Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

International

La Révolution d’octobre

90e anniversaire

La Révolution russe d’octobre 1917 a sans doute été l’événement le plus marquant du 20e siècle. Mais puisque ce sont les gagnants qui écrivent l’histoire, il est peu connu que cette révolution n’était que l’ouverture d’une immense vague de contestation du capitalisme qui a balayé tout le monde industriel, suscitant de puissants échos également dans le monde colonial. Partout, entre 1918 et 1921, les effectifs syndicaux et les journées perdues en grèves ont atteint des records historiques, tandis que se gonflaient les rangs de l’aile révolutionnaire des partis socialistes.

L’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie et la Finlande ont connu des révolutions, dont la force motrice était la classe ouvrière. Des situations portant un potentiel révolutionnaire réel et immédiat ont surgi en Italie et dans des régions de la Pologne et de la France. Au Canada en 1919-20 des dizaines de villes, incluant Montréal, étaient la scène de grèves massives, certaines générales, la majorité des grèves de solidarité, indice certain d’une radicalisation profonde. Se rappelant de l’époque, le Premier Ministre d’alors, Robert Borden, a affirmé que “dans certaines villes, il y eu une tentative délibérée de renverser l’organisation existante de gouvernement et de la remplacer par des méthodes grossières et fantastiques, fondées sur des conceptions absurdes de ce qui a été fait en Russie. Il a fallu dans certaines communautés réprimer les méthodes révolutionnaires d’une main sévère, ce que je n’ai pas hésité à faire.” La création de la GRC, avec un mandat de « contre-subversion », date de cette période.

Mais partout, sauf en Russie, la vague révolutionnaire a été refoulée. Cet échec est à l’origine de la montée subséquente du fascisme (qui jouissait partout de la sympathie, et souvent de l’appui financier, du patronat) et aussi du totalitarisme stalinien. Rosa Luxembourg, assassinée en janvier 1919 par des forces proto-fascistes allemandes, a correctement formulé l’alternative qui confrontait l’humanité entre « socialisme ou barbarie ».

Si le rapport entre l’échec de la vague révolutionnaire à l’ouest et la montée du fascisme est assez clair, le lien avec la montée du stalinisme est moins bien compris.

La Russie a connu deux révolutions en 1917, une en février, l’autre en octobre. En renversant la monarchie et son régime totalitaire en février, les classes populaires (avant tout la classe ouvrière) ne pensaient pas initialement remettre en cause le capitalisme. Cela explique pourquoi elles ont permis aux libéraux, représentants de la bourgeoisie, de former le gouvernement provisoire. Le programme populaire consistait en une république démocratique, une réforme agraire, le renoncement aux buts impérialistes de la guerre mondiale en faveur de la recherche active d’une paix juste et, finalement, la journée de travail de huit heures.

Les partis socialistes, à l’exception des Bolcheviks, partageaient cette vision. Pour les Bolcheviks, l’expérience historique de la Russie avait clairement démontré la caractère anti-démocratique et impérialiste des classes possédantes. Pour cette raison la survie de la révolution en Russie exigeait la prise du pouvoir directe par les travailleurs et travailleuses en alliance avec la paysannerie contre la bourgeoisie et ses alliés aristocratiques. L’instrument de ce pouvoir populaire serait les soviets, conseils élus par les travailleurs et travailleuses, les soldats, et les paysanNEs, et sans représentation des classes possédantes.

Après huit mois d’inaction et de sabotage de la part du gouvernement provisoire libéral, et face au danger imminent d’un soulèvement contre-révolutionnaire militaire, appuyé par un lockout déguisé des patrons, les masses populaires ont pu se convaincre de la justesse de la position bolchevique. Partout on exigeait le transfert immédiat du pouvoir au soviets, ce qui a été fait le 25 octobre, presque sans effusion de sang. De ce point de vue, la Révolution d’octobre était un acte en défense de la Révolution de février contre le danger imminent de contre-révolution. Mais puisqu’elle était dirigée contre les classes possédantes, elle portaient en elle une dynamique anti-capitaliste claire.

