Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Extrait de l’entrevue de Franck Gaudichaud « Géopolitique impériale, progressismes gouvernementaux et stratégies de résistance (1/2) »

En Amérique latine, la distinction entre réformes et révolution est-elle épuisée ?

Le cycle de démocratisation et de mobilisation sociale, inauguré depuis le milieu des années 1990 dans un contexte de résistances aux politiques néolibérales en Amérique du Sud, suppose un défi politique considérable pour les mouvements sociaux, les organisations de gauche (émergentes et historiques), ainsi que pour la pensée critique latino-américaine. Penser le pouvoir populaire d’après ces coordonnées, géopolitiques et intellectuelles, implique un exercice de connaissance et d’appropriation des principaux processus en cours, en examinant leurs limites, leurs potentialités et leurs acquis.

Cette entrevue est reprise du site contretemps.eu | Le titre de cet extrait est de la rédaction de PTAG.

Bryan Seguel : En comprenant le scénario hétérogène des gauches latino-américaines selon la manière dont elles surgissent ou selon comment elles sont oxygénées par les mobilisations sociales, l’historien et politologue cubain Roberto Regalado signale que, dans ce contexte, la distinction classique – faite par les marxistes – entre « réformes ou révolution » - serait épuisée. Penses-tu que cette considération est adéquate ?

Franck Gaudichaud : Tout dépend de quelles « gauches » nous parlons. Je note tout d’abord que Roberto Regalado étudie essentiellement le camp progressiste gouvernemental, ce qui laisse hors de son analyse de nombreuses gauches, collectifs et partis latino-américains, en incluant les plus « radicaux ». Si nous faisons un bilan nuancé, ce fameux « tournant à gauche » a permis principalement de sortir en partie de la « longue nuit néolibérale », selon une expression du président Correa. Comme le signale le sociologue équatorien Franklin Ramírez, ce qui naît aujourd’hui en Amérique latine, ce n’est pas la révolution, ce n’est pas le réformisme social-démocrate traditionnel ou le populisme au sens classique, ce ne sont pas non plus seulement « deux gauches » (l’une modérée et l’autre radicale) : les progressismes actuels incarnent essentiellement un retour et une certaine régulation de l’État, des politiques sociales qui redistribuent, de manière ciblée et souvent conditionnée, une partie de la rente vers les plus pauvres et l’affirmation d’une ère de « néodéveloppement » capitaliste, après des décennies de néolibéralisme. Autrement dit une époque de meilleur contrôle étatique des ressources stratégiques et naturelles, sans rompre les règles du jeu de l’économie de marché, en renégociant les relations avec les multinationales ou la recherche de divers niveaux de consensus avec les bourgeoisies locales (aujourd’hui, en Bolivie, entre 60% et 80 % des bénéfices de la rente du gaz reviennent à l’État et le reste aux multinationales ; avant Evo Morales, c’était le contraire…). Dans le cas des processus nationaux-populaires les plus radicaux, comme au Venezuela et en Bolivie, cette dynamique s’accompagne, ou plutôt se base sur une forte orientation et des discours anti-impérialistes et décolonisateurs : après sa nouvelle élection, en octobre 2014, Morales a dédié sa victoire à « ceux qui luttent contre l’impérialisme et contre le néolibéralisme ».

