Édition du 16 avril 2024

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Afrique

L’austérité avance un peu plus dans une Afrique du Sud fragilisée

Patrick Bond, The Bullet, 28 mars 2016.
P. Bond est directeur de l’Université du Centre KwaZulu-Natal pour la société civile. Il est aussi professeur d’économie à l’Université du Witwatersrand.

Traduction, Alexandra Cyr,

Un clivage s’est ouvert au sein de l’élite politique de Prétoria. Il divise ceux qui ont travaillé ensemble aux temps sombres de l’espionnage à Durban durant les années quatre-vingt au cours de la lutte contre l’apartheid. Parmi les victimes se trouvent un grand nombre de gens pauvres qui portent le plus gros des divers soubresauts qui arrivent en ce moment, fruit de la confrontation entre les deux politiciens les plus puissants du 21ième siècle, le Président Jacob Zuma et son prédécesseur, Thabo Mbeki. Cet affrontement a commencé en 2005 quand M. Mbeki a congédié celui qui était alors vice-président, J. Zuma pour cause de condamnation pour corruption d’un de ses associés de longue date.

Le retour de leur rivalité arrive à un moment de grande intensité (dans la vie politique) en Afrique du Sud. La contestation des étudiants-es, des travailleurs-euses, et des citoyens-nes s’est intensifiée le mois dernier après les vacances d’été de décembre et janvier. La valeur de la monnaie a diminué de 30% au cours de la dernière année, après avoir subit plusieurs attaques. Les financiers-ères du pays et la frange supérieure de la classe moyenne n’ont eut que des commentaires positifs envers le ministre des finances, M. Pravin Gordham qui a maintenu un bas niveau d’austérité ; on a applaudit sa performance. On s’attend toutefois à ce que les agences internationales de notation serve bientôt une bien mauvaise note au pays ce qui entrainerait une fuite des capitaux ; c’est une menace économique directe à la faction au pouvoir.

Des divisions dans le parti au pouvoir

Le ministre des finances est lui-même sous pressions politiques grandissantes. Sa préparation du discours du budget a été interrompue par des allégations à son sujet. Il aurait « monté » une unité illégale alors qu’il dirigeait l’Agence du revenu pour espionner M. Zuma. Ceux et celles qui sont au centre du parti au pouvoir et demeurent loyaux-ales à J. Zuma craignent maintenant que ce qui arrive à M. Gordhan n’affaiblisse encore plus l’économie malade du pays.

Et pour encore empirer les choses, M. Zuma, ancien dirigeant de l’ANC, commandait une unité d’espionnage durant la guerre de libération. À cette époque M. Gordham faisait parti de ses plus importants fidèles à Durban. M. Zuma a dû se défendre en cour la semaine dernière contre des allégations portées contre ses alliés espions qui font maintenant parti de la sécurité de l’État. En avril 2009, tout juste avant qu’il ne soit élu Président, M. Zuma allait faire face à 783 chefs d’accusation pour corruption. L’affaire est tombée quand des sources anonymes ont publié des transcriptions de conversations téléphoniques enregistrées entre le principal enquêteur sur les crimes de M. Mbeki, M. Leonard McCarthy et M. Bulelani Ngcuka l’enquêteur précédent et conjoint du vice-président de M. Mbeki.

On ne sait pas jusqu’à quel point M. Mbeki savait et approuvait ces apparents arrangements et l’organisation dans le temps des attaques contre M. Zuma qui ont coïncidé avec l’intention de M. Mbeki de solliciter un troisième mandat à la tête de l’ANC en 2007. Sa tentative a échoué. M. Zuma a gagné cette élection sans équivoque. M. Mbeki a donc été renvoyé à la seule présidence du pays en septembre 2008 alors qu’il ne lui restait que 9 mois à servir à ce poste. Le Conseil exécutif national de l’ANC était furieux ; un juge de Durban venait tout juste d’affirmer que M. Zuma avait été victime d’une conspiration politique. C’est dans ce climat que M. Mbeki a échoué dans sa tentative de servir un 3ième mandat à la tête de l’ANC.

