Édition du 23 avril 2024

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États-Unis

L’extrême-droite et l'armée américaine

Democracynow.org, 9 août 2012,
Traduction et organisation du texte, Alexandra Cyr,

Amy Goodman, : Nous parlons aujourd’hui de la tuerie au temple sikh d’Oak Creek au Wisconsin. Nous discuterons avec M. Pete Simi, professeur de criminologie à l’Université du Nebraska à Omaha et auteur, avec M. Robert Futrell du livre intitulé : « American Swastika : Inside the White Power Movement’s Hidden Spaces of Hate ». (Pour ses recherches il a été en contact régulier avec M. Page. N.d.t) (…) Nous serons rejoints par Matt Kennard, journaliste et auteur d’un livre à venir, intitulé « Irregular Army : How the U.S. Military Recruited neo-Nazis, Gang Members, and Criminals to Fight the War on Terror. (…).

Matt vous avez observé la présence de ces groupes suprématistes blancs dans les rangs de l’armée depuis un bon moment. Pouvez-vous nous parler des réactions publiques à cette tuerie et de ce que vous en déduisez comme profil de Wade Michael Page ?

Matt Kennard, : (…) le plus intéressant à son propos, c’est (…) qu’il était ouvert sur ses intérêts pour les groupes suprématistes et néo nazis depuis les années quatre-vingt-dix. C’était la période du traumatisme de Burmeisteri et de la bombe que Timothy McVeigh, un autre ancien combattant de la première guerre du Golfe, a déclenché à Oklahoma. Il avait été décoré de la médaille de bronze. L’armée était donc, à cette époque embarrassée par le fait que d’anciens combattants puissent avoir commis de tels meurtres, des meurtres de masse, non sélectifs. L’explication qui a prévalu était qu’ils avaient « craqué ». Celui commis par M. Page nous indique que ce n’était pas le cas. Au cours de la « guerre contre le terrorisme », même les minces règlements existants (dans l’armée quant au recrutement, n d.t.), ont été jetés par-dessus bord. J’ai passé deux ou trois ans à parler à d’anciens combattants, d’anciens combattants extrémistes comme Michael Page et à des leaders d’extrême droite. Ils m’ont rapporté que la porte militaire était grande ouverte au cours de cette période. On pouvait joindre les rangs avec ses tatouages de croix gammées, de bateaux SS, etc., etc. L’armée ne pouvait faire la fine bouche, elle manquait de soldats pour maintenir ses deux occupations.

A.G. : Je voudrais vous entendre à propos des règlements militaires pour ce qui concerne l’enrôlement des néo nazis et autres suprématistes blancs. (…) On peut y lire : « La participation à des organisations extrémistes et à leurs activités est incompatible avec les responsabilités des militaires ». Matt Kennard, pouvez-vous nous parler des règlements ?

M.K. : Toutes les forces armées du pays, quelle que soit leur spécialité, ont toujours entretenu à dessein une certaine ambiguïté à ce sujet. Donc, en période de restriction de personnel comme au cours de la guerre au terrorisme elles peuvent littéralement accepter n’importe qui. Elles sont en mode réactif : après des tragédies comme celle-ci ou celle de Burmeister, elles sont embarrassées par les remarques des médias et les réactions de la population qui littéralement demande pourquoi les taxes servent à payer l’armement et l’entraînement d’extrémistes de droite. L’armée est donc sur la défensive et répète qu’elle a resserré la réglementation. En réalité rien n’est vraiment fait. Même la faible réglementation est mise de côté dans des périodes comme celles de la guerre au terrorisme. Ce que vous venez de citer, quant à l’incompatibilité des activités extrémistes avec le service militaire, durant la guerre contre le terrorisme, elles étaient complètement compatibles. D’anciens combattants de cette catégorie m’ont déclaré que leur commandement leur confiait les missions les plus dures parce que, évidemment, des néo nazis et des membres de gang étaient perçus comme plus agressifs, belliqueux. C’était un grave problème auquel il vaut la peine de s’attarder.

A.G. : Parlez-nous un peu plus de cet aspect ; des suprématistes blancs dans des pays comme l’Irak et l’Afghanistan et malheureusement vivant à proximité d’un temple sikh comme nous l’avons vu la fin de semaine passée.

