Édition du 23 avril 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

Harvey Weinstein et la question des complices – Ce que la campagne #MoiAussi nous rappelle à propos des agressions sexuelles

Moi, j’aimerais savoir ce qu’aurait dit Andrea Dworkin à propos de Harvey Weinstein.

Cela fait un demi-siècle que Dworkin – participante controversée à la première génération de féministes radicales à réfléchir aux violences sexuelles – et ses consœurs de la deuxième vague du féminisme ont amorcé la conversation contemporaine à propos de ces violences, et j’ai parfois l’impression que cette conversation piétine.

Claire Potter est professeur d’histoire et rédactrice en chef de la revue Public Seminar à la New School.

Tiré de Entre les lignes, entre les mots.

Voyez par exemple le fait que les agressions sexuelles répétées de Weinstein contre les femmes étaient un secret de polichinelle dans le monde du cinéma, du journalisme et de la politique depuis au moins 30 ans. C’est dire que des centaines de personnes ont conspiré pour dissimuler son comportement de prédateur.

Oui, conspiré. C’est cette conspiration, ainsi que la façon dont elle a pris fin, qui m’amène à me demander ce que Dworkin elle-même aurait pu écrire dans ce contexte. Féministe souvent rejetée et vilipendée par les féministes libérales, Dworkin comprenait que les collègues et les camarades de travail, les amis et les membres de la famille des prédateurs jouent un rôle clé pour permettre et dissimuler la violence sexuelle. Mais elle croyait aussi que le son de la voix des femmes était un puissant antidote contre ce qu’elle reconnaissait comme une forme d’oppression omniprésente.

Dworkin aurait sans doute trouvé dans l’affaire Weinstein une certaine confirmation de son analyse.

C’est notamment vrai parce que la conspiration entourant Weinstein s’est effondrée lorsque les femmes se sont mises à parler. Et bien que Weinstein ait été limogé en tant que directeur général et forcé à démissionner du conseil d’administration de la société portant son nom, les femmes n’ont pas cessé de prendre la parole. Même de l’extérieur d’Hollywood, elles affluent sur les tribunes Facebook et Twitter pour ajouter au hashtag #MoiAussi leurs histoires de harcèlement sexuel, de pelotage ou d’agressions subies.

Dworkin a contribué à généraliser la prise de parole publique comme manière de combattre la violence sexuelle en brisant le silence qui l’entoure. Le témoignage personnel est devenu, depuis les années 1970, une arme féministe reconnue contre la violence sexuelle : ce sont les femmes racontant leurs histoires et les autres femmes acceptant de les croire, qui ont porté au grand jour pour la première fois le viol, l’inceste et d’autres formes de violence contre les femmes, amenant ces enjeux dans l’arène des politiques sociales.

Les prises de parole qui ont propulsé le mouvement féministe radical contre ces violences – un rituel dans lequel des femmes prenaient le micro une à une pour transmettre leur récit – s’expriment maintenant dans la sphère publique numérique. Si les marches Reprendre la Nuit (Take Back the Night) ne semblent pas avoir endigué la vague de violence sexuelle, je suppose que nous pouvons encore essayer de Reprendre le réseau Facebook.

Mais nous devrons le faire sans Dworkin. Elle est décédée le 9 avril 2005 d’un arrêt cardiaque, en manquant, entre autres, la révolution des médias sociaux.

C’est peut-être une bonne chose. Ouvertement méprisée par de nombreuses féministes (dont certaines semblent avoir à peine lu ses œuvres) parce que qualifiée d’« anti-sexe » Dworkin aurait été aujourd’hui massacrée par ses adversaires sur Twitter et Facebook. Son insistance sur le fait qu’être l’objet de la violence masculine – sexuelle ou autre – était l’expérience caractéristique de toutes les femmes, rendait mal à l’aise la plupart des hommes, et même beaucoup de féministes, allant jusqu’à les enrager contre elle.

Son affirmation que les violeurs ne commettent jamais leurs crimes isolément lui valut également peu d’alliés. Dans la décennie qui a suivi la publication de son premier livre en 1974, Woman Hating, Dworkin a raffiné sa théorie selon laquelle les hommes sont « complices » les uns des autres pour maintenir la suprématie de genre au moyen de violences contre les femmes.

Dworkin s’est servie d’une définition radicale de ce que faisaient les hommes pour livrer les femmes aux mains de leurs agresseurs, que ce soit activement ou passivement. L’amitié masculine était une forme de complicité particulièrement dangereuse, a-t-elle soutenu. « C’est par la complicité masculine que les hommes mettent le plus souvent en péril la vie des femmes », disait-elle. « Ces liens entre les hommes font de toute femme une conquête légitime et inévitable des amis masculins d’un homme et conduit à d’innombrables cas de viol. Les femmes sont souvent violées par les amis de leurs amis. » Mais l’inaction et le silence étaient aussi des formes de collusion, qui poussaient même les femmes à accepter le silence que leur imposait leur entourage.

Ce modèle vous semble-t-il familier ?

