Édition du 16 avril 2024

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Québec

Regards sur la CAQ - Fiche technique

Faut-il réduire le nombre de fonctionnaires au Québec ?

Guillaume Hébert est chercheur à l’IRIS | tiré de la lettre de l’IRIS

Faits saillants

En une décennie, la taille de la fonction publique n’a crû que de 0,3 % alors que la population qu’elle dessert a augmenté de 9,1 %. En deux ans, le gouvernement a déjà réduit de 9617 postes équivalents temps complet les effectifs du secteur public liés à l’administration. Le manque de ressources humaines pousse l’administration publique à faire appel à des sous-traitants privés plus dispendieux et qui réduisent l’expertise dans les secteurs publics.
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Proposition

La Coalition avenir Québec (CAQ) a pris l’engagement de réduire le nombre de fonctionnaires durant la dernière campagne électorale. En procédant par attrition – c’est-à-dire en ne remplaçant pas l’ensemble des fonctionnaires qui partent à la retraite, décèdent ou quittent la fonction publique – la CAQ voudrait réduire de 5000 le nombre de personnes œuvrant dans les services administratifs de l’État [1] Par cette mesure, le parti politique de François Legault estimait pouvoir économiser 381 millions de dollars d’ici 2022-2023.

Mise en contexte

FONCTION PUBLIQUE OU SECTEUR PUBLIC ?

01 Il convient en premier lieu de clarifier la notion de « fonctionnaire ». Lorsqu’il est question des travailleurs et travailleuses de l’État, il y a souvent confusion entre les « fonctionnaires » et tous les « employé·e·s du secteur public ». Il y a pourtant une différence majeure entre ces deux catégories.

02 Les fonctionnaires constituent l’effectif de la « fonction publique » du Québec. Il s’agit des personnes qui œuvrent dans les ministères et organismes gouvernementaux. En revanche, les enseignant·e·s dans les écoles, les préposés à l’entretien dans les hôpitaux, les travailleurs sociaux dans les centres jeunesse, les cadres dans les universités ou encore les secrétaires chez Hydro-Québec ne sont pas des fonctionnaires, mais bien des « employé·e·s du secteur public. ». Les employé·e·s du secteur public, qui sont près d’un demi-million, sont presque dix fois plus nombreux que les fonctionnaires.

03 On comprend par conséquent qu’en affirmant vouloir supprimer 5000 postes de fonctionnaires ou 1 % des emplois de cette catégorie de travailleurs et de travailleuses, François Legault utilisait le mauvais terme et faisait plutôt référence aux employé·e·s de l’État de façon élargie. Voyons comment a évolué l’effectif des deux catégories en question dans les dernières années.

04 En une décennie, la taille de la fonction publique n’a crû que de 0,3 % alors que la population qu’elle dessert a augmenté de 9,1 %. 09 En deux ans, le gouvernement a déjà réduit de 9617 postes équivalents temps complet les effectifs du secteur public liés à l’administration. 15 Le manque de ressources humaines pousse l’administration publique à faire appel à des sous-traitants privés plus dispendieux et qui réduisent l’expertise dans les secteurs publics.

Y A-T-IL TROP DE FONCTIONNAIRES ?

04 En 2017-2018, l’effectif de la fonction publique du Québec s’élevait à 57 429 équivalents temps complet (ETC). Il y a dix ans, il en comptait 57 250. En une décennie, la taille de la fonction publique a donc crû de seulement 0,3 % alors que la population qu’elle dessert a augmenté de 9,1 %.

05 On s’aperçoit de fait que la taille de la fonction publique, après avoir atteint 60 249 personnes en 2013-2014, a diminué de 6,6 % en quatre ans dans la foulée des politiques d’austérité du dernier gouvernement. Le graphique 1 montre l’évolution du nombre de fonctionnaires par 1000 habitant·e·s au Québec depuis dix ans. Après une baisse temporaire entre 2009-2010 et 2011-2012, une légère remontée en 2012-2013 et en 2013-2014, ce nombre diminue abruptement entre 2013-2014 et 2016-2017.

06 Le portrait serait plus saisissant encore si on reculait plus loin dans le temps puisque l’objectif de couper des postes dans la fonction publique est énoncé de façon récurrente. Déjà en 1996, il s’agissait d’un des moyens identifiés par Lucien Bouchard pour rétablir l’équilibre budgétaire, alors qu’il a aboli 1958 postes [2]. En 2003, la réingénierie de l’État dont Monique Jérôme-Forget fait la promotion passe également par la réduction de la fonction publique. Le gouvernement de Jean Charest l’a fait diminuer de 5,5 % entre 2003 et 2008 [3].