M.K. : Voilà une bonne question qui n’a pas été soulevée jusqu’à maintenant. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire pour les populations sous occupations de voir les éléments suprématistes blancs de cette armée les regarder comme des sous humainEs et d’observer des membres de gangs violents ? Les gangs sont aussi un énorme problème dont on n’entend jamais parler parce que la violence dont ils sont responsables se passe ici entre gangs rivaux et n’affecte pas le grand public. Il y a eu une avalanche de meurtres commis entre gangs dans lesquels d’anciens combattants et même des soldats actifs sont impliqués. Pour ce qui concerne les populations d’Irak et d’Afghanistan, nous ne saurons jamais quel genre d’atrocités elles ont subies. Mais je suis sûr que des événements comme ceux dont nous parlons maintenant arrivent aussi là-bas. On a quelques indications sur ce que faisaient ces soldats dans ces pays. Kenneth Eastbridge, un ancien combattant néo nazi qui purge une sentence de 10 ans de prison pour sa participation à un meurtre à Colorado Spring, était actif dans l’armée en Irak avec ses tatouages néo nazis sur son bras.

(…)

A.G. (…) (À propos des tatouages) dans les rapports des sikhs sur la tuerie d’Oak Creek, ils font mention d’un tatouage 9/11 que portait (M. Page). Professeur Simi, pouvez-vous nous dire qu’elle est la signification de ces tatouages ?

Pete Simi : Il avait le nombre 14 tatoué sur son épaule gauche. Cela réfère à un code explicite, « The 14 Words ». Il a été élaboré par feu David Lane, terroriste de droite qui était actif au cours des années quatre-vingt. Il faisait partie d’un groupe terroriste clandestin appelé The Silent Brotherhood. Il a écrit ce texte au cours de son emprisonnement. Les « 14 Words » parlent de la nécessité de sécuriser l’existence des blancs et le futur de leurs enfants. Ce texte est utilisé dans tout le mouvement (suprématiste blanc). Les adeptes de ce texte utilisent le nombre 14 en tatouages, sur des t-shirts et dans leurs courriels. Voilà donc un des tatouages de M. Page.
Il portait aussi des tatouages de soldats allemands et d’une croix celtique. Ce sont des signes importants dans cette mouvance et ils sont aussi utilisés comme insignes sur d’autres supports comme les t-shirts. Sur les photos les plus récentes que j’ai de M. Page, il est couvert de tatouages comme il ne l’était pas il y a quelques années. Il a commencé à se faire tatouer à cette époque et il en a ajouté tout au long de la période où je l’ai rencontré. C’est assez typique dans ce mouvement d’afficher son CV de militant sur son corps. C’est une façon de montrer la profondeur de son engagement. Ils ont tendance à toujours en ajouter ce qui donne un effet de manche sur les bras ; certains sont couverts depuis les doigts. Plus rarement ils auront le visage et même la tête tatoués pour afficher leur engagement.

A.G. : La personne dont vous parlez, le néo nazi auteur des « 14 Words », David Lane et Bruce Pierce ont été condamnés pour leur implication dans le meurtre de l’animateur juif d’un talk-show, Alan Berg.

P.M. : Exact. Voilà un bon exemple du type de terrorisme pratiqué par le mouvement suprématiste blanc. Trop souvent, nous n’associons pas nécessairement le terrorisme aux extrémistes de droite, surtout depuis le 9 septembre (2001). Malheureusement il est presque devenu intimement associé à la violence jhiadiste et les événements dont sont responsables les extrémistes de droite sont ignorés.

A.G. : (…) Dans l’armée, M. Page était impliqué dans les Opérations psychologiques. (Nous le savons) par des rapports de Fort Bliss et ensuite de Fort Bragg. Matt Kennard, est-ce que Fort Bragg est un noyau d’activités particulier pour les suprématistes blancs dans l’armée ?

M.K.  : Burmeister y était basé de même que Page. (…) Il faut comprendre qu’ils sont partout à travers les bases dans le pays. Chaque base a ses enjeux avec les suprématistes parce qu’on leur permet d’agir librement. Le commandement laisse faire tant qu’il n’y a pas d’événement comme ce massacre à Oak Creek où ils suscitent un scandale national. Et on doit insister sur le fait que M. Page n’est pas seul. Au cours de mon enquête je suis allé à Tempa en Floride et j’y ai interviewé un ancien combattant néo nazi de la guerre d’Irak, Forrest Fogarty. Il a le même type de parcours que M. Page. Il est le chanteur vedette d’un groupe de musique néo nazi, il fait parti de la Hammerskin Nation qui est le groupe de skin head le plus violent du pays. Ce sont des activités semblables à celles de M. Page. Ce qu’il m’a confié de son expérience en Irak est très révélateur. Il raconte que son commandement était bien au courant de son engagement radical, cela se voyait immédiatement grâce à ses tatouages dont il était couvert. Ce n’est donc pas particulier à une base ou une autre ; quoique Fort Bragg ait un problème très sérieux. Mais cela existe partout dans le pays et de la même manière en Irak et en Afghanistan.

