Édition du 16 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

La Syrie dans l’étau

Intervention de Gilbert Achcar, mercredi le 10 août 2016, Montréal, au FSM

État du centre de l’échiquier politique et historique du Moyen-Orient, La Syrie est aujourd’hui un champ de ruines résultant de la guerre multiforme mettant aux prises la dictature de Bachar El-Assad face à une galaxie d’organisations d’opposition don’t un fort courant djihadiste. Ces confrontations sont alimentées et manipulées par l’ingérence des grandes puissances de même que par celles de divers pays de la région qui cherchent à affirmer leur hégémonie, notamment Israël, la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran. L’opposition démocratique résiste de peine et de misère.(Programme, Nouveaux Cahiers du socialisme - NCS)

Les principaux intervenant-e-s à ces conférences étaient Samar Yasbek (auteure syrienne) Assad Al Achi Baytna (Plate-forme syrienne de la société civile Baytina) et Gilbert Achcar chercheur franco-libanais, dont nous transcrivons l’essentiel de son intervention.


Ce que je vais présenter,c’est une analyse générale de la crise syrienne. (...) Voici quelques grandes lignes d’une analyse sur ce qui se passe en Syrie.

Premier point, c’est que le soulevèrent syrien de 2011 s’inscrit pleinement dans ce qui a été appelé le Printemps arabe. Il n’en diffère en rien du point de vue de ses racines profondes sociales, économiques et politiques.Comme l’ensemble des pays de la région, la Syrie est un pays qui a connu une aggravation des conditions économiques au cours de la dernière décennie. Comme les autres pays arabes, il y a eu un appauvrissement de la population des zones rurales. Il y a eu une montée considérable du chômage et un phénomène de désindustrialisation le tout dans un contexte de mesures néolibérales dans le domaine de l’économie et comme caractéristique l’enrichissement de la famille régnante.

Si la Syrie est censée être une république, c’est une monarchie avec transmission héréditaire du pouvoir comme on l’a vu. La famille régnante, la famille au sens large, s’enrichissant considérablement au cours de ces dernières années au point que le cousin du président actuel est l’homme le plus riche de la Syrie. Il contrôle une partie majeure de l’économie syrienne. Il y a donc une situation économique et sociale profondément explosive et qui n’a pas cessé de s’aggraver au cours des années qui ont précédé depuis l’arrivée de Bachar El Assad au pouvoir en succédant à son père.

Évidemment, la Syrie est un pays des plus répressif du monde arabe. L’Égypte de Moubarak comparé à la Syrie d’Assad est un havre de liberté politique et de démocratie. Entre la situation qui existait en Égypte avant 2011 et la situation qui existait en Syrie, il y a un fossé. En Égypte, il y a avait une possibilité de s’organiser. L’opposition égyptienne était tolérée. Elle n’était pas clandestine. Il y avait l’organisation des Frères musulmans. Cela aurait été impossible en Syrie. Ce régime était une dictature qui emprisonnait. Je connais personnellement un grand nombre d’amis et des gens que j’ai considérés comme des amis qui ont passé entre quinze et dix-huit ans en prison. Vous entrez en prison, vous avez la trentaine. Vous sortez, vous avez la cinquantaine. Votre vie, la partie centrale de votre vie s’est passée en prison. Toutes les raisons étaient là pour l’explosion.

Ce qui a déterminé, ce qui a créé cette réaction en chaîne dans le monde arabe ce n’est pas seulement la similarité des conditions, c’est aussi bien sûr l’exemple parti de Tunisie d’une population qui réussit à renverser un président. Cela a enhardi, a encouragé l’ensemble de la population. C’est pourquoi ce mouvement s’est répandu comme une traînée de poudre à partir de ce qui s’est pas en Tunisie.

Mais il y a eu une fatale illusion dans la première période du soulèvement syrien, illusion de pouvoir répéter en Syrie ce qui s’était passé en Égypte ou en Tunisie. La nature du régime syrien est différente. En Syrie, il n’y a pas des institutions qui priment sur le président comme c’était le cas en Égypte. En Égypte, l’armée est une véritable institution. En Syrie, les institutions ont complètement été refaçonnées par la famille régnante. Une garde prétorienne, une force d’élite fonctionne comme une garde privée. Dans une telle situation, l’armée ne peut écarter le président comme cela a été fait en Égypte. Il n’était pas possible de renverser un régime comme le régime Assad de manière pacifique, parce que ce régime ne tolère pas ce type d’action. De tous les points de vue, on a une situation qui s’inscrit dans ce qu’on appelait le plus Printemps arabe.

En Syrie comme ailleurs dans la région, on a eu ce phénomène particulier qui est celui d’un soulèvement, d’une dynamique révolutionnaire. La dynamique en Syrie était au départ une des plus démocratiques de l’ensemble des soulèvements par ses formes d’organisation, les comités de coordination. En l’absence sur le terrain de forces capables de s’imposer comme direction, c’est une autoorganisation qui a fonctionné pour les premiers mois du soulèvement.

