Édition du 23 avril 2024

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Économie

L’affaire des prêts toxiques : affaire classée ?

Interview de Patrick Saurin, propos recueillis par Anouk Renaud.

Malgré quelques sonnettes d’alarme tirées mais peu entendues, ce n’est que fin 2011 que, ce qui deviendra « l’affaire des emprunts toxiques » prend place dans le débat national en France. Une commission d’enquête parlementaire est mise sur pied et Libération publie une carte recensant 5 000 collectivités françaises contaminées par les emprunts toxiques de la banque Dexia |1|. Une petite bombe qui révéla l’ampleur et l’étendue de cette affaire.

tiré de : [CADTM-INFO] BULLETIN ÉLECTRONIQUE - Mardi 6 février 2018

Une fois le scandale éclaté, quelles réponses ont été apportées ? Quelle solutions proposées pour sortir de nombreuses collectivités, hôpitaux et autres organismes publics du poison de ces emprunts ? Où en est-on aujourd’hui ? Affaire résolue et terminée ?

Nous avons fait le point avec Patrick Saurin. Ancien employé d’une Caisse d’Épargne, Patrick fut un témoin privilégié de la commercialisation massive de ces prêts toxiques à partir du milieu des années 90. Opposant de la première heure de ces emprunts, il se bat avec le CADTM et son syndicat Sud Solidaires BPCE, pour faire reconnaître la responsabilité des banques, les faire payer et les mettre hors d’état de nuire.

Anouk Renaud (CADTM) : Nous sommes ici pour parler des emprunts toxiques. Ma première question, pas très originale mais qui permet de fixer le sujet est : c’est quoi un prêt toxique ?

Patrick Saurin : Alors, un prêt toxique… Il faut savoir que les banques ne les appellent pas comme ça elles parlent « d’emprunt structuré ». Un « emprunt structuré » se compose de deux parties. La première partie c’est le financement classique, c’est le fait pour une banque de prêter de l’argent à un emprunteur : une collectivité, un hôpital ou un organisme de logement social pour ce qui nous intéresse. Et la deuxième partie de cet emprunt, le deuxième étage de la fusée, c’est une structure. Une structure c’est un mécanisme qui va déterminer le calcul du taux d’intérêt à partir d’un certain nombre d’indices. Ces indices peuvent être des matières premières, des taux d’inflation, des écarts de taux d’intérêt entre des taux courts à deux ans et des taux longs à dix ans. Ces indices peuvent aussi concerner – comme cela a été souvent le cas – les mouvements de parité entre des monnaies, et tout particulièrement l’écart entre l’euro et le franc suisse. Or, on s’aperçoit que ce type de structure, ce mécanisme de calcul de taux constituent des structures spéculatives puisqu’elles comportent intrinsèquement des multiplicateurs qui peuvent faire varier de quatre, cinq fois voire davantage le calcul du taux. C’est ce qui explique qu’on arrive pour certains de ces emprunts à des taux qui aujourd’hui sont de l’ordre de 25 % d’intérêt. Dans le rapport de la commission Bartolone en 2011 en France |2|, les rapporteur.e.s avaient calculé qu’un emprunt aurait pu dépasser les 130 % à un certain moment.

« Certains de ces emprunts ont des taux de l’ordre de 25 % d’intérêt » En plus de comporter ces deux parties – le prêt proprement dit et la structure – un emprunt toxique se décompose en deux ou trois périodes. La première période – que Klopfer un analyste des collectivités locales appelle « la tarte aux fraises » – propose un taux fixe, bonifié généralement pendant trois ans environ. C’est un taux qui défie toute concurrence, c’est-à-dire à un taux très très bas. Imaginons que sur une durée de vingt ans, le taux fixe du moment soit de 5 %, la banque va proposer pendant les trois premières années un taux de 2,5 %. Or, quand les commerciaux vont sur le terrain démarcher les collectivités et les hôpitaux ce qu’ils mettent bien en évidence c’est cette première période de trois ans à taux bonifié. Le reste ? Et ben on verra après, après nous le déluge ! Et après on dit : « oui, mais ce n’est pas risqué. Vous verrez, ce sont des prêts tranquilles ». Dexia avait d’ailleurs baptisé certains de ses emprunts structurés « TOFIX » pour induire dans l’esprit du souscripteur de l’emprunt l’idée que c’étaient des emprunts pas risqués du tout. Alors que c’était tout le contraire.

« Ces prêts permettent aux banques de marger deux à trois fois plus que les prêts classiques » On peut se demander « mais pourquoi les banques ont-elles créé ce genre de produits ? Pourquoi ne se sont-elles pas contentées d’utiliser des emprunts classiques à taux fixes ou à taux révisables |3|, qu’elles utilisaient depuis des années et qui marchaient très bien ? Il n’y avait jusque-là pas de risques, pas de problèmes ». Les banques ont créé ce genre de produit parce que ça leur rapporte beaucoup en termes de marge. Le montage spéculatif va faire varier les taux dans des proportions considérables et permet aux banques de marger deux à trois fois plus que les prêts classiques. C’est pour cela, qu’elles ont multiplié ce type d’emprunt, elles ont incité les commerciaux à placer essentiellement ce type de prêt et, plus grave, elles ont demandé aux collectivités et aux hôpitaux de renégocier toute leur dette existante dans ce type de prêt.

Je vais prendre un exemple : le Conseil général de Seine-Saint-Denis. C’est un département parmi les plus pauvres de France, où il y a un taux de chômage élevé, où l’aide sociale représente une part importante du budget et lorsque les banquiers ont proposé au Conseil général de renégocier tout l’encours de la dette, ils insistaient sur le fait que la collectivité allait bénéficier pendant trois ans d’un taux bonifié sur la totalité de leur dette. Dans un premier temps, cela faisait gagner pas mal d’argent à la collectivité, qui n’a vu effectivement que les premières années et qui a souscrit la quasi-totalité de sa dette en emprunts toxiques. À l’époque plus de 99 % de la dette du Conseil général était donc composée d’emprunts toxiques. C’est ainsi que les banques ont pratiqué ce qu’elles appelaient la « G2D » : « la gestion de dette » ou « la gestion active de la dette ». Des mots pompeux pour faire croire qu’il y a un savoir derrière et des compétences alors qu’il y a uniquement de la rapacité commerciale. Les banques ont ainsi fait renégocier une part conséquente de la dette existante des collectivités territoriales. C’est pour cette raison qu’on a constaté des niveaux d’encours d’emprunts structurés très importants |4|. De l’ordre de plus de 35 milliards d’euros en 2011, dont 18,8 milliards euros d’emprunts très toxiques, selon le rapport de la commission parlementaire Bartolone.