Ce scénario, cristallisé autour de nettes victoires électorales, se caractérise par l’affirmation croissante de figures présidentielles charismatiques (on peut parler d’hyper-présidentialisme) et d’importants processus d’Assemblées constituantes (Bolivie, Equateur, Venezuela), avec l’apparition de nouveaux droits fondamentaux : droits de la nature, États plurinationaux, référendums révocatoires, etc. Il est évident que, dans un premier temps, nous avons assisté à de nouvelles dynamiques de démocratisation et à la mise en vigueur de réformes sociales qui ont permis de diminuer en même temps la pauvreté et l’inégalité sociale de manière notable (la pauvreté a baissé de plus de 20 points en Bolivie et au Venezuela, même si dernièrement la pauvreté augmente à nouveau à Caracas, produit de la crise). Ces gouvernements doivent compter avec des forces sociopolitiques, médiatiques et économiques (internes et externes) très puissantes, hostiles et capables de manipulation de l’opinion publique et de subversion militarisée : rappelons le coup d’État d’avril 2002 à Caracas et certaines tentatives en cours depuis 2013, les coups d’État « institutionnels » au Paraguay et au Honduras, la quasi-sécession des régions les plus riches de la « demi-lune » en Bolivie, le soulèvement de la police équatorienne contre Correa, etc. Les exécutifs usent et abusent d’ailleurs du danger « impérialiste » pour tenter de faire taire les critiques et souder les populations autour de leur politique. Mais, clairement, il ne s’agit pas de processus révolutionnaires comme ceux vécus au XXe siècle, comme dans les cas cubain en 1959 ou nicaraguayen en 1979. Depuis Marx – pour le moins – et ses études sur la Commune de Paris, quelques signes fondamentaux des dynamiques révolutionnaires sont la rupture de l’appareil d’État, la transformation des rapports sociaux de production et l’irruption de ceux/celles d’en bas sur la scène politique nationale. Nous ne sommes pas exactement dans de telles conditions dans l’Amérique latine d’aujourd’hui, malgré la place de la rhétorique et de la symbolique révolutionnaires (révolution « du XXIe siècle », « citoyenne » ou « communautaire-indigène »), l’émergence plébéienne et les transformations existantes sur le plan politique, bien réelles et profondes.

Alors, lorsque Roberto Regalado affirme que la distinction entre « réforme ou révolution » n’est plus valide, je dirais qu’est valide la distinction entre « réformisme ou révolution », dans un scénario différent de celui des XIXe et XXe siècles. Nous avons peut-être besoin de penser aujourd’hui, à la lumière des expériences récentes d’Amérique latine, en termes de « réformes et révolution » ou plutôt de « réformes en révolution permanente », c’est-à-dire de politiques publiques radicales dans des processus démocratiques ouverts destinés à révolutionner la société et ses structures, appuyées sur le développement de formes croissantes de pouvoir populaire constituant. Nous devons assumer que, dans certains contextes spécifiques, il peut y avoir des processus ininterrompus de réformes démocratiques et post-néolibérales qui ouvrent la voie, par la bas et par le haut, depuis des gouvernements de gauche, des gouvernements du peuple travailleur, comme depuis les luttes de classes. En fait, il suffit de relire les textes des révolutionnaires russes (Lénine, Trotsky, etc.) ou de Rosa Luxemburg pour constater qu’au début du siècle passé les révolutionnaires ne commirent pas l’erreur de confondre réformes et réformisme. Et c’est pour cela que nous ne pouvons pas opposer, de manière adialectique et dogmatique, la réforme à la révolution, le conflit social à la bataille électorale, les gouvernements populaires aux luttes de classes, l’unité du peuple travailleur à l’unité des gauches, etc. Pour suivre Claudio Katz, il s’agit de récupérer aujourd’hui les sens stratégiques de « l’avenir du socialisme », sans perdre la boussole des discussions nécessaires et des pas tactiques audacieux, créatifs, autogestionnaires, transitoires, pour réussir à unifier et regrouper les travailleurs, les indigènes et les secteurs populaires, ainsi que les gauches anticapitalistes, toujours très divisées. Sans cette unité de ceux/celles d’en bas, et sans indépendance de classe, il y aura seulement permanence de divers populismes ou de néolibéralisme de guerre. De la même manière, selon Katz, l’objectif est de concevoir des processus de transformation de moyenne et longue durée, avec des sauts qualitatifs et des ruptures nettes, par-delà la caricature de « l’assaut » au palais présidentiel (qui, en réalité, n’a rien à voir avec la pensée dialectique de Lénine) ou des illusions – de nouveau à la mode – de la voie institutionnelle où se trouvent aujourd’hui la majorité des « progressismes ».