En même temps, la Révolution d’octobre était bien plus qu’un acte de défense. Elle s’est faite également dans l’espoir d’inspirer les classes populaires en Occident à suivre l’exemple russe. Ce n’était pas la simple expression d’un idéal. C’était la condition même de la survie de la révolution socialiste en Russie. En bons marxistes, les bolcheviks considéraient que la Russie, pays pauvre et relativement peu industrialisé, ne possédait pas les conditions matérielles du socialisme : elle avait besoin de l’aide de pays socialistes plus industrialisés pour réaliser la transformation socialiste.

Mais il y avait d’autres problèmes encore plus urgents qui ne pouvaient trouver leur solution sans l’aide de révolutions à l’ouest. Pour commencer, le monde capitaliste n’accepterait jamais une révolution socialiste en Russie. Et, en fait, tous les pays industriels (y compris notre cher Canada) ont envahi la Russie révolutionnaire et/ou financé les forces contre-révolutionnaires. Quant à la paysannerie, fortement majoritaire, puisqu’elle n’était pas spontanément collectiviste, elle risquait de se retourner contre les travailleurs une fois la terre partagée et dès que ceux-ci seraient forcé d’introduire des mesures collectivistes pour sauver la révolution.

Cette analyse n’était pas limitée à la direction du Parti bolchevique. Elle était largement partagée par les masses ouvrières, qui suivaient attentivement les péripéties des luttes à l’ouest. Même les Mencheviks, marxistes « orthodoxes » qui avaient refusé d’appuyer la Révolution d’octobre, puisque les conditions du socialisme manquaient, ont fini par s’y rallier dès que la révolution a éclaté en Allemagne en décembre 1918.

Contre toute attente, la Révolution en Russie a survécu en isolement à l’assaut du monde capitaliste. Cela a été rendu possible en grande partie grâce à la montée révolutionnaire en Occident qui a fortement miné la capacité d’intervention directe des États capitalistes. Elle a également survécu à la désaffection des paysanNEs, qui malgré la réquisition forcée du grain par le gouvernement, comprenaient que les Bolcheviks étaient la seule force capable d’empêcher la victoire de la contre-révolution, qui aurait noyé la réforme agraire dans un bain de sang paysan.

Mais la victoire, après trois ans de guerre civile et d’intervention étrangère, s’est payée cher : plusieurs millions de morts (la plupart de faim et d’épidémie), une économie dévastée, une classe ouvrière, force motrice de la révolution, dispersée et exsangue. Avec l’isolement international de la révolution, cela constituait le terrain sociopolitique qui allait nourrir la dictature bureaucratique dans les années subséquentes. Pour cette raison, Staline, qui à l’encontre de l’analyse marxiste acceptée, a déclaré en 1924 la possibilité de construire le socialisme en Russie isolée, n’était aucunement intéressé à la victoire de révolutions ailleurs.

Appuyant la demande des comités d’usine au printemps de 1918 de nationaliser les entreprises industrielles - mesure qui n’avait pas été prévue en octobre par les Bolcheviks - un militant ouvrier a expliqué : « Même si cela peut paraître terrible à bien des gens, il s’agit d’écarter les capitalistes des affaires. Cela n’est ni « une théorie fantastique » ni de la « volonté libre ». On n’a simplement pas de choix. Et puisque cela se fait par la classe ouvrière et puisque les capitalistes sont écartés dans le cours de la lutte révolutionnaire, il s’agit d’établir une régulation socialiste de l’économie. Cela sera-t-il une nouvelle Commune de Paris ou amènera-t-il au socialisme mondial – tout dépend des circonstances internationales. Mais nous n’avons absolument pas d’autre choix. »

Maintenant, alors que rien ne semble rester de la Révolution d’octobre (l’avenir montrera si c’est une illusion), on peut au moins dire : « Acculés au mur, ils ont osé ». Ils se sont lancés dans une contre-offensive audacieuse qui avait au moins une chance d’être victorieuse, au lieu de se replier dans une tactique défensive impuissante. Aujourd’hui, lorsque la survie même de l’humanité est en jeu, il y a peut-être quelque chose à apprendre à cette Révolution.

Mots-clés : International
David Mandel

Professeur retraité à l’Université du Québec à Montréal

Sur le même thème : International

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...