Anouk : tu nous donnes des éléments d’explication sur pourquoi les collectivités se mettent à contracter ces prêts-là notamment avec les taux bonifiés. Et tu expliques que c’est non seulement des emprunts mais qu’en plus les banques vont essayer de convertir tout l’encours de la dette des collectivités dans ce type de prêt en disant « il faut vraiment en profiter, les taux sont bonifiés, je vous conseille de tout renégocier ». Peux-tu aussi remettre dans leur contexte ces prêts, un contexte de libéralisation du mode de financements des collectivités locales. On le connaît en ce qui concerne l’État, notamment avec les travaux de Benjamin Lemoine qui montrent comment on a privatisé le financement de l’État |5|. Tu montres, dans ton livre |6|, qu’il y a eu exactement ce même processus long concernant le financement des collectivités locales.

Patrick : le tournant de la financiarisation de l’économie et du financement des activités remonte aux années 80. On voit se développer partout ce mouvement de financiarisation, y compris en France sous un gouvernement dit de gauche, qui va faire voter des lois extrêmement libérales, notamment la loi bancaire de 1984. Cette loi a créé ce qu’on appelle « la banque universelle » qui permet à un même groupe bancaire de pouvoir exercer toutes les activités. Il n’y a plus de séparation. Par exemple, si je prends un groupe que je connais bien, le groupe BPCE – Banque Populaire Caisse d’Épargne – on trouve réunies dans ce groupe la banque de détail (les caisses d’épargne et les banques populaires) et la banque de financement et d’investissement (Natixis). Désormais tout est lié : les activités de la banque de financement mettent en danger la banque de détail. On l’a vu justement avec Natixis qui après la crise de 2007-2008 s’est retrouvée avec un portefeuille de produits toxiques de près de 50 milliards d’euros. Pour éponger ces pertes colossales, conséquences des activités spéculatives de Natixis, le groupe BPCE a procédé entre 2008 et 2012 à des milliers de suppressions d’emplois.

L’histoire de Dexia est aussi un exemple édifiant pour notre propos. À l’origine, en 1966, on crée en France une structure publique qui s’appelle la CAECL : la Caisse d’Aide à l’Équipement des Collectivités Locales, dont la vocation est de financer les collectivités à des prêts bien sûr sans risque, à taux fixe. Or les choses bougent, notamment suite à la loi bancaire de 1984. En 1987, la CAECL est privatisée et va se transformer en Crédit Local de France, le fameux CLF. En 1991, cette structure privatisée est introduite en bourse. Ensuite, en 1996, l’alliance du CLF avec le Crédit Communal de Belgique donne naissance à Dexia. Enfin, quelques années après, en 2012, c’est la faillite.

Les emprunts toxiques s’inscrivent dans un contexte de libéralisation des marchés, de l’économie où l’on voit les collectivités et les acteurs publics, comme les hôpitaux, de plus en plus incités à recourir à des produits financiers, des emprunts, qui ne sont pas adaptés à leurs missions et ne respectent pas la réglementation. En effet, en France, la réglementation précise que les collectivités locales ne peuvent agir que pour des opérations d’intérêt général présentant un caractère local, et qu’elles ne peuvent engager leurs finances dans des opérations de nature spéculative (cf. les circulaires de 1992 et 2010 |7|) Or, de tels emprunts sont vraiment des opérations spéculatives. Il y a donc eu un glissement d’un endettement à faible coût et encadré par l’État vers un endettement sur les marchés marqué par la volatilité des taux.

Anouk : pour revenir à ces emprunts toxiques, selon toi, quelles sont les grandes caractéristiques d’illégitimité de ces emprunts ?

Il y en a plusieurs. La première pour moi et qui malheureusement n’a pas été relevée par les juges ou n’a été relevée qu’à quelques reprises : c’est le caractère spéculatif de ces emprunts. Par exemple dans le litige qui a mis aux prises la ville de St-Étienne à la banque Royal Bank of Scottland, deux juridictions en France, un Tribunal d’instance et une Cour d’appel, ont considéré que l’emprunt souscrit par la ville de St-Étienne était un emprunt spéculatif au motif qu’il n’y avait pas de plafond au niveau du taux. Lorsque j’évoquais tout à l’heure des taux qui dépassent les 20-25 %, on peut se demander : « et le taux d’usure ? Il y a un taux d’usure en France ». Oui, mais sauf que les banquiers sont malins. Et c’est là qui faut une grosse réforme. Le taux d’usure il ne s’applique qu’au taux fixé lors de la mise en place du contrat, c’est-à-dire uniquement pour la première échéance. Après on peut faire n’importe quoi. Donc on voit bien que les montages des emprunts avec les trois premières années à taux bonifié ne dépasseront jamais le taux d’usure. Par contre, j’ai relevé dernièrement le cas de Nîmes Métropole qui présentait un emprunt dont le taux dépassait 25 %, bien au-dessus du taux d’usure. Mais quand cet emprunt a été souscrit, le taux bonifié de départ ne dépassait pas le taux d’usure de l’époque.

Ensuite, il y a d’autres points : le défaut d’informations et le manquement au devoir de conseil. Chaque employé-e de banque, que ce soit pour des placements ou des emprunts, a pour vocation et pour mission de bien informer son client et de bien le conseiller. Moi en ce qui me concerne, c’est ce que je faisais jouer à la Caisse d’Épargne. Pendant des années, j’ai refusé de commercialiser ces produits alors qu’on m’intimait de les vendre. On me disait : « oui, mais ces produits ils sont validés, ils ont eu l’autorisation de marché donc on peut les commercialiser, pourquoi tu les refuses ? ». C’était un gros argument, car effectivement ces produits étaient conformes à la loi du moment. Moi je pensais qu’ils n’étaient pas conformes de par leur contenu et je refusais de les vendre justement par rapport à mon libre arbitre que je pouvais exercer en fonction du conseil et de l’information de mes clients. Je disais à mes clients : « écoutez, vous avez trois années cadeaux mais après les trois années bonheur vous allez avoir 17 années durant lesquelles on ne sait pas ce que ça va donner ». En plus, il fallait prendre en compte un contexte financier très sujet à modifications brutales, comme on l’a vu régulièrement avec les différentes crises, les différentes bulles qui explosent. Beaucoup de ces emprunts avaient leurs taux indexés sur les parités des monnaies, ce qui présentait des risques très forts. À partir de là, j’avais un argument pour dire : « je refuse de commercialiser ce type d’emprunt, parce qu’il y a un risque ». J’étais entendu par mes clients. Moins par ma direction… [Rires].

Il y aurait d’autres éléments. J’ai fait un papier là-dessus |8| pour récapituler tous les arguments démontrant la nature spéculative, et donc illégale, des emprunts toxiques.