Pour que tu me comprennes bien, j’insiste sur le fait que cette perspective de « réformes en révolution permanente » signifie ne pas abandonner la stratégie et l’intention révolutionnaires (et par conséquent la transformation de l’État et des formes de propriété) ; car dans le cas contraire, l’effet immédiat est de lutter pour des réformes démocratiques qui finissent par être purement électoralistes, en pensant l’État comme « neutre » et possible à « améliorer », à partir des marges du capitalisme périphérique : c’est-à-dire, en fin de compte, des ajustements « progressistes » dans le cadre du modèle existant, comme c’est le cas au Brésil, en Uruguay ou avec le « néo-sandinisme » ortéguiste au Nicaragua. De fait, Roberto Regalado lui-même se demande si les actuelles gauches gouvernementales représentent un « recyclage » de vieux schémas ou réellement des vents nouveaux de changement. Je dirais que la clé continue d’être la relation de ces gouvernements avec les luttes sociales, les salarié-e-s et le peuple, leurs positions par rapport à l’impérialisme, aux classes dominantes, mais aussi par rapport aux défis essentiels du temps présent : les logiques décolonisatrices et indigènes, environnementales et du bien vivre, féministes et anti-patriarcales. Plusieurs intellectuel-le-s de gauche (comme par exemple Isabel Rauber ou Marta Harnecker) pensent qu’en Bolivie, au Venezuela et, dans une moindre mesure, en Equateur, existent des processus de démocratisation, anti-impérialistes, post-néolibéraux, toujours « en dispute ». De fait, dans ces pays, plusieurs secteurs révolutionnaires appuient de manière critique – et avec plus ou moins d’autonomie – les évidentes avancées associées à ces gouvernements progressistes ou nationaux-populaires sur le plan de la souveraineté nationale, de l’intégration régionale, de la santé, de l’éducation, de l’alphabétisation, des infrastructures, de la diminution notable de la pauvreté extrême, de l’inclusion politique de populations jusque-là subalternes et méprisées par les élites. Les expériences des Assemblées constituantes dans ces trois pays sont une leçon pour toute la région (et particulièrement pour le Chili, où la Constitution de la dictature continue d’être en vigueur). Ainsi, en Bolivie, il n’y a pas de doute sur le fait qu’il y a eu révolution des subjectivités, transformation démocratique paysanne-indigène, déplacement de l’élite gouvernante oligarchique et raciste ; mais pas une révolution en termes de transformation radicale (c’est-à-dire « à la racine ») du rapport capital-travail et capital-nature. C’est un processus ouvert post-néolibéral. Au Venezuela, plusieurs groupes du chavisme populaire ou anticapitaliste comme – entre autres – Marea Socialista ont clairement appuyé Chávez, intégrés le PSUV (Partido socialista unido de Venezuela) avec pour intention d’influer politiquement sur le « peuple bolivarien ». Et aujourd’hui, ils tentent tant bien que mal de maintenir cette orientation avec le gouvernement du président Maduro, en dénonçant néanmoins publiquement les incohérences gouvernementales, les capitulations des bureaucraties étatiques, en appelant toujours à une « révolution dans la révolution » et à contre-attaquer face à l’offensive subversive de la droite néolibérale ou de l’impérialisme. Cette position est d’autant plus difficile à tenir à mesure que les élites du « chavisme sans Chávez » s’enfoncent chaque jour un peu plus dans la crise économique, la corruption et la déliquescence politique.

