Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Economie mondiale

Eléments rapides sur la dynamique du capitalisme mondialisé

Le texte qui suit est une contribution à la réflexion engagée sur l’évolution de la situation géopolitique globale, centrée sur trois aspects majeurs de la dynamique du capital mondialisé.

La dynamique du capital mondialisé présente plusieurs facettes. On a choisi dans ce texte d’en privilégier trois : les transformations des flux d’investissements internationaux, le report sur les salariés du risque lié à la production et à l’écoulement des marchandises, et la financiarisation.

Il est essentiel de comprendre que l’évolution du secteur productif (de l’ « économie réelle ») procède du même mouvement que la financiarisation et s’articule avec elle. La finance n’est pas un pur parasite qui prospérerait sur un corps sain.

1. Des capitaux non issus du « Premier Monde » sont désormais des acteurs majeurs de l’investissement international. D’après le rapport 2014 sur les investissements internationaux (investissements directs internationaux-IDE) de la CNUCED (organisme des Nations-Unies), les pays classés comme « en développement » et « en transition » ont investi, en 2013, 553 milliards de dollars, soit 39 % des sorties mondiales d’IDE, contre seulement 12 % au début des années 2000.

La Chine est désormais (après les USA et le Japon), le troisième pays investisseur international (avec en 2013, 101 milliards de $ d’IDE, contre 136 milliards pour le Japon et 338 milliards pour les Etats-Unis). Les IDE en provenance de Chine atteignent presque le niveau des IDE qui entrent en Chine (124 milliards en 2013). Pour avoir une idée de l’importance réelle de la Chine en la matière, il conviendrait sans doute de tenir compte des flux concernant Hong Kong (non inclus dans les chiffres précédents) : les IDE sortant de Hong Kong se sont élevés en 2013 à 92 milliards de dollars (4e rang mondial) pour des entrées de 77 milliards de dollars. A propos des IDE en provenance de Chine, le rapport précise qu’en 2013, les « sorties d’IDE ont fait un bond de 15 %, à101 milliards de dollars, en raison d’un certain nombre de méga transactions dans des pays développés. D’ici deux à trois ans, les sorties d’IDE de la Chine devraient être supérieures à ses entrées ».

Au-delà des cas montés en épingle des investissements émanant de la péninsule arabique (qui correspondent à l’utilisation de la rente pétrolière), des groupes issus de puissances économiques montantes (Chine mais aussi, à une moindre échelle, Inde, Brésil, Turquie, etc.) contribuent à remodeler la structure de l’économie internationale. Il faut préciser qu’il s’agit bien ici, non de placements financiers volatils mais d’investissements durables dans des entreprises. C’est en ce type d’opération que Lénine voyait un des critères de définition de l’impérialisme. A titre symbolique, on relèvera qu’un des anciens piliers de la domination américaine en Amérique latine, la United Fruit Company (devenue Chiquita) vient de passer sous pavillon brésilien. Autrement dit, ce à quoi on assiste aujourd’hui ce n’est pas seulement à un déplacement de la production manufacturière mondiale (ce qui est déjà en soi un phénomène majeur) mais bien à une reconfiguration progressive du capitalisme international.

Cette évolution ne fait que commencer : si les flux d’investissement en provenance de Chine augmentent, le stock d’investissement chinois à l’étranger est globalement limité au regard du stock d’investissements étrangers en Chine. Pour ce qui est de l’Union européenne, elle a investi en Chine en 2012, 15,5 milliards d’euros et en a reçu 7,7 milliards tandis que le stock d’IDE en provenance de Chine se montait fin 2012 à 28,8 milliards d’euros alors que le stock des investissements européens en Chine s’élevait à 118,1 milliards d’euros (mais, partis de bas, les premiers sont en forte augmentation).

Il serait évidemment nécessaire d’étudier plus précisément les cibles sectorielles et géographiques des investissements extérieurs de la Chine et des autres pays « en développement » ou « en transition » et les acteurs de ces investissements (notamment dans le cas de la Chine dont des entités publiques importantes sont des pourvoyeurs d’IDE). De la même façon que, pour ce qui est de l’industrie chinoise, il importerait de déterminer son degré propre de maitrise des hautes technologies.

2. Le report sur les salariés de la totalité du risque lié à la production et à l’écoulement des marchandises est une donnée majeure. Il s’agit de protéger le capital des aléas et de lui assurer une sorte de revenu minimum garanti pour reprendre l’expression de Frédéric Lordon (les fameux 15% de rentabilité financière) même dans les périodes où la conjoncture est mauvaise pour l’entreprise.

