Édition du 16 avril 2024

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Société

L’affaire Turcotte. Un cas qui n’est pas unique

Rapports sociaux de sexe et masculinité

Richard Poulin est professeur émérite au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université d’Ottawa, et professeur associé à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM ; il est coauteur du livre Les meurtres en série et de masse. Dynamique sociale et politique (Sisyphe, 2009).

Comment les membres d’un jury pourraient-ils croire qu’un père qui assassine ses enfants âgés de trois et cinq ans, à l’arme blanche, en les frappant à 46 reprises, est criminellement responsable ? Largement présent dans notre société, le sens commun veut que, tacitement, un tel homme ne puisse agir que sous le coup de la folie et, en toute justice, il faut le faire soigner plutôt que de l’enfermer en prison.

Le jury a déclaré Guy Turcotte non criminellement responsable de ses crimes. Il a pu recouvrer sa liberté d’un établissement psychiatrique, après un séjour de 46 mois, ce qui a scandalisé beaucoup de gens.

La Couronne a fait appel du jugement. Elle considère que Guy Turcotte a tué ses enfants de sang-froid pour se venger de sa femme qui l’avait quitté pour un autre homme. Cette allégation doit être prise au sérieux et explorée plus à fond.

Les meurtres dans le cadre familial

La folie est souvent retenue pour expliquer les meurtres qui se produisent dans le cadre familial. Pourtant, cette violence s’inscrit dans un contexte social et culturel spécifique. Aussi, l’affaire Turcotte n’est-elle pas un cas isolé ou unique.

Aux États-Unis, 74% des femmes assassinées par leur partenaire le sont après une séparation ou un divorce. Ces hommes estiment que leur partenaire est leur propriété. Des hommes, qui craignent de ne pouvoir obtenir la garde de leurs enfants, prennent des mesures létales pour que personne ne l’obtienne. En 1997, à L’Ancienne-Lorette, Serge Vachon a poignardé sa femme et abattu par balle leurs deux enfants âgés d’un et de huit ans, après avoir pris connaissance que sa femme envisageait de divorcer. Plus récemment, en 2003, Jacques Picard a assassiné sa femme et leurs deux enfants. Encore une fois, il s’agit d’une situation où la femme voulait quitter son mari.

De façon caractéristique, les hommes qui tuent leurs proches sont persuadés que les membres de leur famille leur appartiennent, qu’ils ne peuvent pas avoir une vie indépendante d’eux. L’anecdote suivante est révélatrice de cet état de fait. Après avoir enduré pendant des années les violences physiques et psychologiques de son mari, une femme décide de demander le divorce. Lorsque le mari reçoit les formulaires officiels du divorce, il se rend au lieu où sa femme travaille et la tue de plusieurs coups de feu. Il se suicide ensuite. Plus tard, les policiers retrouvent les formulaires du divorce sur le tableau de bord de son véhicule. Il est écrit en grosses lettres sur la première page : « Il n’y a pas eu de divorce. »

Une violence en croissance

La violence brutale et meurtrière frappe des milieux comme la famille, le travail ou l’école.

Pourtant, ces milieux évoquent d’abord et avant tout la sécurité, le réconfort ou l’épanouissement personnel et intellectuel. Pas la violence. Or, depuis une trentaine d’années, ils ont été le théâtre d’un nombre croissant de tueries sanglantes. À partir des années 1980, mais surtout à partir des années 1990, on a assisté à une hausse très importante du nombre de meurtres de masse (trois victimes et plus), ce qui fait régulièrement les manchettes.

Les hommes constituent la très grande majorité des tueurs et la majorité des tueries se produisent dans le milieu familial.

Contrairement à la croyance populaire, le tueur (conjoint et père) pense, organise et mène à son terme l’action destructrice. Ce n’est pas un acte impulsif, bien que, fréquemment, il y ait un événement déclencheur comme une séparation ou un divorce. Cependant, il peut s’écouler plusieurs jours, semaines ou mois avant que l’individu passe à l’acte.

L’action meurtrière se manifeste brutalement, comme dans un excès de rage. Elle apparaît pour ceux qui la subissent ou ceux qui y sont extérieurs comme un excès incompréhensible, une déflagration inattendue et maladive. Cette violence est pourtant chargée de sens. L’appropriation patriarcale de l’autre constitue un élément fondamental de cette dynamique. « Tu m’appartiens, donc tu n’appartiendras à aucun autre », « Mes enfants m’appartiennent, aucune autre personne ne les aura, surtout pas toi, ma femme », s’écrient ces hommes qui tuent leur partenaire ou leurs enfants.

La violence du meurtrier constitue une mise en valeur de soi-même, une manifestation de sa puissance égotique, de sa domination et de son appropriation de l’autre, lesquelles, soudainement, sont minées par un acte d’indépendance de la part de la conjointe, qu’il faut impérativement punir en la tuant ou en tuant ses enfants.

Alors, les discours qui installent la violence du côté de la seule psychologie des tueurs (« rien ne laissait présager un tel acte de folie ») ne s’intéressent guère aux significations sociales sexistes desdites violences. Ils refusent de nommer cette violence, qui est masculine, et, de ce fait, l’occultent. Aussi, ces meurtres apparaissent-ils incompréhensibles ; dès lors, ils ne peuvent être que des actes de folie.

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