Anouk : forcément, cette affaire a mal tourné, les taux se sont envolés. Si tu pouvais, nous expliquer quelle a été la réponse apportée à ce moment-là par les différents acteurs. Un des principaux acteurs que sont les banques vont notamment proposer de renégocier, réaménager les dettes. En quoi cela ne représente pas une solution et s’avère même un danger supplémentaire pour les collectivités ?

Patrick : on va faire ça progressivement ;) On part de la faillite de Lehman Brothers en 2007-2008. Conséquence : crise financière généralisée sur la planète. Les taux augmentent et notamment pour ces emprunts qui étaient au cœur du cyclone. À partir de là les emprunteurs, c’est-à-dire les maire.sse.s, les élu.e.s, les directeur.ice.s d’hôpitaux qui s’étaient jamais trop préoccupé.e.s de lire leurs contrats, voyant les taux monter à 10, 15, 20, 25 %, vont taper à la porte des banques en disant : « voilà, ça devient trop important, on ne savait pas que ça allait se passer comme ça. On veut renégocier notre emprunt, on veut baisser le taux ». Et les banques leur disent : « pas question : vous avez signé, vous devez régler ». Et c’est là où le piège se referme : dans chaque contrat on a la possibilité de rembourser l’emprunt de façon anticipée. Mais lorsque les collectivités ont demandé de rembourser par anticipation les emprunts, les banques leur ont réclamé des pénalités qui dépassaient souvent le montant de l’emprunt. J’ai un exemple concret et récent, qui concerne Nîmes Métropole |9|. Cette structure a remboursé en juin 2016 un emprunt de 10 millions d’euros et a dû acquitter, en plus des 10 millions de capital restant à rembourser, une pénalité de 58,6 millions. Ce qui est énorme. Dans un contexte, où les banques privées empruntent à la Banque centrale européenne à 0 % voire - 0,4 %. Sachant que le prêteur, pour Nîmes Métropole, c’est le Crédit foncier qui est une filiale du groupe BPCE, une banque soi-disant mutualiste. On voit bien le caractère spéculatif de ces emprunts et toute l’hypocrisie qui règne dans ce monde bancaire.

Les emprunteurs sont donc très vite dans l’impossibilité de renégocier les emprunts, les banques ne voulant pas faire de remise d’intérêt. Qu’est-ce qui se passe alors ? Les collectivités décident d’attaquer les banques en justice en disant : « voilà, c’est un scandale : ce sont des emprunts spéculatifs ! ». Et elles avancent plusieurs arguments : manquement au devoir d’information, défaut de conseils, voire tromperie. Il y a même des collectivités qui ont attaqué des banques au motif « d’escroquerie en bande organisée », en disant : « on nous vend un emprunt qui s’appelle TOFIX et on s’aperçoit que le taux fixe en question c’est 25 %, alors qu’il était au départ de 2 %. ». Elles ont aussi attaqué sur un motif subsidiaire, en disant : « ces contrats ont un défaut de forme : ils n’ont pas de taux effectif global ou ce taux est erroné ». Le taux effectif global (TEG), pour le dire en quelques mots, c’est un taux qui doit être mentionné obligatoirement dans chaque contrat et même chaque photocopie de proposition de contrat – puisqu’on travaillait beaucoup à l’époque par fax pour ce type de contrat risqué. Le TEG retrace le coût réel de l’emprunt. Or du fait du caractère complexe de ces emprunts, les banques avaient du mal à calculer le TEG ou oubliaient parfois de l’indiquer. Les tribunaux ont commencé à sanctionner les banques en disant : « effectivement le TEG est une mention obligatoire. Il ne figure pas. Je n’annule pas le contrat, j’annule la clause du taux d’intérêt et à la place du taux du contrat, on va appliquer le taux légal ». Le taux légal était en France, à l’époque de ces procès dans les années 2010, de l’ordre de 0,7 %, c’est-à-dire quasiment rien du tout. On se retrouvait dans une situation où les banques perdaient beaucoup d’argent et ce taux légal était même appliqué rétroactivement depuis le début du contrat. Donc on recalculait pour chaque année quel aurait dû être le taux légal perçu par la banque et la banque était tenue de verser aux collectivités le différentiel du surcoût d’intérêts engrangés.

Mais entre-temps, il faut savoir qu’après la faillite de Dexia les gouvernements belge, français et luxembourgeois – surtout belge et français – ont accordé une garantie très importante à Dexia de plusieurs dizaine de milliards d’euros |10|. Et la France de son côté a dû reprendre un portefeuille d’emprunts de Dexia de 90 à 100 milliards d’euros d’encours d’emprunts. Et dans cet encours il y avait bien sûr les emprunts toxiques, puisque Dexia était un gros prêteur aux collectivités en France (elle représentait environ 60/65% de parts de marché des crédits proposés aux collectivités locales). L’État français reprenant l’encours de Dexia dans une structure qui s’appelle la Société de financement local (SFIL) se trouvait finalement responsable des agissements de Dexia. Désormais, quand on attaquait Dexia, c’était l’État que l’on attaquait. Une commission sénatoriale avait évalué le risque de pertes au titre de ces emprunts entre 17 et 20 milliards si les juges maintenaient leur condamnation sur le motif du TEG. L’État a vite fait son calcul. Fin 2013, il a décidé de présenter un projet de loi de validation rétroactive des contrats en supprimant le caractère obligatoire de la mention du TEG. Rétroactivement, cela signifiait que cette loi s’appliquait à tous les contrats passés. Les collectivités ne pouvaient plus gagner devant les tribunaux et celles qui avaient gagné voyaient leur victoire remise en cause. Le conseil constitutionnel saisi de ce projet de loi, l’a déclaré inconstitutionnel à la fin du mois de décembre 2013. Le gouvernement s’est retrouvé bien embarrassé. Alors qu’a-t-il fait ? Il a fait un deuxième projet de loi ! Le même que le premier, en limitant l’aspect « pas nécessaire » du TEG uniquement aux acteurs publics locaux, c’est-à-dire il a laissé de côté les entreprises, les particuliers… Il a dit : « voilà, on reprend le même projet mais ça ne concernera que les collectivités locales, les hôpitaux, etc. tout ce qui est public ». Et là le conseil constitutionnel, alors qu’il aurait dû ne pas le valider – car il y avait un autre élément discriminant puisqu’on laissait de côté tout ce qui concerne la sphère privée a validé cette loi. De ce fait, l’État s’est retrouvé gagnant à chaque fois qu’il passait en justice et tous les procès précédents ont été en quelque sorte annulés puisque l’État pouvait se prévaloir de cette loi rétroactive, c’est-à-dire qui valait pour le passé.

