Édition du 16 avril 2024

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Europe

En Italie, la gauche a tout fait pour ne pas gagner

Plus de 4,7 millions de voix ont été perdues par la gauche, et sept millions par la droite... « Le jeu est dans les mains des élus de la liste Grillo : vont-ils trouver un accord point par point avec la gauche sans entrer dans aucune coalition gouvernementale ? », s’interroge Salvatore Palidda, sociologue (université de Gênes).

Tiré de la section Blogues de Mediapart.

L’interprétations des résultats des élections a plongé les Italiens dans la confusion. Politiciens, journalistes, sondeurs, courtiers de Bourse sont perdus, car les résultats ne correspondent pas aux pronostics plutôt rassurants qui donnaient une majorité suffisante à la coalition de gauche : encore une heure après la fin des scrutins, les sondages “ instantanés ” confirmaient ces prévisions.Puis juste après, sur la base d’un échantillon des bulletins, ils indiquaient exactement le contraire ! Finalement, les résultats sont tels que presque tout le monde, formaté par de traditionnelles grilles de lecture aujourd’hui aveugles, tâtonne à les comprendre. Ces grilles ignorent le réel bouleversement : le vrai gagnant, c’est le mouvement Cinq Etoiles (M5S) du comique Grillo, devenu le premier parti à la chambre des députés.

Le paradoxe incroyable de ces élections est que la coalition de gauche est arrivée en tête, en nombre de voix, au Sénat et à la Chambre des députés. Mais le système électoral (communément appelé « porcellum » et voulu par la droite) du Sénat assigne les sièges sur une base régionale. De ce fait, qui arrive en tête dans les régions dotées d’un grand nombre de sièges y obtient plus d’élus, même si, à l’échelle nationale, il n’a pas la majorité des votes.

Voilà donc que la coalition de gauche a la majorité absolue à la Chambre des députés (340 élus sur 630, grâce à la prime de majorité), mais seulement 113 sénateurs alors que la majorité requise est de 158. Pour sa part, la coalition de droite n’a que 124 élus à la Chambre des députés et 116 sénateurs.

Voilà donc que la gauche n’a pas la majorité au Sénat et ne peut pas l’avoir, même en faisant alliance avec les 18 sénateurs de la liste Monti ; mais à son tour la droite, rescapée grâce à une performance extraordinaire du vieux Berlusconi, n’a aucune chance de réaliser une alliance qui puisse lui donner la majorité au Sénat, et pas de majorité du tout à la chambre des députés.

La seule possibilité de créer une majorité serait que la coalition de gauche se mette d’accord avec la liste M5S de Grillo. Mais cela est impossible, car cette dernière liste exclut tout accord avec les vieux partis, jugés pourris et responsables de l’état catastrophique du pays, sauf au coup par coup, sur des points bien précis correspondant à son programme. L’autre paradoxe est que ce programme apparaît assez proche de la gauche et lointain de la droite –sauf qu’il semble trop radical par rapport aux orientations néo-libérales de la gauche (le PD, venant du parti communiste mais aussi d’une partie de la Démocratie chrétienne, a épousé depuis longtemps la cause néo-libérale style Blair, pire que le PS français ou le PSD allemand).

Alors, qui a donné à la liste M5S de Grillo 25,55 % à la Chambre des députés et 23,79 % au Sénat, soit 8 689 168 voix ? Les données nous disent que la droite dirigée par Berlusconi a perdu 7 141 397 voix par rapport à 2008 (malgré une forte récupération, car il y a trois mois elle était donnée à 12 %). La coalition de gauche a perdu 4 766 025 voix. A ces pertes de la droite et de la gauche, il faut ajouter 5% d’augmentation des non-votants, soit 2,85 millions (au total le taux d’abstention atteint 25 %, plus de 14 millions).

Malgré l’aveuglement de la plupart des commentateurs, il apparaît évident que la liste de Grillo a pris des voix à droite comme à gauche, mais aussi parmi des gens qui n’avaient jamais voté, alors que d’autres, anciens électeurs de droite, ne sont pas allés aux urnes. Si la gauche n’a pas obtenu la large majorité attendue par les sondages, c’est parce qu’elle n’a pas su être crédible : au contraire, elle a continué à donner l’impression d’épouser la rigueur de Monti et de vouloir gouverner encore avec ce commis d’Etat, qui s’est révélé le plus impopulaire nouveau leader politique italien. Autrement dit, la gauche a tout fait pour ne pas gagner, et donc c’est la liste de Grillo qui a pu rafler la majorité des voix sur le marché.