Cela prend d’abord la forme de la précarisation grandissante des salariés dans les pays où des garanties de stabilité de l’emploi avaient été conquises, avec la montée, encouragée par les politiques publiques, des contrats précaires et à temps limité et des pseudo-statuts d’indépendants. Ainsi, au Royaume-Uni, le nombre de travailleurs indépendants a explosé depuis 2008 ; ils représentent en 2014 près de 15 % des emplois.

Ensuite, on assiste au niveau international à une mise en concurrence généralisée des travailleurs (le nombre de salariés insérés sur le marché mondial augmentant par ailleurs considérablement avec la fin du bloc de l’Est et le retour de la Chine au capitalisme), celle-ci étant largement impulsée par les entreprises des pays dominants traditionnels :

• Il convient ainsi de corriger dans une large mesure la vision selon laquelle les productions des nouveaux centre industriels d’Asie envahiraient les marchés des pays à revenus élevés par une espèce de loi des vases communicants du simple fait de leurs coûts de production plus bas. Les produits chinois, et a fortiori bangladais, cambodgiens, etc. n’arrivent généralement pas dans les grands centres de consommation des pays développés en fonction d’une stratégie des firmes d’origine : celles-ci sont jusqu’à présent largement dépourvues des moyens de toucher directement les acheteurs et également de s’adapter aux spécifications des marchés (cela commence à être moins vrai pour la Chine pour certains types de biens et, dans une moindre mesure, pour l’Inde et le Brésil).

Les grandes chaines de distribution des pays développés importent pour les écouler des produits dont elles définissent les caractéristiques. Aux Etats-Unis par exemple, c’est Walmart qui est au premier chef responsable de l’arrivée massive de produits importés à bas prix (d’après la publication Ramsès de l’année 2010, 80% des produits vendus par la chaine dans ses magasins américains sont fabriqués en Chine). Des analogues existent en Europe. Ce n’est que dans certaines régions du Tiers Monde (Afrique notamment) que des commerçants d’origine chinoise fournissent en produits chinois au point de concurrencer la production locale. D’autres firmes, à partir de produits et de prototypes élaborés dans des centres de recherche américains, européens, japonais, et désormais sud-coréens, … font fabriquer des produits sous leur étroite supervision : c’est le cas, par exemple, de Nike ou d’Apple en Chine. Les firmes industrielles ou de services des mêmes pays recourent à des inputs qui leur permettent de réduire leurs coûts : ces inputs, matériels dans un premier temps, sont désormais aussi immatériels : ainsi les prestations de l’informatique, surtout indienne, ou des centres d’appels de langues diverses.

• De plus en plus, des agencements internes aux entreprises et dans leurs rapports avec les sous-traitants relèvent de la logique de concurrence contrainte. Les différents établissements d’une entreprise sont parfois mis en concurrence pour la réalisation d’un investissement, le lancement d’une production ou la fourniture d’une prestation, qu’ils soient implantés dans différents pays ou au sein du même Etat : c’est le cas dans l’automobile pour l’attribution des nouveaux modèles. C’est cette évolution qu’illustre cette citation de Franck Don, délégué central du syndicat CFTC chez PSA : « Les usines automobiles travaillent comme les chantiers navals : une commande procure du travail, après il faut attendre et espérer gagner le prochain contrat. Nous n’avions pas cette culture dans l’automobile » (cité par le magazine « L’Usine nouvelle » du 5/11/2014).

3. La financiarisation. Le développement du capital fictif, inhérent au capitalisme moderne, a pris ces dernières années des proportions considérables. Le capital fictif correspond dans son essence à des engagements de paiement sur la production à venir ou, dit autrement, à l’accumulation de droits de tirage sur de la valeur non encore produite (sont ici repris des éléments empruntés au livre de Cédric Durand, « Le capital fictif, Comment la finance s’approprie notre avenir », Les prairies ordinaires, 2014).

• Marx a identifié trois formes de capital fictif : la monnaie de crédit, les titres de la dette publique et les actions.

• Le capital fictif n’est pas indépendant du rythme réel de l’accumulation (qu’il peut contribuer à accélérer) mais dans le même temps il acquiert une existence autonome : toutes ces créances et titres peuvent circuler (ainsi les actions peuvent être revendues en Bourse) alors que la production n’est pas encore effective.. Quelques chiffres sur l’importance de ce capital fictif (à partir de calculs de Cédric Durand) pour les onze pays capitalistes les plus riches :

Le crédit au secteur privé non financier est passé de 71% du PIB de ces pays à 174% en 2007 (il y a eu ensuite avec la crise une stagnation ou un recul selon les pays).

