Édition du 16 avril 2024

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Cinéma

Des films de fiction ouvrent des pistes pour sortir des visions anciennes

Par Jean-Paul Géhin est sociologue du travail à l’université de Poitiers,
coorganisateur du festival Filmer le travail [1] .

Le festival Filmer le travail est né il y a cinq ans à Poitiers autour d’une idée
simple : engager une réflexion collective autour du travail contemporain,
dont l’évolution apparaît à la fois très rapide, illisible et peu compréhensible
par les citoyens. Pour ce faire, on dispose des acquis des recherches récentes en sciences sociales du travail, qui alimentent de plus en plus les nombreux films documentaires ou de fiction abordant cette question sociale centrale : le travail, qu’il envahisse notre quotidien ou qu’il vienne à manquer, qu’il apporte bonheur ou souffrance, qu’il induise épanouissement personnel ou stress...

À l’occasion des quatre premières éditions du festival (la cinquième se
déroulera du 7 au 16 février 2014), plus d’un millier de films ont été
proposés pour la compétition internationale, environ 200 ont été projetés et
accompagnés de débats abordant tant la thématique traitée que les choix
cinématographiques retenus. Dans leur grande majorité, les films projetés
sont des documentaires de création, genre qui se prête bien à l’organisation
de débats, ne serait-ce que parce que les documentaires abordent en général une question précise et bien cernée, qu’ils mettent en scène des exemples concrets ou encore qu’ils s’appuient souvent, de manière directe (interview de chercheurs) ou indirecte sur les acquis de la recherche... Ce qui permet les échanges, facilite le débat et souvent stimule des témoignages des participants sur leur vécu et leurs représentations du travail.

Des films de fiction sont aussi d’excellents supports pour engager un débat.
C’est en particulier le cas des oeuvres de grands cinéastes contemporains
tels que Laurent Cantet, Ken Loach ou les frères Dardenne... Des réalisateurs à qui Filmer le travail a rendu hommage car leurs oeuvres, centrées sur les rapports sociaux de travail, abordent des aspects que la caméra du journaliste ou du documentariste a du mal à saisir : pratiques illégales ou cachées, relations intimes au travail, liens entre travail et hors travail, rapports sociaux dans des groupes restreints. La fiction peut alors permettre de se dégager des contingences du réel pour mieux en rendre compte.

Les fictions mobilisées dans ce cadre présentent bien des caractéristiques
communes : elles reposent sur des approches documentées, mobilisant des
faits divers, des emprunts au réel, des témoignages ; à côté de comédiens
professionnels, elles font souvent appel à des amateurs qui jouent peu ou
prou leur propre rôle ; elles reprennent des techniques issues du cinéma
documentaire comme la caméra à l’épaule ou le tournage en toute petite
équipe ; elles explorent ainsi les frontières de plus en plus mouvantes et
floues entre fiction et documentaire.

« Les fictions reposent sur des approches documentées, mobilisant
des faits divers, des témoignages ; elles explorent les frontières de
plus en plus mouvantes et floues entre fiction et documentaire. »
Pourtant, dans un contexte où de plus en plus de films situent leur action
dans le champ du travail, des relations professionnelles, sociales ou
économiques, on peut s’interroger sur la pertinence de ces fictions pour
déclencher et alimenter des débats fructueux sur le travail. Deux films sortis
cet automne permettent d’éclairer la question. Grand Central, deuxième film
de la jeune réalisatrice Rebecca Zlotowski, est l’histoire d’un amour fatal
entre Karol (Léa Seydoux) et Gary (Tahar Rahim), tous deux membres de la
petite communauté des intérimaires du nucléaire. C’est une chronique sociale mélodramatique qui conjugue invisible contamination et amour impossible...

Et établit une tension forte entre fusion amoureuse et fission nucléaire.
Cette tension se retrouve dans le rapport que le film entretient au réel. D’un
côté, les relations humaines et l’ambiance de travail dans ce groupe
d’ouvriers sont montrées avec beaucoup de justesse : présence permanente
du danger ; risques que prennent les intérimaires avec leur santé et les
règles de sécurité pour sortir de la galère ; effet de réel induit par le
tournage dans une vraie centrale, quasi achevée mais jamais mise en service, les Autrichiens ayant voté la sortie du nucléaire. D’un autre côté, certaines scènes prennent des distances ou pour le moins opèrent des raccourcis avec le réel : dramatisation de l’accident dans le coeur du réacteur, poubelle de déchets nucléaires renversée sur la jambe du héros, nombreuses tricheries avec les appareils de mesure de la radioactivité. Même si la vraisemblance de ces scènes est discutée par certains spécialistes, elles introduisent un effet de dramatisation qui rend bien compte des représentations qu’ont ces ouvriers de leur travail et du danger nucléaire.

Un autre film qui sort juste en salle, Workers, du jeune réalisateur mexicain
José Luis Valle, pose également la question du rapport au réel des films de
fiction, et donc de leur capacité à alimenter un débat sur le travail. Avec en
arrière-plan l’impressionnante frontière entre le Mexique et les États-Unis à
Tijuana, le film met en scène deux travailleurs en fin de carrière : Rafael,
balayeur depuis trente ans dans une fabrique d’ampoules électriques,
apprend qu’il n’a pas été déclaré et qu’il ne touchera pas de pension ; Lidia,
femme de ménage d’une milliardaire qui lègue à sa mort toute sa fortune à
son animal de compagnie, se retrouve au service d’une chienne.

La trame narrative de cette fiction apparaît a priori peu vraisemblable,
comme sa fin pour le moins inattendue. Cette distance avec le réel est
d’ailleurs renforcée par le jeu distancié des acteurs, la lenteur des actions et
les longs plans-séquences. Pourtant, en durcissant le trait, en proposant une fable moderne, Workers nous dit quelque chose du réel et de l’évolution des relations de travail. Il met l’accent sur le poids des rapports de classe, sur le caractère inacceptable des inégalités sociales qui se creusent. Renforcé par un humour discret et pince-sans-rire, le film nous propose une caricature stimulante.

On pense alors à un grand classique du cinéma mettant en scène le travail
industriel, les Temps modernes, de Charlie Chaplin. Ce qu’il nous donne à
voir du travail à la chaîne est, pour le moins, peu réaliste. Mais cette vision
de l’ouvrier au service de la machine, prisonnier des rouages mécaniques et
ayant perdu le contrôle du temps, a orienté et influence toujours nos
conceptions et nos représentations collectives du travail.

Chacun à leur manière, Grand Central et Workers nous offrent des pistes
pour se dégager un peu de cette vision ancienne et encore si marquante, en
inventant des images, en explorant des représentations plus en phase avec
le travail aujourd’hui, très majoritairement orienté vers les activités de
services aux personnes.

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