justifiait la décision en déclarant que « les élections primaires causaient beaucoup de problèmes en raison de l’érosion énorme et des frictions qu’elles entraînent au sein des sandinistes » (envio.org.ni).

Le MRS constitue une alliance électorale qui regroupe plusieurs sandinistes de la première heure (au sein du Mouvement de sauvetage du sandinisme) dont des commandants révolutionnaires (Víctor Tirado, Henry Ruiz, Luis Carrión) et des commandants de la guérilla, des artistes comme le poète national et ancien ministre de la Culture Ernesto Cardenal et Carlos Mejía Godoy (candidat à la vice-présidence) ainsi que plusieurs militants et militantes de la base. Le MRS inclut également le Parti socialiste nicaraguayen, le Parti d’action citoyenne, le Parti vert écologiste, l’association Cambio-Reflexión-Ética-Acción et, entre autres, le Mouvement autonome des femmes.

Pour le moment, le MRS ne représente pas une menace sérieuse pour le FSLN. Ses membres tentent avant tout d’exprimer le dégoût d’une bonne partie de la population nicaraguayenne qui se sent trahie par les dirigeants du FSLN après avoir participé à la lutte sandiniste des années ’60, ’70 et ’80. En fait, le MRS n’en a pas contre le sandinisme (dont il se réclame toujours), mais plutôt contre le « daniélisme ».

Le sandinisme des années ‘80

Le sandinisme, dans le contexte de la lutte contre la dictature des Somoza, ce fut d’abord un mouvement articulé autour de trois tendances regroupées dans un parti, le Front sandiniste de libération nationale : 1) les partisans de la lutte populaire prolongée, 2) les partisans de la lutte politique (avec organisation des masses et prolétariat à la direction du mouvement révolutionnaire), 3) les partisans de l’alliance avec l’opposition bourgeoise.

C’est grâce au travail sur ces trois fronts que le FSLN chassait du pouvoir le dernier des Somoza en juillet 1979, au terme d’une lutte de presque deux décennies, mettant un terme à une dictature de près de 43 ans soutenue par les Etats-Unis. Les sandinistes, dirigés par Daniel Ortega, pouvaient mettre leur projet « révolutionnaire » en branle : augmentation de l’accès aux services d’utilité publique comme l’eau potable, l’énergie électrique et le transport public ; nationalisation du système bancaire ; ouverture de l’accès au crédit pour les entreprises de l’État et pour les producteurs et coopératives agricoles ; création d’entreprises d’État dans les domaines agricoles, de l’industrie manufacturière et du commerce ; expropriation de grands propriétaires terriens (dont la famille Somoza) et redistribution des terres à quelque 80 000 familles ; campagne d’alphabétisation nationale faisant chuter le taux d’analphabétisme de 50% à 13% ; restauration des libertés civiles ; abolition de la peine de mort ; légalisation des partis politiques, etc.

Toute la planète semblait saluer les impacts positifs des politiques sandinistes. Même la Banque mondiale qui affirmait que « les projets étaient extraordinairement profitables (successfull) au Nicaragua dans quelques secteurs, plus que n’importe où dans le monde ». C’était jusqu’à ce que Reagan, nouvellement élu président des Etats-Unis, décide de s’attaquer aux vilains communistes, de financer la contre-révolution, de faire pression sur les États et les institutions financières pour qu’ils cessent de soutenir le gouvernement nicaraguayen, d’imposer un embargo économique, autant de mesures pour lesquelles les Etats-Unis seront condamnés en 1986 par la Cour internationale de justice.

Le mal était déjà fait. Avec des coffres vides (60% du budget consacré à l’effort de guerre) et des mesures impopulaires comme le service militaire obligatoire, le FSLN ne pouvait plus répondre aux aspirations du peuple nicaraguayen. Aux élections de 1990, la population a voté pour l’Union nationale d’opposition dirigée par Violeta Chamorro, candidate des Etats-Unis. Le message était clair : soit vous votez pour les sandinistes et ainsi la guerre et l’embargo économique se poursuivront, soit vous votez pour Chamorro et l’aide internationale pleuvra sur votre pays.

Le sandinisme des années ‘90

Après les élections de 1990, avant la prise du pouvoir par Chamorro, les dirigeants sandinistes ont cru bon de s’attribuer des terres, des maisons, des entreprises qui avaient été confisquées par le gouvernement au début des années ’80, pour un total variant de 300 millions à deux milliards de dollars selon les estimations (countrywatch.us). 24 millions auraient été transférés à Ortega et ses proches associés par la Banque centrale du Nicaragua. Les sandinistes se lançaient alors en affaires, consacrant la création d’une élite économique au sein du parti et l’adhésion à un « réalisme politique » justifié par le besoin de maintenir une forme de pouvoir dans la société et par les échecs des régimes communistes d’Europe de l’Est.

Plus tard, en 1998, Ortega donnait son appui au Bloc des entrepreneurs sandinistes, une tendance de droite au sein du FSLN. C’est à cette époque que commençait la négociation du Pacte entre Ortega et Arnoldo Alemán (PLC) qui allait mener à des réformes électorales et constitutionnelles en 2000. Ces réformes visaient essentiellement à assurer la mainmise des deux principaux partis sur les institutions de l’État dont la Cour suprême et le Conseil électoral.

Le naufrage éthique du FSLN, symbolisé par ce Pacte avec un des chefs d’État les plus corrompus de l’histoire récente des Amériques, a poussé l’ex-députée sandiniste Monica Baltodano à la démission. (La otra cara del sandinismo, puntofinal.cl). Selon elle, avec le Pacte, Ortega s’engageait aussi « à démobiliser les forces sociales et à neutraliser la lutte populaire. Il mettait fin à la résistance contre les privatisations, les politiques du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, et les plans d’ajustement structurel ». Pas surprenant que le FSLN ait finalement appuyé cette année le Traité de libre-échange avec les Etats-Unis après avoir changé de position à quelques reprises.

Toujours selon Baltodano, une des pires erreurs du FSLN fut la récupération des différents mouvements sociaux à des fins personnelles. Partie prenante du processus révolutionnaire dans les années ’80, ils restèrent liés au FSLN au début des années ’90 pour résister au néolibéralisme émergent. Beaucoup des confrontations entre les groupes sociaux et le gouvernement se terminaient alors par des négociations au sommet où "la légitimité de la lutte et du leadership des dirigeants populaires [était remplacée] par le leadership d’Ortega et la "priorisation" de ses intérêts personnels". Les mouvements sociaux ont ainsi été incapables d’obtenir quelque gain significatif dans l’intérêt de la population.

C’est là un autre signal envoyé au peuple disant que le changement social au Nicaragua ne pourra passer que par la lutte électorale. Dans le contexte actuel, pour bloquer la droite, le FSLN apparaît malheureusement comme la seule option à court terme pour ceux et celles qui croient que Daniel et sa clique ne seront pas éternels.

Mots-clés : Élections 2018 Nicaragua
Patrice Lemieux Breton

Coordonnateur d’un groupe de solidarité internationale avec le Nicaragua et étudiant en communication publique.

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