Le conspirateur principal, M. McCarthy, a immédiatement été déplacé sans qu’il n’y ait eut plus d’enquête à son sujet. Il a été nommé vice président à l’intégrité (sic) à la Banque mondiale à Washington avec l’aide d’un allier de M. Mbeki, son ministre des finances, M. Trevor Manuel. Comme M. MacCarthy l’a déclaré il lui fallait un metteur en scène pour apparaitre au-dessus de tout soupçon. On pensait que la Banque mondiale ne lui confierait pas d’enquêtes délicates. On ne cesse de nous le répéter.

Pendant ce temps, la corruption se répandait comme un feu de brousse en Afrique du Sud. Dans un effort futile pour décrédibiliser une accusation de trafic illégal de cigarettes, les autorités locales du revenu ont ridiculisé les espions de M. Zuma et son fils Edward en 2011. Ces enquêtes seraient à la source des récentes attaques contre M. Gordham qui, à l’époque était commissaire en chef du revenu avant de devenir ministre des finances en 2009.

Cette contagion sans précédent de ce que M. Zuma qualifie de « commérages et rumeurs » au sein même du cœur du régime, menace la stabilité du pouvoir à Pretoria. La loyauté de plusieurs individus importants a été testée. Il ne fait pas de doute que le caractère volatil de l’ANC a été amplifié au cours des deux semaines précédent le discours du budget de M. Gordham. Avant de prononcer son discours sur l’état de la Nation, M. Zuma a finalement accepté de rembourser environ 16 millions de subventions qu’il avait reçus pour améliorer la situation de son village, Nkandlaii. Ce virage s’est produit après que M. Zuma ait obligé les parlementaires de l’ANC à le soutenir dans son refus de « remettre cet argent » ce que les membres de l’opposition demandaient depuis longtemps.

L’austérité et le plaisir des créanciers de l’Afrique du Sud

Alors que la société tente de se tenir sur ses pieds politiques sur le Titanic qu’est devenu l’Afrique du sud, le navire économique continue de tanguer dangereusement. Les marchés financiers mondiaux sont venus perturber la valeur de la monnaie, empirer le PIB et provoquer une fuite des capitaux. Au lieu de se plier aux demandes des marchés pour un budget à moindre déficit, (il a maintenu ses prévisions). Il a promis qu’il ne représenterait que 2,4% du PIB en 2018 soit une baisse de 3,8%. M. Gordham a été immédiatement désavoué : le Rand a perdu 3,2% à peine quelques minutes après la fin de son discours au parlement.

Mais il a quand même exécuté ce que les financiers-ères lui demandaient, soit augmenter l’austérité qui avait commencé un an au paravent, du temps du ministre des finances, M. Nhlanhla Nene. Il a été congédié au cours d’un jeu grotesque de chaise musicale en décembre qui a ramené M. Gordham à la tête du ministère des finances. Il a déjà été de gauche mais son budget actuel n’augmente que de 3,5% la rémunération des soignants-es qui jouent un rôle fondamental auprès des orphelins-es du Sida dont le nombre ne cesse d’augmenter et de 6,1% les allocations aux mères qui prennent soin d’enfants autres que les leurs.

Ces familles pauvres doivent assumer une inflation de plus de 10% cette année à cause de l’augmentation des aliments, de l’électricité et des transports. Les « réelles » coupes budgétaires opérées par M. Gordham, s’ajoutent à l’inflation : de plusieurs points de pourcentage à l’aide sociale, elles vont diminuer les revenus de 16, 5 millions de bénéficiaires sur une population de 55 millions. Il leur faudra se serrer la ceinture encore un peu plus ; 63% des sud-africains, en grande majorité des femmes, vivent déjà sous le seuil de pauvreté.