Parallèlement à cette loi, l’État a créé un fonds de soutien pour aider les collectivités à sortir des emprunts toxiques. Initialement doté de 1,5 milliard d’euros, ce fonds a été porté à 3 milliards. Les hôpitaux qui avaient été oubliés dans un premier temps ont reçu une petite enveloppe de 100 millions. On s’est très vite rendu compte là aussi, que c’était insuffisant et on a porté cette enveloppe à 400 millions d’euros. L’État a monté ce dispositif laissant aux collectivités très peu de temps – quelques mois – pour saisir ce fonds de soutien. En fonction de leur taille, du type d’emprunts qu’elles ont souscrits, du volume des encours, de la totalité de leur dette… etc., l’État propose de leur allouer une aide. Si elles acceptent, elles renoncent à engager des actions
en justice contre les banques. C’est la condition pour bénéficier du fonds : on renonce à tous ses droits en justice. Si elles renoncent au fonds, elles n’auront droit à rien du tout. Il y a eu un gros chantage. Les préfets ont appelé les élu.e.s pour leur mettre la pression, pour leur demander de souscrire à cette aide. Il y a eu de très fortes pressions, des chantages aux subventions, on peut s’en douter même si on n’a pas les éléments de ce dossier-là. Mais des élu.e.s que j’ai rencontré.e.s, ont témoigné et ont fait part de ce chantage-là, même de ce harcèlement concernant le fait de passer un accord. J’ai même rencontré une avocate qui m’a raconté que le jour du procès, les avocats de Dexia venaient faire du chantage à la personne qui représentait la collectivité qui était en procès contre Dexia. On voit vraiment le caractère mafieux des méthodes pratiquées par les banques et l’État. À ce jour, beaucoup de collectivités ont décidé de passer par ce fonds de soutien |11|. C’est le cas de Nîmes Métropole. Sur les 58,6 millions, la ville va avoir 36,6 millions d’aide du fonds de soutien. On peut se dire, c’est beaucoup. Mais là aussi, il faut regarder concrètement d’où vient l’argent du fonds de soutien. La moitié vient de l’État, c’est des impôts des citoyen.ne.s. L’autre moitié vient des banques. Ah ouais, les banques paient ?! Non, si vous regardez une enquête récente qui a été faite en France par la revue 60 millions de consommateurs |12|, on s’aperçoit que les banques ont procédé à une très forte augmentation des frais bancaires : les frais de traitement, les cartes, les frais de tenue de comptes, les frais de rejet… etc. Finalement, ce fonds de soutien est alimenté par le contribuable avec sa casquette « contribuable national » et avec sa casquette « client bancaire ». Et la partie qui n’est pas prise en charge par le fonds de soutien, pour Nîmes soit 22 millions non pris en charge, c’est la Métropole qui la paye, c’est-à-dire le contribuable local. Les banques ont réussi le tour de force de faire financer la totalité des pénalités par les contribuables, qui vivent en France. Ce sont les particuliers qui supportent l’intégralité du coût de ces emprunts toxiques, dont la responsabilité incombe aux seules banques.

Anouk : cette affaire des prêts toxiques est-elle spécifique à la France ? Ou la retrouve-t-on ou des cas similaires dans d’autres pays ?

Patrick : on retrouve des cas similaires dans d’autres pays. Pour ce qui concerne les particuliers, il existe des cas en France de particuliers qui se sont fait avoir sur des emprunts en franc suisse et qui se retrouvent aujourd’hui à devoir rembourser plus d’argent que ce qu’ils ont emprunté ! Ils ont un prêt qui est supérieur à celui qu’ils ont souscrit initialement, du fait justement du caractère spéculatif de ces montages. Et ces montages ils existent aussi dans des pays de l’Est, où on retrouve des particuliers qui sont endettés |13|. On retrouve cela un peu partout. Et pour ce qui concerne les emprunts toxiques aux structures publiques, je donne dans mon livre le cas de collectivités qui ont été embringuées dans ce type de dossier en Italie, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Quand Margaret Thatcher a mis en place ses réformes libérales, les structures publiques ont eu de moins en moins d’argent et elles ont fait un petit peu comme le département de Seine-Saint-Denis : elles ont parié leur dette sur les marchés. Deux collectivités (Hammersmith et Fulham, deux arrondissements londonniens) ont joué en bourse leurs dettes et ont perdu des sommes considérables. Il y a eu un procès et le juge n’a pas pu faire autrement que de faire condamner les banques. Il y avait un tel montage spéculatif, qu’il était obligé de les faire condamner. Et puis ça représentait beaucoup d’argent. Et les banques ont payé.

La finance a tendance à diffuser ses propres modèles toxiques de différentes façons un peu partout. Mais la France, reste le lieu où cela a été pratiqué au niveau des structures publiques avec le plus d’intensité quantitativement et méthodiquement.

Anouk : tantôt, tu nous parlais des actions en justice des collectivités contre les banques et comment l’État et ensuite le pouvoir judiciaire leur a coupé l’herbe sous le pied avec cette loi rétroactive qui dit finalement : « non, non, on n’est pas obligé de mentionner le TEG dans les contrats ». Maintenant, il y a d’autres types d’action en justice qui se font et cette fois-ci des actions qui sont menées par des collectifs citoyens, notamment les CAC – des collectifs d’audit de la dette. Est-ce que tu peux nous parler de ces actions judiciaires et nous dire sur quoi elles s’appuient ?

Patrick : on vient de passer en revue les actions menées par les collectivités. Je fais un petit ajout à cet aspect avant de passer aux actions citoyennes. Il reste aujourd’hui en France quatre collectivités qui ont décidé d’aller jusqu’au bout. Ce sont des petites collectivités de quelques milliers d’habitant.e.s. Saint-Leu-la-Forêt, Carrières-sur-Seine, Saint-Cast-le-Guildo, Saint-Dié-des-Vosges, qui ont décidé d’aller devant la Cour de cassation. La Cour de cassation doit rendre un arrêt. Cela devrait se faire courant mai-juin 2018. Vu ce qu’il s’est passé jusqu’à maintenant, on peut ne pas être très optimiste. Mais sait-on jamais ? Si la Cour de Cassation décide de se réveiller et d’appliquer le droit, ce qu’elle est censée faire, c’est son métier, sa vocation, les collectivités devraient gagner.

