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Florence Johsua : anticapitalistes : une sociologie historique de l’engagement

Notre héritage n’est précédé d’aucun testament

Publié le 3 décembre 2015 | Entre les lignes, entre les mots

Pour Vlad qui fût pour beaucoup dans mon militantisme

Quelques remarques préalables.

Je ne saurais lire cet ouvrage, en abstraction de mon passé, de mon appartenance partisane pendant vingt ans, même si les périodes analysées dans l’enquête par l’auteure me sont étrangères. Je reste dubitatif sur la capacité de certaines « catégories » ou de certains « concepts sociologiques » à saisir les contradictions internes aux rapports sociaux, à rendre compte des mouvantes et historiques complexités. La pluridisciplinarité devrait s’imposer. Il conviendrait, par exemple, de faire une analyse historicisée et comparative avec d’autres organisations dans des configurations institutionnelles différentes, ou dans d’autres territoires, nationaux ou non, de mettre en résonance les histoires (dont la part mythique ou imaginaire) perçues et transposées avec d’autres regards, d’admettre des dimensions très contingentes, etc.

Pourtant, et Florence Johsua le montre remarquablement, des analyses détaillées des trajectoires militantes, des « comment » de l’engagement militant éclairent indéniablement les réalités. Il convient donc de s’intéresser aux « engagements incarnés », aux métamorphoses de l’engagement militant, aux temporalités imbriqués dans les discours, aux pratiques et aux cadres de perception ou de pensée des militant-e-s, à l’interaction entre le contexte politico-social et les possibles « inscrits » dans les parcours des individu-e-s, entre phénomène collectif (un parti envisagé justement comme « une relation sociale ») et activité sociale individuelle…

Sans oublier le nécessaire tissage de sens entre une « histoire périssable parce qu’éparpillée » ou « inconnue parce que mal visible », une compréhension du comment plutôt que du « pourquoi »…

Malgré une première lecture, en âge précoce et donc un saisissement d’abord que très partiel, le texte de Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » m’a aussi fait l’effet d’une déflagration, comme l’écrit l’auteure, « Il a mis des mots sur ce rapport particulier à l’histoire que j’ai incorporé, sans le vouloir, sans le penser, au cours de ces années. Je considère que la sociologie doit poser son regard sur les vaincus de l’histoire – pour sauvegarder leurs mémoires, leurs paroles, leurs actes, bref, leurs traces de l’effacement ».

L’objectif de l’auteure est de saisir le militantisme sous toutes ses facettes, ici de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) puis du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), « L’objectif n’est pas seulement de dresser un portrait sociodémographique de l’organisation, mais de proposer une sociologie des trajectoires biographiques des militants, resituée au confluent de l’histoire sociale de la France contemporaines et des histoires individuelles », dont les contenus stratégiques et programmatiques, la structuration des cadres de perception et de réflexion, les conditions sociales d’élaboration, les innovations et les ré-élaborations, les façons dont les militant-e-s et leur organisation « ont cherché à changer la vie… militante » mais pas seulement, les « permanences et les mutations de l’engagement »…

Je n’aurais probablement ni lu ni écrit la même chose, si cet ouvrage n’était parcouru par le souffle toujours insatisfait et subversif du « principe espérance ». Et sur ce point aussi, il convient de complimenter Florence Johsua. Le titre de cette note est une phrase de René Char citée par l’auteure en conclusion.

L’ouvrage est divisé en trois parties :

  • Les logiques sociales de l’engagement
  • La (re)production idéologique de l’engagement partisan
  • Changer la vie… militante

Dans la première partie, Florence Johsua analyse, entre autres, la sociographie des militant-e-s, leur intégration dans le travail salarié et la « surreprésentation des « secteurs en luttes » : éducation, social, santé », leurs ressources culturelles, leurs âges, les effets de génération et l’importance du renouvellement, la « séquence du reclassement » des militant-e-s des « années 68 », des contraintes matérielles et des éléments plus subjectifs, les réinvestissements de « savoirs », les poursuites d’engagement sous d’autres formes, les valeurs partagées, l’organisation politique comme lieu de formation (dont l’éducation à la lecture, l’entraînement à la discussion), les « risques de dissonance » entre les différentes « sphères d’existence », le temps et les activités chronophages, les conséquences biographiques de l’engagement politique, les impacts des investissements dans le monde du travail sur l’organisation politique…

L’auteure se penche aussi sur « la production sociale de la révolte », les transformations du recrutement, « cette communauté d’expériences et ses effets sur la structuration de leurs représentations du monde social », le poids de la socialisation scolaire, les éléments « d’identité », les « sens de l’injustice », la « puissance d’agir »…

Dans la seconde partie, Florence Johsua aborde les « dimensions idéologiques de l’engagement », les éléments stratégiques et les propositions concrètes, le passage de la « question stratégique » aux « hypothèses stratégiques » puis à sa « mutation en point d’interrogation » (je souligne l’importance de cette dimension), la « place incontournable du vote et des élections dans les réflexions stratégiques » des nouveaux et des nouvelles adhérent-e-s, la question du recours à la violence, les projets de société et la société en projets, les « paysages du désir », « la réévaluation du poids des différentes activités sociales dans la vie d’un individu », la temporalité et les perspectives, les « catégories d’intelligibilité disponibles pour saisir la réalité », le cycle des défaites, les reconversions militantes et leurs effets en retour sur l’organisation politique…

Dans la dernière partie, l’auteure analyse les changements de la vie « militante », l’irruption des revendications des femmes et des homosexuel-le-s, les « résistances et rémanences d’un mode de militantisme hérité de la longue histoire du mouvement ouvrier », le « révolutionnaire professionnel », l’activisme forcené, la non-place du « je », les impacts du « le privé est politique », la prise en compte de « la perspective du genre », « Dans l’histoire et ses représentations, ni la guerre ni les révolutions n’ont un visage de femme. L’histoire telle qu’elle se fait et se transmet opère un tri de genre sélectif. Les femmes du mouvement ouvrier, vaincues parmi les vaincus, subissent même un double effacement. En tant qu’ouvrières, elles apparaissent en effet comme des vaincues de l’histoire et, en tant que femmes, comme les vaincues de leur propre classe ». J’ai particulièrement apprécié les paragraphes sur la sexuation du pouvoir, les rapports sociaux de sexe, la domination de genre, l’oppression spécifique des femmes, le modèle androcentrique de militantisme.

L’auteure aborde aussi les modalités variées d’engagement, le multi-positionnement, les clivages entre militant-e-s, le sentiment d’illégitimité pour certain-e-s, le langage et les vocabulaires culturellement sélectifs, les « passions joyeuses »…

« Quand les grandes espérances ont du plomb dans l’aile, les petites repoussent à ras de terre, dans les résistances prosaïques et les conspirations minuscules » (Daniel Bensaïd). Et nous n’avons pas pas dit notre dernier mot…

De l’auteure :

« Les conditions de (re)production de la LCR, l’approche par les trajectoires militantes » dans Partis politiques et système partisan en France dirigé par Florence Haegel, Presse de Science Po, collection Références, 2007

« La dynamique militante à l’extrême gauche : Le cas de la LCR » Cahiers du CEVIPOF

En complément possible : ContreTemps n°19, L’engagement en questions, regards-sur-les-pratiques-militantes/

Florence Johsua : anticapitalistes : une sociologie historique de l’engagement

Editions La Découverte, Paris 2015, 282 pages, 23 euros

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