Édition du 26 mars 2024

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Environnement

"Il faut diviser par trois les émissions mondiales de gaz à effet de serre"

Pour la première fois depuis trois millions d’années, la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère a dépassé durant un mois en continu, en avril, le seuil de 400 ppm. La tendance au réchauffement global s’aggrave. Pour la limiter, pour rester à un réchauffement limité à 2°C, il faut diviser les émissions mondiales par trois, explique le climatologue Hervé Le Treut.

Tiré du site de Reporterre.

L’information est passée presqu’inaperçue : l’atmosphère de la planète a passé en ce mois d’avril un cap géologiquement historique. Elle a connu durant un mois, pour la première fois depuis trois millions d’années, une concentration de gaz carbonique supérieur à 400 ppm (particules par million). Ce résultat est donné par un institut de recherche des Etats-Unis, la Scripps Institution of oceanography, qui tient un relevé régulier (http://keelingcurve.ucsd.edu) de cette concentration à Mona Laua, un observatoire situé dans le Pacifique, à Hawaï.

Alors que les trois volets du nouveau rapport (http://www.ipcc.ch/index.htm) du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sont parus, Reporterre a interrogé le climatologue Hervé Le Treut, directeur de l’Institut Pierre Simon Laplace (http://www.ipsl.fr/Organisation/L-organigramme).

Reporterre - Quelle idée générale tirez-vous de la publication des trois volets du rapport du GIEC cette année ?

Hervé Le Treut - Le premier mot est celui de confirmation. Le rapport confirme dans tous les secteurs de l’analyse les tendances qui avaient été envisagées pour certaines dès les années 1950, pour d’autres dans les années 1970. L’ordre de grandeur de ce réchauffement coïncide avec ce qu’envisageaient les modèles, tout comme des phénomènes telle que la fonte des glaciers, ou des impacts que l’on peut craindre sur le vivant et sur les systèmes hydriques.

L’autre constat est qu’on continue à émettre des gaz à effet de serre et que le problème s’aggrave. L’alerte est plus forte, parce que les échéances se rapprochent.

Pour éviter l’aggravation de la situation, dit-on souvent, il faudrait diviser par deux les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2050.

Maintenant, diviser par trois.

Par trois ?

On émettait dans les années 1950 entre un à deux milliards de tonnes de carbone par an. Dans les années 1970, on a passé le seuil qui paraît raisonnable si on ne voulait pas susciter des dynamiques trop rapides dans le système climatique : trois ou quatre milliards de tonnes de carbone. On est arrivé en fin de siècle , lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992, à six ou sept milliards de tonnes de carbone. Nous en sommes aujourd’hui aux alentours d’une dizaine de milliards de tonnes de carbone. C’est une accélération très rapide, et les objectifs qu’on s’était donné il y a une quinzaine d’années sont maintenant dépassés.

Pour quel résultat faut-il diviser par trois les émissions d’ici 2050 ?

Une certaine stabilité du climat, dans la perspective de ne pas dépasser 2°C de réchauffement par rapport à l’ère pré-industrielle. C’est un objectif qui est une ligne de mire, même s’il y a des incertidudes à tous niveaux Il y a même des modèles qui disent que passé 2070 ou 2080, il faudrait avoir des émissions négatives.

Passer de dix milliards de tonnes de carbone en émissions annuelles à trois milliards en 2050, pour espérer rester à 2°C de réchauffement.

Ce sont des ordres de grandeur, mais c’est ça. Et ensuite, il faudrait encore diminuer jusqu’à ne plus émettre du tout. Ce sont des choses très difficiles à concevoir mais c’est une ligne de mire qui me parait très importante. On parle de diviser par trois les émissions, mais pour l’instant, elles n’ont pas commencé à diminuer. Les négociations qui viennent doivent se concentrer sur le premier pas dans cette direction, qui est de commencer à diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Il faut réussir à ce qu’un ensemble de pays le plus large possible commencent à diminuer leurs émissions le plus tôt possible. Parce qu’il y a un lien très fort entre le moment où cette diminution s’enclenchera et les efforts qu’on aura à faire par la suite.