Le pire est à venir. La dette extérieure de l’Afrique du sud a doublée depuis 2009 pour se chiffrer à 145 milliards de dollars. Le ratio entre la dette et le PIB a lui aussi doublé depuis les niveaux de la moitié des années quatre-vingt. Au cœur de cette augmentation de la vulnérabilité, ceux qui guident vraiment M. Gordham dans son travail appartiennent aux entreprises de notation Standard&Poors, Fitch et Moodys et sont des financiers qui travaillent pour Goldman Sachs à New-York. C’est cette banque qui s’est attaqué à la monnaie sud-africaine le 11 janvier dernier. Elle a baissé sa valeur de 9% en 13 petites minutes de spéculation expresse peu après avoir déclaré à ses courtiers que ce déclin du rand était le deuxième plus agressif pari que la banque ait effectué en 2016, (après la montée de la valeur du dollar).

L’affreuse situation financière du pays est beaucoup plus compliquée que même un esprit dérangé ne peut l’imaginer. Il est utile de se rappeler qu’en 2009, quand le directeur du FMI de l’époque, D. Strauss-Kahn a plaidé pour des dépassements de budget pour empêcher une implosion du capitalisme mondial, l’agence Moodys a élevé la cote de l’Afrique du sud de BBB+ à A- parce que le ratio déficit-PIB annoncé cette année là par M. Gordham était de 7,3%. (C’est ce genre d’appréciation qui a conduit Moodys à élevé la note de Lehmnan Brothers au niveau de la « catégorie des bons investissements » quelques jours avant qu’elle ne déclare faillite).

Même si elles sont capricieuses, ces agences ont poussé M. Grodham à obliger M. Zuma à mettre les freins sur ses rêves de 100 milliards de dollar en énergie nucléaire et à résister aux intenses pressions de Moscou et de la Chine pour l’achat des réacteurs. Il faut donner crédit à M. Gordham de s’être débarrassé de cette roulette russe en transférant le tout à la ministre de l’énergie, Mme Tina Joemat-Pettersson pour que « des travaux préparatoires soient fait en rapport avec les investissements en énergie nucléaire ».

Plus concrètement, ce budget comporte une augmentation substantielle de 40 millions du financement de l’unité Public Order Policing, (POP) celle qui est responsable du massacre de Marikana pour lequel il n’y a eu aucune punition, au lieu de lui retirer des fonds et de la remplacer par des unités formées pour faire face aux émeutes. Par contre 500 millions ont été déduit du total des dépenses de la défense, des services de maintient de l’ordre public et de la sécurité, par rapport aux prévisions que son prédécesseur avaient présentées.

Pas de neutralité possible face aux énergies fossiles

Mais c’est lorsque M. Gordham s’est vanté de la plus importante dépense de l’État, que les leaders de la communauté résidentielle de Bluff en bord de mer à Durban, sont devenus furieux. J’ai déjà vécu dans ce quartier. Pour moi, l’apogée du jour du budget a été la révision du carnage qu’il contenait avec l’Alliance de la communauté environnementale de Durban sud. Nous y avons passé deux heures après la fin du discours de M. Gordham. Nous étions installés dans le minable sous-sol du centre communautaire que M. Gordham a lui-même fréquenté quand il était militant à Durban. Nous étions 24 militants-es convaincus-es de toutes les races, toutes les classes, genres et âges à nous échiner pour comprendre sa générosité envers l’entreprise paraétatique Transnet et d’autres corporations géantes installées dans le complexe pétrochimique du port. Ce sont les ennemis jurés des militants-es.
M. Gordham n’est pas le premier politicien à être accusé de collusion avec la mafia de la construction. Beaucoup ont quand même fermé les yeux sur cette situation qui a mené à des coûts au-delà de la normale à Durban. La réaction actuelle vise Transnet et son détournement raciste du tracé de son oléoduc qui double les capacités de pompage du pétrole vers Johannesburg depuis les installations de Shell/BP à Engen, le plus grand complexe de raffinage de l’Afrique. Au passage il enferme la banlieue indienne de Merebank entre ses bras. À l’école primaire Settlers, le taux d’asthme était à 52%, le plus élevé au monde. La révision des coûts de ce développement ont été effectuée le mois dernier. Au point de départ, Transnet les évaluaient à 400 millions ; on parle maintenant de presque 2 milliards.