Vers le milieu des années 1980, Dworkin avait déjà commencé à perdre en autorité dans un mouvement plus soucieux d’intégrer des femmes dans les professions et les conseils d’administration. Avec sa partenaire de réflexion, Catharine MacKinnon, Dworkin devint une cible privilégiée de dérision, notamment de la part d’autres féministes, parce qu’elle insistait sur le fait que mettre fin à la violence sexuelle exigerait le démantèlement d’une industrie pornographique non seulement florissante, mais aussi transformatrice des contenus érotiques de la télévision et du cinéma. La violence et le viol faisaient partie intégrante du processus de fabrication de la pornographie, affirmaient Dworkin et MacKinnon ; vendue comme un guide d’accès au plaisir, c’était en réalité un manuel d’enseignement de violences à l’égard des femmes.

Hommes et femmes, libéraux et féministes pro-liberté d’expression ont interprété cette campagne comme une relance des poursuites pour obscénité qui avaient pris fin dix ans plus tôt. En 1983, quand le conseil municipal de la Ville de Minneapolis embaucha MacKinnon et Dworkin pour rédiger un modèle d’ordonnance sur les droits civiques qui devait permettre aux personnes de tout sexe de porter plainte pour préjudice causé par la fabrication ou l’utilisation de pornographie, leurs détracteurs de gauche se mobilisèrent contre elles.

Cette initiative plaça Dworkin et MacKinnon dans le collimateur de défenseurs à tout crin de la liberté d’expression comme l’American Civil Liberties Union, ainsi que de plus petites organisations féministes aux principes semblables, qui avaient peu de pouvoir à l’échelle du pays mais beaucoup d’influence au sein de leur mouvement et dans le domaine naissant des études féministes. Le camp de la liberté d’expression a gagné : les efforts en vue de l’adoption de cette ordonnance sont restés lettre morte aux États-Unis ; elle n’avait été votée que dans une seule ville, et en 1984, la Cour d’appel du septième circuit l’a déclarée inconstitutionnelle, l’annulant de ce fait.

Cette défaite a nui à la réputation de Dworkin. Son activisme l’a laissée, elle et d’autres féministes, stigmatisée comme anti-plaisir et anti-sexe. À ce jour, MacKinnon, une enseignante érudite en droit aux nombreuses réalisations, a survécu aux calomnies, mais pas Dworkin. Elle dont les premiers livres avaient été portés par les plus grands éditeurs durant les années 1970 dut multiplier les efforts pour trouver une maison d’édition prête à la publier dans les années 1990.

Mais Dworkin savait certaines choses, d’une manière claire et intransigeante, qui aident à comprendre un personnage comme Weinstein. En tant qu’idéal, que prédateur et comme homme, cette grosse pointure d’Hollywood aurait été une figure douloureusement familière pour elle. Elle observait des Weinsteins partout dans son milieu ; des inconnues l’arrêtaient à l’improviste dans la rue à Greenwich Village, et lui confiaient des récits à propos de leurs Weinsteins. Et Dworkin avait rencontré son premier Weinstein dès l’enfance, un homme qui l’avait agressée dans l’obscurité d’un cinéma de quartier.

Mais si Dworkin était des nôtres aujourd’hui, ses critiques les plus vives pourraient être réservées non pas à Weinstein lui-même, mais à ses complices. Bien qu’elle soit surtout connue pour son travail contre la violence sexuelle, l’une des contributions les plus importantes – et les moins reconnues – de Dworkin à la politique féministe fut sa reconnaissance que la violence anti-femmes et la violence sexuelle exigent ces complices.

Et Weinstein avait beaucoup de complices.

Il y avait ceux qui coopéraient activement avec lui, et ceux qui, pour leurs propres intérêts, le soutenaient par leur silence. C’était des gens qui prétendaient ne pas savoir que le « casting sur canapé » demeurait vivant et bien portant à Hollywood. Il y avait les assistants qui livraient de jeunes actrices à des suites d’hôtel où Weinstein, en peignoir, attendait un « massage ». Il y avait les agents des artistes qui acceptaient ces agressions comme un simple rite de passage de plus pour leurs clientes.

Il y avait les maris et les petits amis qui se taisaient, même s’il leur arrivait d’interpeller le producteur. Il y avait son frère et partenaire d’affaires, Bob Weinstein, qui prétend être resté complètement ignorant des attaques « dépravées » de son frère contre tant de femmes. Il y avait les politiciens qui acceptaient ses contributions à leurs campagnes. Il y avait les avocats qui négociaient l’achat du silence. Et il y avait les éditeurs qui ont supprimé des reportages qu’ils savaient être véridiques.

Si Dworkin était là, elle hocherait la tête. Bien sûr, dirait-elle. Bien sûr qu’ils le savaient. Ils le savent toujours.

Version originale : Harvey Weinstein and the problem of collaborators

Traduction : TRADFEM

Claire Potter

Claire Potter est professeur d’histoire et rédactrice en chef de la revue Public Seminar à la New School.

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