Il faut aussi insister sur le fait que la présence des gangs criminelles est un énorme problème surtout dans les bases en bordure de la frontière avec le Mexique. Elles y sont impliquées dans des trafics de drogue, d’armes et autres. Cet enjeu a fait l’objet d’une large couverture dans les médias. En 2006, le Southern Poverty Law Center a procédé à une importante enquête à ce sujet. D’autres groupes l’ont fait aussi, mais à chaque fois les autorités militaires ont attaqué les reporters. Des soldats ont pourtant déclaré que leur unité était submergée d’éléments extrémistes de droite ou de membres de gangs criminalisées. À chaque fois l’armée a diabolisé ces sonneurs d’alarme et les a renvoyés dans la vie civile. Il y a de multiples exemples de cette réaction. Ce n’est donc pas quelque chose que l’armée apprend par hasard. Mais elle l’a ignoré volontairement et discrédité ceux et celles qui soulèvent le problème. D’ailleurs (…) Daryl Johnson, qui était analyste au Department for Homeland Security, a écrit un rapport sur le danger des extrémistes de droite. Il a été attaqué par le département aussi tôt après la publication sous la pression de politicienNEs d’extrême droite simplement parce qu’il soulevait le problème. Il a d’ailleurs été remercié dans la foulée.

A.G. : (…) Il n’y a pas que dans l’armée que la censure sur ce sujet est appliquée, les civilEs au DHS sont aussi empêchéEs de rendre ces informations publiques. (…) Je veux aussi parler de l’importance de la musique (pour ces militants). Professeur Simi qu’elle importance avait la musique dans la vie de M. Page ?

P.S.  : À l’époque où je l’ai connu, comme je l’ai déjà dit, il vivait en Californie du Sud. Il m’a dit qu’il avait rencontré des membres du groupe de musique Young Land à l’été 2000 en Géorgie dans un de ces rassemblements musicaux extrémistes et qu’il avait accroché avec eux. Cela l’a amené à déménager en Californie et finalement il est devenu membre de ce groupe. Il m’a confié que cela avait changé se vie. Il se trouvait tout à coup avec un groupe de nouveaux frères. À ce moment-là, il sentait que son implication dans cette musique lui donnait un moyen pour encore plus s’impliquer et contribuer plus largement aux objectifs du mouvement suprématiste. Et de fait, c’est ce à quoi sert la musique pour beaucoup de ces gens. Elle leur donne un moyen d’implication plus large que ce soit comme musiciens ou simplement parce qu’ils aiment cette musique et les rassemblements qui l’entourent qui leur permettent des liens avec cette scène musicale. C’est un outil puissant pour garder le mouvement vivant.

A.G. : Finalement, professeur Simi auriez-vous pu prédire le genre de drame qui vient d’arriver. ? Est-ce que cela était présent à votre esprit lorsque vous parliez à M. Page ? La police vient d’arrêter sa petite amie, une serveuse dans un coffee shop à un coin de rue du temple sikh où il a tué 6 fidèles.

P.S.  : D’un côté il n’est pas surprenant que ce genre d’événement arrive que des gens aussi impliqués dans ces groupes, dans ce genre de croyances avec ce qui y est invoqué comme nécessité sociale, avec la place centrale donnée aux armes et à la violence au sens large, et fondamentalement avec la conviction que l’existence des blancs est en danger immédiat, deviennent déterminés à agir. Par la seule croyance que l’existence des blancs est proche de l’extinction, ils se donnent la conviction qu’ils doivent se lever pour se défendre. Donc, sous cet aspect ce n’est pas surprenant.

Mais ce qui m’a surpris c’est que Michael Page en soit l’auteur. Lorsque je l’ai rencontré et suivi pour ma recherche, je ne le percevais comme particulièrement dangereux en comparaison avec d’autres militants. Logiquement, on s’attend que des membres de tels groupes soient un peu menaçants. Je ne l’ai pas perçu plus menaçant que les autres.

A.G. : Ce qui est encore plus inquiétant. (…) Merci à vous et à Matt Kennard.


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