Le ministre des finances a annoncé une nouvelle dépense de 19 milliards de la part de l’État « dans le transport inter modal et la logistique des fonctions internet pour améliorer la compétitivité de l’Afrique du sud ». Mais une grande partie de ces fonds sera gaspillée pour nourrir l’éléphant blanc de M. Zuma, une infrastructure inutile centrée sur les énergies fossiles.

À Durban sud, nous craignions ce que le Baltic Dry Index qui mesure les capacités d’exportation, nous dit : il est au plus bas niveau de son histoire (après son point le plus haut en 2008). La demande s’est écrasée, le prix des énergies fossiles est à son plus bas ; c’est un gros nuage sur le projet de M. Gordham dont il nous dit que : « le travail est commencé pour le développement d’un nouveau terminal pour le gaz et le pétrole et d’installations de réparation des navires à Durban ».

C’est assez ironique d’entendre ce discours immédiatement après qu’il ait dit tant de bien de l’accord de Paris et le très douteux engagement du pays à lutter contre les changements climatiques. Il a ajouté : « Nous devons augmenter le rythme des investissements dans les infrastructures dans la période à venir. Nous devons donc étendre le spectre et la variété de nos ententes avec nos partenaires investisseurs du secteur privé ».

Il fait encore pire, il viole le sens commun en économie et quant aux changements climatiques en se vantant du financement de Transnet à titre de priorité absolue de la Commission présidentielle de coordination des projets d’infrastructures : le transport par rail de 18 milliards de tonnes de charbon extrait des montagnes grâce à un chemin de fer de haute capacité. Le chemin de fer Waterburg-Richards Bay , au coût de 20 milliards a pu apparaitre profitable en 2008 quand le charbon valait 170$ la tonne. Il en vaut maintenant 50$ la tonne. Le projet continue à faire du bruit, entretenant les attentes dans le nord du pays dont un territoire non loin de Nkandla. Mais ce n’est qu’un éléphant blanc.

Plus au sud de Durban, M. Johan van Zyl, patron de Toyota qui y possède les plus grandes usines en Afrique, se plaint des frustrants délais pour recevoir 7 milliards qui doivent servir à draguer le port. Cela dure depuis 2012 : « Si le retour sur l’investissement est la façon de penser, il se peut que nous ne voyons jamais cette infrastructure ». En décembre 2015, les rumeurs voulaient qu’il y ait un nouveau délai de 2 ans pour ce projet. M. Zeph Ndlovu, président de la Chambre de commerce et d’industrie a déclaré qu’il n’était pas question de renoncer.

Les camps sont choisis ; ensuite l’implosion ?

Ou bien M. Grodham continue à réduire les dépenses de l’État en personnel en congédiant des dizaines de centaines de fonctionnaires comme il l’a promis aux agences de notation, ou il continue de faire la belle devant les entreprises. Le flot du financement illicite se chiffre à 20 milliards de dollars. C’est son défi : dorloter les « petits amis » pour récupérer cette somme et s’en prendre aux bénéficiaires de l’aide sociale pour équilibrer sa comptabilité. C’est de cette manière que M. Grodham a joué le plus clairement dans la lutte des classes sud africaine.

La faction du parti au pouvoir qui pleure sur l’évolution sociale est soutenue par les intérêts les plus ancrés de la bourgeoisie et les petits bourgeois triomphants. Elle constitue la base de la division entre les technocrates de M. Gordham et les populistes de M. Zuma. Il se peut que certains-es soient tentés-es d’espérer que les deux factions réussissent à détruire les bases du pouvoir de l’autre.

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