Concernant les collectifs citoyens, quatre actions sont en cours actuellement en France. De deux natures. Une première action a lieu à Dijon. À Dijon, le CAC est engagé contre les emprunts toxiques depuis plusieurs années et il se retrouve aujourd’hui avec un maire qui s’appelle François Rebsamen qui est l’ancien « ministre du chômage » en France |14| et qui refuse de communiquer les informations qu’il est pourtant tenu de donner. Le CAC l’attaque sous le motif « d’injonction à produire des pièces ». Il réclame les contrats, des tableaux d’amortissement, de tout ce qui concerne les emprunts pour faire un audit de la dette. Parce que le piège par rapport à ces emprunts toxiques, c’est que comme c’est quelque chose qui est scandaleux et qui démontre une mauvaise gestion de la part des élu.e.s, souvent, les élu.e.s vont renégocier en douce des emprunts toxiques et les transformer en emprunt taux fixe ou taux révisable. Ils vont payer l’indemnité, qu’ils vont consolider dans le prêt, donc ce sera ni vu ni connu. Et quand on regarde l’état de la dette on dit : « ah tiens, y’a que du taux fixe ». Sauf que l’on a un taux fixe qui fait par exemple 20 millions, qui a été souscrit il y a deux ans mais qui comprend 10 millions d’emprunt et 10 millions de pénalité et ça on ne le voit pas. Donc nous ce que l’on veut faire c’est un peu de la spéléologie, la généalogie de la dette : remonter jusqu’au début et voir toutes les renégociations pour estimer le coût réel de ces emprunts toxiques pour la collectivité. Et ça Rebsamen ne veut surtout pas qu’on le fasse, d’autant qu’il a été membre du conseil d’administration de Dexia jusqu’en octobre 2008 et grassement rémunéré à ce titre (20 000 euros annuels). À cette date, nous n’avons toujours pas les pièces et le tribunal saisi depuis plus d’un an ne s’est toujours pas prononcé.

Les trois autres actions sont menées devant le tribunal administratif par les collectifs de trois collectivités : Nîmes Métropole – dont j’ai déjà parlé – Grenoble et Vichy. Là, on a attaqué avec des citoyen.ne.s des délibérations qui validaient la sortie des emprunts toxiques avec le recours au Fonds de soutien. On a voulu dénoncer le fait que c’est le contribuable, avec ses trois casquettes, qui va payer la totalité de la pénalité. Dans la plupart des cas, on a fait un référé. On dit : « il y a urgence, il faut faire annuler la délibération ». On a fait ça à Nîmes et à Grenoble, on a été rejeté très rapidement. Et à côté de ces référés, on a engagé des recours au fond, ce qu’on appelle « des recours pour excès de pouvoir », où l’on attaque la délibération avec beaucoup d’argumentations. On dénonce, par exemple pour Nîmes, le caractère spéculatif des emprunts, le fait que l’indemnité s’élève à 58,6 millions et que la décision de recourir au fonds de soutien et de payer cette indemnité a été expédiée en 10 minutes lors du conseil communautaire de la Métropole, preuve d’un défaut d’information. Les élu.e.s n’ont pas eu d’informations, ils et elles ont eu des copies en blanc de documents sans les chiffres renseignés. Ce qui est quand même assez hallucinant. Donc tout un ensemble d’éléments qui concernent l’opération dans différents aspects. On a attaqué ces délibérations et on attend la réponse de ces recours au fond, qu’on n’a eu ni pour Grenoble, ni pour Vichy, ni pour Nîmes.

Le dossier de Nîmes est intéressant parce qu’il y a quelque temps, le juge (le président du tribunal administratif) avait fixé la date d’une audience. Mais au dernier moment, quelques jours à peine avant l’audience, il a ajourné celle-ci sans fournir d’explications et sans donner de nouvelle date. On pense qu’avec un argument que l’on a soulevé, contestant un argument du juge, on a touché quelque chose de sensible. Le juge avait justifié le rejet de notre référé au motif que la délibération a été entièrement exécutée. Bon déjà, imaginons que ce soit une délibération complètement illégale, qu’elle soit entièrement exécutée, peu importe, on doit la casser. Le tribunal a pour mission de la casser. Première incohérence. Deuxième incohérence : la délibération en question n’a pas été exécutée. En effet, suite à notre recours dans lequel on avait mis le doigt sur un élément technique très pertinent, la collectivité a dû prendre plusieurs mois après une nouvelle délibération. Elle a cassé la première délibération soi-disant déjà exécutée et elle a pris une nouvelle délibération qui a tout changé. En résumé, pour payer une partie de l’indemnité, la première délibération prévoyait de faire passer une subvention de 6,4 millions du budget principal vers le budget d’assainissement auquel est rattaché l’emprunt toxique. Or, la réglementation en France n’autorise pas, sauf cas très exceptionnels qui ne sont pas remplis en l’espèce, de subventions d’un budget vers un autre. Et là, c’est ce qui s’est passé. Alors que la première délibération datait du mois de mars, au mois de juillet la Métropole a pris une nouvelle délibération, c’est-à-dire après la décision du juge, et elle a changé du tout au tout. La subvention de 6,4 millions n’apparaissait plus et a été remplacée par une augmentation du prêt, puisque la pénalité il faut la payer. Et le juge il se retrouve, comme on dit, en culotte courte avec une argumentation qui est complètement démentie par la volte-face la collectivité.

Alors, est-ce qu’on est optimiste à savoir si on va gagner ou pas ? Là aussi on voit que la décision de justice est très politique. Si on écoute Montesquieu, il y a la séparation des pouvoirs, mais si on regarde la réalité des faits on voit que la justice est entièrement inféodée au pouvoir politique, qui lui-même est inféodé au pouvoir des banques. Et là on est en plein dans ce cas de figure avec des banques toutes puissantes, dont les responsables passent allègrement de fonctions bancaires à des fonctions politiques. On le voit avec Macron, on l’a vu avec d’autres. On le voit avec Draghi. Des gens qui ont commis de graves manquements, notamment Draghi, ce qui ne l’empêche pas d’être président de la BCE. On s’aperçoit qu’on est le petit pot de terre contre des pots de fer très très solides.

Mais notre but c’est aussi de faire de l’éducation, de prendre les citoyen.ne.s à témoin, de dire par exemple aux habitant.e.s de Nîmes Métropole ce que représente une indemnité de 58,6 millions d’euro. 58,6 millions, c’est quatre années de charges de personnel, 29 années de charges financières, plus d’1/4 de la dette, la totalité de la taxe foncière et d’habitation… Ça représente même le prix d’un musée. Nîmes va faire construire le musée de la Romanité, un investissement qui va coûter une soixantaine de millions. Et ce sont les contribuables qui vont payer. C’est pour cette raison qu’on se bagarre, pour faire comprendre que les citoyen.ne.s, la collectivité n’ont pas à supporter les agissements spéculatifs des banques. On a vu qu’une loi de validation peut tout changer en faveur des banques et bien pourquoi ne pas faire une loi de validation en faveur des citoyen.ne.s cette fois et qu’on fasse une commission d’enquête sur les banques et qu’on les condamne, qu’on leur fasse payer ce qu’elles doivent payer, c’est-à-dire la totalité de leur spéculation
… et ce rétroactivement !