Pourquoi ?

Parce qu’on n’a pas seulement un effet mécanique – plus on monte, plus il faut redescendre -, mais aussi plus on monte, plus on stocke du carbone qui reste longtemps dans l’atmosphère. Donc il faut enclencher la marche arrière le plus vite possible.

En tant que scientifique, vous lancez cette alerte, avec d’autres climatologues, depuis plus de vingt ans. N’êtes-vous pas parfois désespéré du manque de réaction apparente des sociétés ?

La situation pourrait être bien pire, beaucoup de pays se dotent de plans de réduction. Il se produit aussi une prise de conscience beaucoup plus large qu’il y a quelques années. Des pays comme la Chine qu’on critique beaucoup est un pays qui a mis en place un plan de maîtrise de sa démographie, qu’on peut critiquer sur le plan éthique, mais qui a sa pertinence par rapport au problème. C’est aussi un pays qui est conscient que son territoire est restreint, ses ressources limitées, des dégâts liés en termes de pollution atmosphérique, de la possibilité des cyclones. De même, les émissions des pays occidentaux n’ont pas beaucoup augmenté par tête d’habitant dans les dernières décennies, voire ont pu décroître dans certains pays. Mais ce qui augmente, c’est la part de la population mondiale qui veut avoir accès au type de développement dont on profite, elle est animée d’un désir extrêmement puissant, c’est là qu’est aujourd’hui le nœud du problème, combiné avec le fait qu’on n’a pas trouvé d’alternative suffisante en termes quantitatifs à l’usage des hydrocarbures.

On a discuté d’une limitation à 2°C, mais si on ne parvenait pas à limiter les émissions, le réchauffement global pourrait aller au-delà, vers 4° C et plus. Quelles seraient les différences entre un monde réchauffé à 2 °C et un monde à 4°C ?

On a beaucoup de mal à se projeter au-delà d’un changement climatique en continuité avec ce qu’on vit maintenant. Parce qu’il y a dans le système climatique beaucoup d’éléments de rétroaction qui ne sont pas pas bien connus, et qui vont se déclencher - ou pas - dans le cas d’un réchauffement plus fort. On sait que la température a des conséquences directes sur la fonte des glaciers et de la banquise arctique, qu’elle impacte la végétation continentale et le vivant en général. Les faunes et les flores devront migrer et aller vers les pôles pour trouver des températures optimales. Mais le déplacement est peut-être impossible assez rapidement à partir d’un certain seuil. Entre 2 et 4°C, on est dans cette forntière qui exclut la possibilité de migrations pour beaucoup d’espèces. Il y a par ailleurs une dynamique de l’atmosphère, avec la possibilité d’événements extrêmes, qui pourrait changer si le réchauffement est plus important.

Pouvez-vous quand même imaginer en quoi un monde à 4 ° C serait différent ?

Ce qui sera très différent, c’est la capacité à s’adapter. C’est surtout cette vitesse d’adaptation qui posera des problèmes très différents. On a vu dans un passé lointain des mondes plus chauds qu’aujourd’hui, ils étaient certainement habitables, il y avait des hommes partout sur la planète. Par contre, s’adapter à des changements aussi forts et encore plus sur une planète si densément peuplée, où on ne peut pas aller n’importe où, va nécessairement posser des problèmes beaucoup plus forts.

Des problèmes humains, des tensions ?

Je n’aime pas jouer au devin, mais on peut facilement imaginer qu’avoir des contraintes aussi fortes serviront de déclencheur à toutes sortes de tensions, conjuguées avec d’autres effets, sur la biodiversité, sur l’alimentation, etc. Il faut essayer de rendre le monde de demain le moins dangereux possible.

Propos recueillis par Hervé Kempf

Hervé Le Treut

Climatologue français.

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