Pour cela, il est important de voir que pour d’autres intellectuels et courants politiques à gauche, comme les équatoriens Decio Machado ou Pablo Dávalos par exemple, cette phase progressiste-néodéveloppementiste cacherait surtout les nouvelles figures d’une « démocratie disciplinaire » qui coopte et canalise les mouvements et les classes populaires, tout en oxygénant un capitalisme local-mondial en crise par des investissements publics. Alberto Acosta, ex-président de l’Assemblée constituante équatorienne, ou le sociologue marxiste Marío Unda, pensent ainsi que le correisme s’est transformé en un « nouveau mode de domination bourgeoise » et de restauration conservatrice, avec un discours de changement très marqué accompagnant une modernisation économique capitaliste nationale. Cette modernisation survient aussi dans d’autres pays, combinant le recyclage de vieilles formes du populisme avec de nouvelles figures du bonapartisme latino-américain : par exemple, que penser du kirchnérisme en Argentine et de son étonnante capacité de contrôle social ? Que penser des agressions verbales, par écrans interposés sur la télévision publique, du président Correa contre des mouvements indigènes ou des militants écologistes (qualifiés d’« infantiles » ou de « terroristes ») ? En analysant le cas équatorien et l’autoritarisme croissant du gouvernement envers le mouvement indigène, mais aussi contre les défenseurs du projet Yasuni, son rejet violent de toute perspective féministe, ses déclarations anti-avortement, on voit une claire détermination du « progressisme » à rejeter les dissidences ou les critiques sociales et politiques « d’en bas, à gauche ». Le dernier épisode de cette tendance régressive fut l’annonce par Rafael Correa de sa volonté de déloger de son siège historique la Confédération des nationalités indigènes de l’Equateur (CONAIE), selon des justifications légales fallacieuses. Clairement, cela signifie une tentative d’en finir avec l’un des bastions de la résistance aux attaques des gouvernements libéraux, alors que la CONAIE porte aujourd’hui de dures critiques à la « révolution citoyenne ». Un acte dénoncé avec raison comme « injuste et politiquement insensé » par Boaventura de Sousa Santos, sociologue portugais qui a longtemps soutenu et conseillé ce gouvernement. Dans ce cas, comme dans d’autres, le devoir de solidarité consiste à dénoncer ces faits, sans ménagements, ni génuflexions devant le pouvoir, quel que soit l’occupant du siège présidentiel.

De même, comment analyser aujourd’hui, à deux ans de son décès, le phénomène charismatique-populaire chaviste ? Certes, quelqu’un comme l’argentin Ernesto Laclau – en raison de sa propre filiation péroniste – expliquait que la « raison populiste » peut être progressiste et « démocratisatrice » ou régressive et autoritaire en Amérique latine, selon son contenu, ses dirigeants, ses politiques publiques et ses inclinaisons, en permettant la constitution de « logiques d’équivalence » au sein du peuple, autour d’un programme de souveraineté populaire anti-oligarchique et anti-impérialiste. Mais cette approche pose problème en diluant allégrement tout conflit de classe et différenciation sociale sous la notion globale de « peuple », d’où l’impérieuse nécessité d’une analyse critique, ouverte et « classiste » de ces expériences. À rebours et de manière un peu symétrique, Raúl Zibechi, dans son livre Progre-sismo, affirme que les gouvernements progressistes auraient finalement eu un rôle dépolitisant de la société et des classes populaires parce qu’ils auraient réussi à « domestiquer » une grande partie des mouvements de résistance de la période 1990-2000. Selon une optique gramscienne originale, le sociologue mexicain Massimo Modenesi lit pour sa part le progressisme sud-américain actuel comme une « révolution passive », en raison de son caractère contradictoire et de ses effets démobilisateurs. Selon Modenesi, même avec des sauts et des soubresauts spécifiques, les gouvernements progressistes ont réussi à devenir hégémoniques, à se reproduire dans le temps à partir de la construction de forts consensus pluri-classistes et électoraux (particulièrement face aux oppositions de droite) et à mener à bien, dans une durée de 10-15 ans, une combinaison entre processus de transformation politique, réformes sociales et conservation de l’ordre existant et de ses équilibres en termes de rapports sociaux de production. En résumé, un scénario complexe, mais néanmoins ouvert pour les gauches anti-capitalistes, qu’il faut déchiffrer sans dogmes ou sectarismes (ce qu’une partie des militants de gauche à parfois beaucoup de mal à faire…).

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