Parce qu’il y a un point que je n’ai pas évoqué, je vais le rajouter. On peut dire « oui, mais les banques prennent des risques par rapport à ce type d’emprunt ». Pas du tout ! Les banques – et on s’en est aperçu quand Libération a publié un listing des 5 000 clients contaminés par les prêts toxiques de Dexia |15| – elles avaient pris, pour chaque emprunt toxique, le soin de souscrire une assurance auprès d’autres grandes banques. Un emprunt toxique, j’ai expliqué tout à l’heure qu’il y avait les deux parties : l’emprunt et la fameuse structure spéculative à côté, mais il y a trois intervenants. Il y a la banque qui propose l’emprunt, il y a l’emprunteur qui le souscrit (la collectivité ou l’hôpital) et derrière il y a un autre acteur qui est dissimulé, qu’on ne voit pas c’est la banque de contrepartie. C’est la banque qui va assurer la banque prêteuse. Qui sont ces banques de contrepartie ? C’est Goldman Sachs, JP Morgans, UBS... toutes les banques qui sont impliquées dans différents trafics, qui ont payé des amendes considérables de plusieurs centaines de millions de dollars aux États-Unis ces dernières années. Et ce sont ces banques là aussi qu’il faut condamner Cette puissante sphère financière entretient des relations troubles avec les pouvoirs. Ce sont elles qui financent des campagnes électorales, qui font élire des candidat.e.s et pas simplement aux États-Unis, elles disposent de gros moyens financiers pour emporter des décisions, pour faire aboutir des projets ou ne pas les faire aboutir. On est face à ce puissant réseau qu’il faut casser, ce qui nous amène, au niveau du CADTM et d’autres, je parle aussi pour mon syndicat Sud BPCE, à proposer un autre système bancaire, pour changer toutes ces choses-là.

Anouk : au CADTM, la voie judiciaire est une voie que l’on est amené à utiliser mais qu’on ne privilégie pas, en estimant – ce que tu dis très bien – que le rapport de force est de toute façon biaisé, que c’est effectivement le pot de terre contre le pot de fer, que ces réseaux sont tellement puissants… que l’espace judiciaire est un espace où l’on est un peu perdant d’avance. Nous avons tendance à plus privilégier les actes unilatéraux : imaginons que la pression populaire soit tellement forte que des élu.e.s prennent des actes de suspension de paiement… Pour toi, en quoi activer la voie judiciaire est pertinent dans ce dossier ?

Patrick : je suis d’accord avec toi sur le fait que la voie judiciaire a très peu de chances d’aboutir. Mais elle est néanmoins utile. Quand on se bat pour du changement social, on se bat pour de la justice et on ne doit jamais renoncer à faire dire la justice. Imaginons que pour Nîmes le juge dise : « ah bah, la collectivité et la banque ont eu raison de passer cet accord-là ». OK, mais nous on aura montré que c’est illégal et inadmissible. On aura montré qu’il y a une autre voix, un autre point de vue par rapport à ça, qui se tient et qui est argumenté même s’il n’est pas reconnu. Mais il y a un autre aspect intéressant : une action en justice donne de la visibilité à notre action. Je l’ai vu à Nîmes. Quand on a fait le référé, on a eu toute la presse écrite, la télé régionale, on a eu une possibilité de nous exprimer. C’est quelque chose de très important. Après l’audience, on a organisé une conférence de presse, on avait invité les médias qui nous avaient sollicités. Tout cela donne de la visibilité. Cette action là, ce n’est pas brasser de l’air. Il faut être lucide par rapport au résultat certes, mais il faut l’utiliser. Dernièrement, j’ai été sollicité par la chaîne Public Sénat, par France Culture, preuve que nos actions génèrent des effets. France Culture a consacré quatre émission sur les banques toxiques dont une partie sur les emprunts toxiques |16|. Public Sénat a fait une émission également sur les emprunts toxiques |17|. On s’aperçoit que notre travail, notamment les actions en justice, attirent un peu l’attention. Les médias ont besoin de choses spectaculaires, les emprunts toxiques de par la démesure des taux et des indemnités en font partie. Il ne faut pas toutefois qu’on se cale uniquement par rapport à cela, mais il faut qu’on sache utiliser les médias et faire parler de nous, de notre cause. Et informer les citoyen.ne.s. La télé reste un média essentiel pour informer les gens. Bien sûr, il faut aussi aller tracter sur les marchés, il faut discuter, mais il est essentiel d’être relayé par un média papier qui est pas mal lu, je pense par exemple dans le Sud au Midi Libre. Les télés, régionales en particulier, France 3, sont également importantes.

Il n’y a aucun doute quant à l’utilité des actions en justice, sachant qu’effectivement il faut des actes unilatéraux, il faut de la formation militante et il faut aussi porter un nouveau projet, c’est-à-dire qu’il ne faut pas se contenter d’être en réaction contre ce système-là, mais dire par quoi on peut le remplacer. Nous on dit, que les collectivités publiques, les hôpitaux, les organismes de logement social doivent être financés par des emprunts à taux bonifiés, préférentiels voire à des taux de 0 %. Il faut que les activités des banques et la création monétaire soient assurées dans le cadre d’un service public sous contrôle citoyen. C’est le projet que l’on défend. On veut socialiser les banques, car si on socialise les banques, on n’aura plus ces problèmes de spéculation, les client.e.s ne se feront plus voler comme dans un bois, que ce soient les particuliers, les collectivités ou les entreprises. On s’engage et on agit pour apporter une véritable solution et pas juste en situation de défense.

Anouk : si tu prends un peu de recul sur ces expériences, car cela fait des années que tu es dans ce combat-là, que ferais-tu autrement ? Ou pour le dire de façon moins tranchée : quelles leçons tu en tires et que tu aurais envie de nous faire partager ? Des choses qui fonctionnent, d’autres moins ?