07 Les données parcellaires sur le nombre de fonctionnaires au Québec semblent indiquer que leur nombre connaît une tendance à la baisse depuis près de 40 ans. On peut en effet estimer que leur nombre par 1000 habitant·e·s a diminué de 30 % entre 1980 et 2008 et que cette baisse a été suivie d’une autre réduction de 8 %, telle qu’illustrée au graphique 1. Le nombre de fonctionnaires a diminué en dépit de l’ajout de nouvelles responsabilités, telles que l’entrée en vigueur du régime d’assurance médicaments en 1997 ou le transfert de plus d’un millier de fonctionnaires fédéraux à la suite de la mise en œuvre de l’entente Canada-Québec relative au marché du travail.

Y A-T-IL TROP D’EMPLOYÉ·E·S DANS LE SECTEUR PUBLIC ?

08 En affirmant vouloir réduire de 1 % le nombre d’employé·e·s du secteur public, on comprend que la CAQ ciblait le personnel de l’État au sens large, donc en ajoutant à la fonction publique l’ensemble des secteurs parapublics (notamment ceux de l’éducation et de la santé) et des sociétés d’État. Il s’agit d’une importante catégorie de travailleuses et de travailleurs, proche d’un demi-million d’ETC, soit 483 473 pour l’année 2016-2017.

09 Les données du Secrétariat du Conseil du trésor montrent comment a évolué ce chiffre entre 2014-2015 et 2016-2017. Ces données figurent au tableau 1.

10 On s’aperçoit qu’en deux ans seulement, le gouvernement libéral de Philippe Couillard a réduit le nombre d’employé·e·s de l’État québécois d’un nombre équivalent à 11 056 postes à temps complet. Calculé autrement, cela signifie 20 millions d’heures de travail rémunérées en moins par le gouvernement. 11 La catégorie de personnel qui a subi le plus grand recul au Québec est précisément celle à laquelle François Legault prétend vouloir s’attaquer, soit le personnel administratif et technique. Le tableau montre qu’elle a reculé de 7094 postes (ETC) en deux ans à peine, soit près de 65 % de l’ensemble des réductions d’effectifs. Si on ajoute les compressions imposées aux cadres (- 2523), on atteint presque les 10 000 ETC de moins. C’est dire que 87 % des postes supprimés dans les dernières années appartenaient à l’administration. François Legault, sans offrir beaucoup de détails sur ses propositions, entend donc réduire les services là où ils ont déjà été les plus restreints.

SOURCE : Conseil du trésor, L’effectif de la fonction publique du Québec, 2011-2012 à 2017-2018.

TABLEAU1
12 Faute de transparence, il est ardu de retracer toutes les données sur l’évolution du nombre de travailleuses et de travailleurs du secteur public dans les dernières décennies. Des données partielles concernant les réseaux de la santé et de l’éducation (où travaillent environ 60 % des employé·e·s du secteur public au Québec) montrent dans quelle mesure le nombre d’employé·e·s de bureau a diminué à partir du tournant des années 2010. C’est ce qu’indique le graphique 2. Rappelons que pendant ce temps, la population québécoise nécessiteuse de services de qualité augmente sans cesse.

Impacts anticipés
LA CAPACITÉ DU SECTEUR PUBLIC DE RENDRE DES SERVICES

13 Si une baisse de personnel peut être attribuable, dans l’absolu, à un gain d’efficacité, elle peut également indiquer une réduction de la capacité à rendre des services. Comme dans n’importe quelle grande organisation publique ou privée, le personnel administratif est nécessaire pour que le reste des travailleuses et travailleurs puissent accomplir leur travail. La réduction continuelle par une baisse d’effectifs de la capacité de l’État à rendre des services à la population a des impacts nocifs si elle nuit à l’accessibilité ou à la qualité des services.

14 C’est d’ailleurs ce que déplorait la protectrice du citoyen dans son rapport annuel 2014-2015. Elle constatait que les compressions budgétaires cumulées ont affecté de plus en plus les services à la population, notamment ceux que reçoivent les personnes plus vulnérables, et que cet appauvrissement se traduit par « des conséquences comme des longs délais, des avantages ou des indemnités réduits, des services auxquels on n’a pas accès avec l’intensité requise, en temps opportun ou tout simplement pas accès [4] ».

L’ACCROISSEMENT DE LA SOUS-TRAITANCE

15 Lorsque le nombre de travailleuses et de travailleurs est insuffisant, l’État doit parfois avoir recours à la sous-traitance, et les problèmes qui accompagnent celle-ci sont désormais bien connus.

16 Dans une étude publiée en 2013 [5], l’IRIS concluait en se basant sur un tour d’horizon de plusieurs expériences de sous-traitance que celle-ci coûte plus cher ou du moins ne permet pas de se prémunir contre les dépassements de coûts ; qu’elle s’accompagne souvent de complications qui entraînent des délais ; qu’elle ne garantit d’aucune façon la qualité du travail accompli ; qu’elle réduit la transparence des activités et des dépenses de l’État et qu’elle provoque inévitablement une perte d’expertise.