Entre le milieu des années 70 et 2012, la dette publique des pays riches passe en moyenne de 30% du PIB à environ 90%.

La capitalisation boursière (titres émis par les entreprises a également progressé en longue période (avec de fortes inégalités entre les pays, surtout depuis le début des années 2000).

Au total, les formes de capital fictif pour lesquelles existent des données suffisamment fiables atteindraient 340% du PIB des onze pays capitalistes les plus développés.

• Dans les années récentes se sont développées des formes plus sophistiquées de capital fictif qui se situent à un degré supérieur d’éloignement des processus productifs et opère par dérivation par rapport aux formes précédentes. Le lien entre prêteur initial et emprunteur initial se distend : ainsi des titres de créance sont regroupés et vendus sous forme de titres qui peuvent ensuite circuler. La somme de capital fictif accumulé peut prendre des proportions sans commune mesure avec le potentiel productif effectif.

Le « shadow banking » (institutions non soumises à la règlementation bancaire) connaît un développement exubérant. Selon le Conseil de Stabilité Financière (FSB), cette finance parallèle représentait 75.000 milliards de dollars d’actifs à fin 2013. Soit 50 % du système bancaire et un quart du total des actifs financiers. Le « shadow banking » s’approche ainsi de son pic historique, à environ 120 % du PIB des pays couverts par l’étude, à comparer aux 124 % atteints avant la crise, en 2007. … Banques conventionnelles et « shadow banques » sont en fait étroitement liées ; les entités du « shadow banking » sont en partie le fruit du contournement par les banques de la réglementation et n’existent qu’au moyen des garanties et des liquidités bancaires.

• Cette explosion du capital fictif correspond à un accroissement vertigineux par rapport à la production de marchandises. Les profits financiers augmentent et ne sont pas fictifs : ils correspondent à un pouvoir d’achat, à un droit sur la richesse produite. La finance ne crée pas de valeur et les profits financiers correspondent à des transferts de revenus issus des activités productrices de valeurs. Les intérêts payés par les ménages sont une ponction sur les revenus du travail. Les intérêts payés sur la dette publique sont une ponction sur les impôts qui correspondent eux-mêmes à une ponction sur les revenus de travail ou du capital. Les prêts aux entreprises permettent d’accaparer une part des profits du secteur productif ; il en est de même des dividendes des actions. Pour ce qui est des gains en capital (différences entre les prix de vente et d’achat d’un titre), ils ne correspondent pas à une captation de valeur du secteur productif et résultent de la variation de prix d’un élément du capital fictif (on parle ici des plus-values effectivement réalisées à l’occasion de la vente d’un titre, et non des plus-values potentielles). Ces gains en capital peuvent être globalement nuls (les gains des uns correspondent aux pertes des autres) ; s’ils sont globalement positifs pendant un temps pour une catégorie d’actifs fictifs, c’est que le marché de ces actifs a attiré davantage de capitaux-argent disponibles (épargne, capitaux importés, crédits bancaires) ou que les marchés ont été soutenus par l’intervention des banques centrales (Cf. la politique de la Réserve fédérale américaine récemment).

• Au total, l’autonomie de la finance n’est que relative : ses fluctuations peuvent s’éloigner de l’économie réelle mais elle ne peut se détacher de la contrainte de l’extraction de la plus-value. La stabilité des marchés financiers dépend de la garantie que les engagements passés seront tenus. La validité de ces engagements passés se matérialise dans les profits financiers. Garantir la continuité des profits financiers pour éviter l’effondrement des banques et de la pyramide des titres en circulation, a été la préoccupation centrale des gouvernements et banques centrales dans la crise actuelle une fois prise la mesure de sa gravité (après la faillite de la banque Lehman Brothers). Les politiques d’austérité budgétaire visent ainsi à rassurer les marchés sur les paiements de la dette publique.

• La financiarisation a soutenu la croissance en soutenant la consommation, notamment aux Etats-Unis et, dans une certaine mesure, en apportant des ressources supplémentaires aux entreprises. Mais son sur-développement en accentue les contradictions. Celles-ci se sont manifestées depuis 2007 (crise des subprimes, crises bancaires, emprise des dettes publiques en Europe). A chaque moment, les pouvoirs publics (Etats, Banques centrales) se sont activé. Le capital fictif a en effet besoin de ces interventions pour régulariser et garantir les profits financiers. Mais les interventions des Banques centrales, notamment lorsqu’elles fournissent aux marchés des liquidités quasi-gratuites, alimentent les comportements spéculatifs qui produiront les soubresauts futurs.

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