Patrick : Je me suis engagé dans cette action avec un double souci, d’éducation populaire et d’action concrète. Avec le recul, c’est ce qui est le plus difficile. Le livre que j’ai écrit sur les emprunts toxiques comporte une dizaine d’annexes dont la vocation était précisément de permettre à des gens qui ne sont pas des spécialistes des comptes ou des collectivités, de pouvoir faire un audit de dette, de se débrouiller. En plus j’étais en position de soutien, de référent. Pourtant, au final, je me suis aperçu qu’il n’y a pas beaucoup de collectifs qui ont utilisé cet outil, qui ont osé se lancer. Il y en a eu quelques-uns. Je pense par exemple à deux collectifs, à Grenoble et à Rouen, qui ont bien travaillé, parce que dans chacun de ces collectifs il y avait, pour Rouen, un ancien « banquier », quelqu’un qui avait eu une fonction importante dans une banque et qui savait manier les comptes et qui effectivement a fait l’audit de la collectivité de Rouen, il a fait une analyse parfaite. De même à Grenoble, où l’on avait un ancien trésorier public et un élu qui étaient au fait des questions de dette locale et qui ont contribué avec les autres membres du collectif à faire un audit de la dette de Grenoble et à prendre en charge toutes les démarches au niveau des actions.

Avec le recul, le regret c’est, je dirais, le manque d’implication dans le concret des citoyen.ne.s. Il y a deux raisons par rapport à ça, je pense. Il y a d’une part le fait qu’on est souvent trop habitué.e.s à des attitudes pétitionnaires : on signe une pétition, on fait une manif et voilà, c’est une initiative protestataire à un coup, ça ne dure pas. Ce qui manque, c’est de s’engager dans la durée. Mais pour s’engager dans la durée, il faut une formation, ça ne s’improvise pas. Les différentes rencontres que j’ai faites durant pas mal d’années m’ont permis de mesurer le déficit qu’il y a en matière de formation citoyenne, de formation d’éducation populaire. C’est pour cette raison que j’ai essayé à chaque fois d’organiser des formations, pas seulement des rencontres, mais des journées de formation sur des cas concrets : on visionnait les dettes, on avait des documents réels, on s’exerçait à analyser des situations concrètes. Bon, il faut positiver aussi ! On a toujours quatre actions en justice engagées, je trouve que c’est pas mal. Il y avait une centaine de collectifs en France à l’époque qui ont fonctionné. Ils ont permis à des gens d’avoir quelques informations sur la dette locale et ont contribué un petit peu à la formation citoyenne que je viens d’évoquer.

Enfin, au-delà des actions concrètes et des actions en justice, nous devons essayer de solliciter le politique au niveau des institutions pour faire des propositions. En France, il y a au Parlement des représentant.e.s de la France Insoumise et du PCF. Pourquoi ne pas les utiliser eux aussi et leur faire passer nos propositions relatives à la dette, des choses qui peuvent aller dans notre sens. Même s’il y a toutes les chances de voir cela rejeté. J’ai vu l’autre fois Danièle Obono qui évoquait le pôle public bancaire à l’Assemblée nationale. Son intervention a duré trois minutes et a été vite ajournée par le Président et la masse des député.e.s présent.e.s qui ont dit « ça ne nous intéresse pas donc on n’en parle pas ». Nous devons être conscient.e.s qu’il y a des étapes à franchir, qu’on ne va pas arriver du premier coup à faire changer les choses, il faut arriver à faire parler, même si notre proposition de réforme du taux d’usure n’est pas abordée, le fait de l’évoquer pourra amener les citoyen.ne.s à se poser des questions. Et puis, de mon côté je ne renonce pas à la mise en place d’une commission d’enquête pas seulement parlementaire, mais citoyenne aussi, chargée d’examiner les agissements des banques et les faire condamner. La loi a pu être rétroactive pour sauver des voyous bancaires, je pense qu’elle peut être rétroactive pour les faire condamner. C’est à nous de mettre la pression là-dessus, de faire un gros travail de communication, d’action concrète.

Anouk : les prêts toxiques sont-ils encore commercialisés ?

Patrick : non, ces emprunts sont aujourd’hui interdits. De toute façon, une fois qu’elles se sont rendu compte de leur nocivité, les collectivités ont arrêté d’en souscrire, elles avaient été suffisamment échaudées. Il y a eu à l’époque, hypocrisie suprême, une charte bidon mise en place par l’État avec les banques qui ont signé des engagements de principe mais sans reconnaître leur faute ni s’engager sur des choses concrètes. Si les emprunts toxiques ne sont plus commercialisés, les collectivités peuvent toujours souscrire ce qu’on appelle « des instruments de couverture ». Des instruments de couverture sont des instruments financiers qui permettent aux collectivités de gérer leur dette en procédant par exemple à des échanges de taux. Une collectivité qui a un emprunt à taux fixe à un certain moment va pouvoir échanger son taux fixe contre un taux révisable si elle envisage une possibilité de gain avec cette opération. Le fait que les collectivités peuvent toujours souscrire ce type de produit est la preuve évidente qu’elles sont toujours régies par la financiarisation et demeurent sous la coupe des banques et des marchés financiers. Avec mon syndicat, nous soutenons que si on consent aux collectivités des financements à taux bonifié il n’y a plus besoin du tout d’instruments de couverture. C’est ce qui a fonctionné pendant des années. C’est ce que faisait la CAECL, dont je parlais tout à l’heure, lorsqu’elle mettait des financements à disposition des collectivités. Il faut d’une part socialiser l’intégralité du secteur bancaire et faire en sorte que les acteurs publics locaux (collectivités, hôpitaux et organismes de logement social) soient financés à des taux bonifiés ou à taux zéro, puisque en définitive c’est l’État qui se prête à lui-même pour financer ses services publics. Donc il ne doit pas y avoir paiement d’intérêts, ou alors un micro coût pour couvrir les frais de gestion. Cela supprimerait la nécessité ou même l’intérêt d’avoir recours à ces instruments de couverture, tous ces montages spéculatifs avec lesquels les banques se gavent. Il faut empêcher les banques de se gaver, il faut les mettre sous contrôle. Et en attendant qu’elles soient sous contrôle, on peut adopter des mesures transitoires : les obliger à prêter à des taux qui soient très très bas aux collectivités, aux autres acteurs publics. Rappelons qu’aujourd’hui, ce sont les grandes banques privées qui empruntent à taux zéro, voire à – 0,40 % à la BCE !

Anouk : je me demandais – un peu par curiosité personnelle- si pendant toutes ces années, vu que c’est une affaire qui met en jeu des intérêts d’État, des intérêts financiers extrêmement puissants, tu avais eu des représailles ou du moins des personnes qui sont rentrées en contact avec toi pour te demander de ne plus mettre ton nez là-dedans.