17 La perte d’expertise est en effet la cause identifiée dans plusieurs cas de sous-traitance généralisée au Québec. Pour ce que même la CAQ a désigné comme un « bordel informatique » dans ses propositions électorales, les ministères et organismes ont payé chèrement la perte de leur expertise interne. L’État est devenu dépendant de ses sous-traitants, y compris pour la détermination des besoins. Lorsque les fonctions stratégiques des grands projets sont sous-traitées, le gouvernement n’a plus la capacité de garder le contrôle de ses projets de développement. 18 Même constat dans le domaine de la construction. La Commission Charbonneau a expliqué que le recours à la sous-traitance a rendu le ministère des Transports – dont les effectifs avaient été réduits de 12,8 % entre 2003 et 2008 – vulnérable aux pratiques de corruption et de collusion, tandis que la perte d’expertise interne l’a empêché de maintenir une capacité d’analyse autonome vis-à-vis de ses partenaires privés [6].

19 Dans le système de santé et de services sociaux, on a eu recours à la sous-traitance pour les services alimentaires et les services d’entretien, entre autres [7]. Dans ces deux cas, la qualité des services s’en est trouvée directement affectée. La mainmise des firmes transnationales de préparation de repas dans les hôpitaux a régulièrement eu pour effet d’appauvrir les menus d’établissements où le souci nutritif devrait au contraire être relevé. Par ailleurs, la sous-traitance occasionne une dégradation des conditions de travail du personnel d’entretien, et le taux de roulement élevé qui en découle serait lié au développement de maladies nosocomiales. Les suppressions de postes finissent ainsi par coûter cher.

20 Enfin, le personnel clinique du réseau sociosanitaire déplore déjà la surcharge de tâches administratives ; c’est notamment le cas des professionnel·le·s de la santé qui doivent compiler des données [8]. Une réduction du personnel administratif risque d’accentuer encore davantage la pression sur des professionnel·le·s de la santé qui consacrent déjà trop de temps à du travail non clinique.

Recommandations de l’IRIS

21 Les propositions de la CAQ relatives à la réduction du nombre d’employé·e·s du secteur public sont largement prématurées et laissent planer le risque d’une dégradation accrue de la qualité et de l’accès aux services publics. En campagne électorale, la CAQ a offert peu de détails sur les analyses qui l’amenaient à proposer la suppression de 5000 postes par attrition.

22 Les données montrent que, tant dans la fonction publique que dans les réseaux de la santé et de l’éducation, le personnel administratif a déjà été grandement réduit depuis dix ans. Cette tendance, qui s’ajoute aux coupes des années 1990 dans la foulée du déficit zéro et à celles du début des années 2000 avec la réingénierie de l’État, devrait amener le nouveau gouvernement à faire preuve de beaucoup plus de prudence avant de diminuer davantage les effectifs des services publics. Surtout que ce type de coupe paramétrique ne se fonde que sur la croyance qu’il y a toujours trop d’employé·e·s du secteur public, quoi qu’il en soit des services à rendre à la population.

23 Enfin, ce type de proposition s’accompagne de risques non négligeables. Les dernières années ont montré à de nombreuses reprises comment l’affaiblissement des ressources du secteur public a été, dans les faits, compensé par la sous-traitance, souvent coûteuse et inefficace, et ce, en plus de dilapider l’expertise précieusement acquise au fil des ans au sein de l’État, qui devient ainsi dépendant des sous-traitants, notamment en informatique et en génie.


[22 Pierre Vennat, « Revue de l’année 1996 », La Presse, 28 décembre 1996.

[33 Secrétariat du Conseil du trésor, L’effectif de la fonction publique du Québec, 2007-2008 : Analyse comparative des cinq dernières années, Gouvernement du Québec, 2009. tresor. gouv.qc.ca/fileadmin/PDF/effectif_fonction_publique/rapp_07-08.pdf.

[44 Simon Boivin, « “L’austérité a fait mal”, dit la protectrice du citoyen », Le Soleil, 29 septembre 2016.

[55 Guillaume Hébert et al., « La sous-traitance dans le secteur public : coûts et conséquences », IRIS. En ligne https://iris-recherche.qc.ca/publications/sous-traitance

[66 Bruno Bisson, « Le MTQ était “vulnérable” à la collusion », La Presse, 25 novembre 2015. En ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/commissioncharbonneau/201511/24/01-4924468-le-mtq-etait-vulnerable-a-la-collusion.php. Secrétariat du Conseil du trésor, ibid., p. 51.

[77 Guillaume Hébert, Nouveaux CHUM/CUSM : Vers la sous-traitance des services alimentaires, IRIS. En ligne : iris-recherche.qc.ca/publications/nouveaux-chumcusm-versla-sous-traitance-des-services.

[88 Radio-Canada, « Des tâches administratives accrues pour les employés des centres jeunesse », 17 octobre 2016. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/808656/ centre-jeunesse-employes-sondage-charge-travail. Jessica Nadeau, « Des quotas "gonflés" pour un financement plus élevé », Le Devoir, 24 mars 2015

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