Et seule l’ineptie des leaders de la gauche peut expliquer la grande remontée de Berlusconi qui, face à des concurrents nuls, a pu jouer son habituelle démagogie à coup de promesses intenables mais efficaces auprès de son « peuple ». Et oui, comme quelques rares observateurs le signalent, c’est la gauche qui pendant vingt ans a permis l’existence de Berlusconi, des racistes de la ligue du Nord et de leurs milieux corrompus ou carrément criminels. C’est cette gauche qui, quand elle a été au gouvernement, n’a jamais adopté de loi sur le conflit d’intérêts pour empêcher ces gens d’asservir le bien public à leur affaires privées, n’a jamais changé la loi électorale, et, pire, s’est mêlée aux affaires, comme le prouvent les scandales concernant des leaders de la gauche – dernier cas, très grave : la banqueroute de la banque de Sienne contrôlée par la gauche (le pauvre Lorenzetti se révolte dans sa tombe : il fut le créateur des représentations du bon et du mauvais gouvernement en 1337 dans la mairie de Sienne).

Comédien très habile, bien épaulé par un inquiétant gourou de la communication via le web, Grillo a fait une campagne spectaculaire, arrivant à remplir toutes les places de toutes les régions ; il s’est proposé comme un chef charismatique qui refuse le rôle du chef : lui n’a pas été candidat ; il insiste toujours sur la nécessité de renverser totalement la pratique politique ; il invoque la démocratie directe ; il ne promet rien et il invite chacun à prendre sa vie en main par la participation politique pour sauver le pays et lui-même. Au delà des doutes et soupçons découlant des ambiguïtés de Grillo et de son gourou, force est de constater que leurs élus, assez souvent, semblent être des gens corrects, sans prétentions, motivés et assez respectueux de la res publica.

Il sera très difficile à la gauche d’arriver à se mettre d’accord avec la liste de Grillo, même si cela se fait déjà en Sicile, où cette liste est le premier parti depuis les élections d’il y a huit mois. Il est très difficile d’imaginer que la gauche accepte de se mettre en question, mais cela serait obligatoire pour adopter le programme de Grillo, qui en réalité reprend toutes les revendications des verts et de la « gauche de la gauche » dans les divers pays européens. Ce sont ces revendications qui ont attiré un très grand nombre d’électeurs vers Grillo, des points que seule la stupidité d’une vieille gauche bureaucratisée et très auto-réferentielle a pu ignorer ; voici les principales : réduction du salaire des parlementaires à un tiers, abolition des missions militaires à l’étranger et des dépenses militaires, salaire minimum garanti, priorité absolue pour les énergies renouvelables ou « vertes », abolition des remboursements des dépenses des partis pour les élections et de toute sorte de financement des partis, des syndicats et de leur presse, enseignement de la Charte constitutionnelle et examen obligatoire pour chaque représentant public, réduction à deux mandats parlementaires et de toutes autres charges publiques, interdiction d’exercer une autre profession pendant le mandat parlementaire, interdiction du cumul des charges des parlementaires, interdiction d’élection pour les condamnés, participation directe de tous les citoyens à tout événement public via le web, institution d’une vraie “ class action ”, referendum sur l’euro et re-négociation de la dette du pays, répression dure contre la corruption, la fraude fiscale, les abus et toute autres délits des pouvoirs, transparence totale.

Juste après avoir pris connaissance des résultats, Berlusconi a tout de suite proposé une entente entre la gauche et sa coalition. L’enjeu est clair : il cherche à « sauver les meubles », c’est-à-dire ses affaires. C’est uniquement pour cela qu’il s’est battu comme un fou pour réussir à remonter la pente, arrivant à promettre de payer de sa propre poche le remboursement de l’impôt sur le logement, la démonstration étant faite que les caisses de l’Etat n’en ont pas les moyens. Un aspect apparaît clair : les relativement bons résultats obtenus par Berlusconi, surtout en Lombardie, montrent que dans cette région, la plus importante d’Italie, la pénétration des mafias et de la corruption dans toutes les coulisses des administrations locales a été puissante et reste très forte. Et cela malgré les nombreuses enquêtes judiciaires encore en cours. Trois quarts des élus sur les listes de Berlusconi et de la Ligue du Nord risquaient de finir en prison s’ils n’avaient plus l’immunité parlementaire. Et voilà comment l’investissement dans les élections a pris valeur de survie.

Maintenant, le jeu est dans les mains des élus de la liste Grillo : vont-ils trouver un accord point par point avec la gauche sans entrer dans aucune coalition gouvernementale ? Il y a tout d’abord des échéances urgentes : il faut élire le nouveau président de la République, ce qui implique un forte majorité de tout le parlement ; il en va de même pour l’élection des présidents de la chambre des députés et du Sénat, et ensuite des commissions parlementaires, qui sont les principaux lieux des choix législatifs. Pour l’instant, rien ne semble accréditer la possibilité d’un gouvernement de gauche, minoritaire au Sénat mais qui pourrait miser sur les ententes coup par coup avec les élus de la liste Grillo.

Salvatore Palidda

professeur de sociologie à l’université de Gênes (Italie)

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