Patrick : Oui, j’ai eu des représailles. Je vais donner un exemple tout à fait concret. Quand je bossais à la Caisse d’Épargne – je ne bosse plus depuis le début de cette année, je suis à la retraite – j’étais membre du Conseil d’Administration (CA) de la Caisse d’Épargne Île-de-France, la plus grosse Caisse d’Épargne de France. Au sein de ce conseil d’administration qui s’appelle « conseil d’orientation et de surveillance », je représentais l’ensemble des salarié.e.s. À l’époque, j’étais également porte-parole de mon syndicat, au sein du comité de groupe de BPCE, qui rencontrait deux fois par an François Pérol. À propos de François Pérol, d’ailleurs j’ouvre une parenthèse pour dire que mon syndicat lui a fait un procès, on l’a assigné devant le tribunal correctionnel pour prise illégale d’intérêts |18|. Chacun.e comprendra que pendant quelques temps il a eu du mal à nous dire bonjour…

Il se trouve qu’un jour je suis intervenu sur Europe 1 à propos des emprunts toxiques dans une matinale où j’avais critiqué les banques, pas que les Caisses d’Épargne mais toutes les banques pour leurs mauvaises pratiques. Trois jours après cette émission je participe à un conseil d’administration de ma caisse d’épargne. Le conseil s’ouvre dans un silence glacial, très vite un membre intervient pour dire qu’il a été scandalisé, choqué, que j’avais craché dans la main qui me nourrissait, que j’étais allé sur Europe 1 vendre mon livre et que c’était absolument scandaleux. J’ai laissé s’épancher le fiel de cet administrateur et une fois qu’il s’est exprimé, je lui ai dit : « monsieur, en tant que citoyen, je peux dire ce que j’ai envie de dire, si vous trouvez qu’il y a diffamation, vous m’attaquez. Quant au fait de vendre mon livre je vais vous dire deux choses. Tous les droits sont versés au CADTM, une association qui se bat pour défendre les populations contre l’esclavage de la dette. J’ajoute que mes jetons de présence au CA, je les verse en intégralité à mon syndicat. Et maintenant autour de cette table – alors j’ai fait un vaste tour du regard pour voir les 30 personnes autour de la table du CA – dites-moi quel.le.s sont celles et ceux parmi vous qui versent leurs jetons chez l’Abbé Pierre ou aux Restos du Cœur ? ». Ils ont tous regardé leurs pompes. À l’issue de ce conseil, il y a eu un procès-verbal dans lequel les propos de la personne qui m’avait attaqué étaient retranscrits… mais pas ma réponse. La séance suivante, j’ai refusé de voter ce PV et j’ai exigé de le corriger. Au final, on a retiré l’intervention de l’autre administrateur. Quelque temps après, j’ai été informé que l’entreprise cherchait à se débarrasser de mes services. Une pétition de soutien préventive a été lancée qui a calmé les ardeurs patronales et pour éviter tout problème à l’avenir, mon syndicat a décidé, contrairement aux principes de SUD |19| que je devienne permanent syndical et m’éviter ainsi de courir le risque d’un licenciement au prétexte d’une faute professionnelle (ce qui peut se faire très facilement dans le monde bancaire). Des pressions j’en ai eues par rapport à mes activités sur les emprunts toxiques, mes activités syndicales aussi. Quand on a attaqué François Pérol, comme je disais tout à l’heure, ça n’a pas trop plu. Mais à SUD, cela, ne nous arrête pas. Quand on est victime de chantage, nous aussi on peut monter au créneau, faire monter la température et on peut faire reculer des patrons. Cela nous est déjà arrivé.

Notes

|1| « Votre commune est-elle infectée par un « emprunt toxique » ? », Libération, septembre 2011. Accessible à : http://www.liberation.fr/societe/20...

|2| Rapport de l’Assemblée Nationale, « Les produits financiers à risque souscrits par les acteurs publics locaux », décembre 2011. Accessible à : http://www.assemblee-nationale.fr/1...

|3| Les emprunts à taux révisable et à taux variable sont des emprunts dont le taux d’intérêt varie à chaque échéance. Le taux révisable est préfixé, c’est-à-dire qu’il est déterminé avant la période de référence à laquelle il s’applique, il est connu avant la date d’échéance. Le taux variable est post-fixé, c’est-à-dire qu’il est déterminé pendant la période à laquelle il s’applique, il est seulement connu à la date d’échéance).

|4| L’encours d’une dette est égal à la totalité des emprunts qui restent dus (hors intérêts) à un moment donnée.

|5| Benjamin LEMOINE, L’ordre de la dette, enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Éditions La Découverte Paris, 2016.

|6| Patrick SAURIN, Les prêts toxiques. Une affaire d’État, Éditions Démopolis & CADTM, Paris, 2013.

|7| Il s’agit de la circulaire du 15 septembre 1992 (reprise par une autre circulaire en 2010). Accessible à : http://circulaire.legifrance.gouv.f...

|8| Patrick SAURIN, « Pourquoi les emprunts toxiques sont spéculatifs ? », CADTM, mars 2014.

|9| Nîmes Métropole est le regroupement de la ville de Nîmes ainsi qu’une trentaine de petites collectivités.

|10| La garantie accordée à Dexia s’élève à 90 milliards d’euros au total : 54,45 milliards d’euros pour la Belgique, 32,85 milliards pour la France et 2,7 milliards pour le Luxembourg.

|11| Aujourd’hui, 676 collectivités ont eu recours à de fonds de soutien étatique.

|12| 60 Millions de consommateurs, mensuel n°531, novembre 2017

|13| Voir à ce propos : Pierre GOTTINIAUX, « Croatie. Le scandale du crédit en franc suisse », CADTM, septembre 2013.

|14| François Rebsamen a été ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, d’avril 2014 et septembre 2015 dans les gouvernements Valls I et II.

|15| Cf. note de bas de page n°1

|16| France culture, « Faites sauter les banques ! Banque toxique », partie 1, octobre 2017.

|17| Public Sénat, « Emprunts toxiques, quelles conséquences aujourd’hui ? », décembre 2017.

|18| Ancien inspecteur des finances et secrétaire général adjoint de la République française sous la présidence de Nicolas Sarkozy, François Pérol est nommé à la tête du groupe BPCE en 2009 sous fond de conflits d’intérêts. Pour en savoir plus sur ce pantouflage de haut vol et sur l’issue de la procédure judiciaire entamée pour prise illégale d’intérêts, voir : Laurent MAUDUIT, « BPCE : François Pérol est relaxé en appel », Mediapart, juin 2017.

|19| L’Union syndicale Solidaires existe en France depuis 2003 et se compose de plusieurs syndicats nationaux et fédérations syndicales, dont certains portent le nom de SUD. C’est le cas de SUD BPCE. Un des principes de ces syndicats est la non-permanentisation de leurs représentant.e.s qui doivent être présent.e.s un certain temps sur leur lieu

Patrick Saurin

Membre de l’Exécutif National de Sud Banque Populaire Caisses d’Epargne (BPCE). Un des porte paroles du syndicat Sud Solidaires BPCE, et membre de la Commission pour la Vérité sur la Dette grecque

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