Sauf qu’en Syrie comme ailleurs, le soulèvement, le mouvement a dû faire face non pas à une contre-révolution comme c’est la règle historique. Dans le monde arabe, il y a deux forces auxquelles sont confrontées les forces progressistes, les forces démocratiques, ce sont les régimes en place, mais aussi les oppositions réactionnaires au régime : les forces réactionnaires, intégristes, islamistes.

Le régime d’abord. Vous avez eu une convergence entre le régime et les régimes du Golfe pour donner au soulèvement syrien une coloration, un contenu intégriste et confessionnel. (...) Le régime syrien a fait tout son possible dès 2011 pour orienter, placer le soulèvement sous une bannière intégriste islamiste, djihadiste, et tous les termes qui sont utilisés à cet égard. Le régime, dès le départ, a annoncé que le soulèvement, c’était Al Qaïda, ce sont des djihadistes. Le soulèvement n’avait nullement un contenu ou un caractère djihadiste au cours de ses premiers mois.

Le régime a libéré de prison les djihadistes qu’il avait en prison afin d’accélérer sa prophétie autoréalisante. C’est le régime qui annonce que c’est un soulèvement djihadiste et qui libère de prison des djihadistes afin qu’ils s’investissent en force dans le mouvement.

(...) Daesh s’est construit à partir de 2012 sans affrontement avec le régime, mais avec l’opposition. Le régime achète la matière première (le pétrole) de Daesh et le régime lui fournit de l’électricité pour les zones que Daesh contrôle. Affirmer que ce régime serait un rempart de la laïcité contre l’islamisme est une vaste blague. D’autant plus que le principal soutien du régime syrien, le seul régime réellement théocratique dans ses structures, c’est la République islamique d’Iran qui intervient et qui est loin d’être une force laïque. Aujourd’hui, le régime syrien dépend fondamentalement de l’Iran. Le régime syrien est un pantin de Téhéran. Sans le soutien de Téhéran, il ne tiendrait pas une seconde. C’est l’Iran qui contrôle Damas.

De l’autre côté, il y a les monarchies du Golfe. Dans ces pays, un soulèvement démocratique est aussi inconcevable. (...) Les deux acteurs principaux dans les monarchies du Golfe, c’est le Qatar et la monarchie wahhabite d’Arabie saoudite. Il y a eu d’abord, une tentative de récupération du soulèvement par le Qatar à travers la branche syrienne des Frères musulmans. C’est formé À Istanbul est formé sous domination turque et qatarie un Conseil national syrien. Par ailleurs on va voir le Qatar et l’Arabie saoudite se lancer dans une concurrence dans le financement de toutes sortes de groupes intégristes.

Quand les États-Unis se plaignent de ce financement, ils ne peuvent que s’en prendre à eux-mêmes. Si l’opposition démocratique, lorsque c’était encore possible, avait reçu un soutien des États-Unis, la situation n’aurait pas évolué vers ce qu’elle est devenue. (...) Autant, la séparation avec Daesh est tranchée autant il y a un continuum entre l’opposition démocratique et certains autres groupes d’opposition au régime. Certaines organisations intégristes ont réussi à accumuler un certain capital de sympathie par son rôle dans le combat contre le régime de Bachar el Assad.

Voilà la convergence dont j’ai parlé, convergence qui a été en partie permise par par l’attitude des États-Unis, par l’attitude de l’administration Obama qui est non seulement une attitude de refus de soutien réel à l’opposition syrienne, mais de veto. Les États-Unis ont, dès le début, imposé leur veto contre la livraison d’armes défensives. Cela (la livraison d’armes défensives) a été refusé non seulement par Washington, mais Washington a imposé un veto à ses alliés de dans la région. La Turquie et le Qatar n’ont pas été autorisés de livrer ce type d’armements (missiles antiaériens) à l’opposition syrienne. On a donc refusé de livrer un armement défensif. Il ne s’agit pas d’armements permettant des bombardements aériens.

La destruction de la Syrie a été réalisée par l’aviation de Bachar el Assad. Les moyens les plus barbares ont été utilisés parce que le régime avait la maîtrise totale des airs et qu’on a refusé à la population insurgée les moyens de se défendre contre un massacre et la destruction de son pays. On a empêché que se créent les conditions d’un compromis comme celui envisagé par l’administration américaine. Depuis le départ, Obama a annoncé la couleur en disant que pour la Syrie nous voulons une solution de type yéménite, c’est-à-dire un accord entre l’opposition et le régime. Un président qui cède la place, mais qui continue à tirer les ficelles du pouvoir.(...) Même ce type de compromis n’aurait été possible qu’en créant un rapport de force face au régime syrien, on ne fournissant pas à l’opposition la possibilité de neutraliser l’avantage du régime, son aviation, on n’a pas permis cela.

Malgré tout, le régime s’est retrouvé, à plusieurs reprises en situation de péril militaire. En 2013, il était dans une situation extrêmement difficile. Il a été sauvé par l’intervention massive de l’Iran avec des Afghans venus d’Iran qui ont été envoyés. Ce renversement a correspondu à un renversement réactionnaire à l’échelle de l’ensemble du monde arabe.. De nouveau à l’été 2015, malgré le soutien de l’Iran , le régime s’est retrouvé en difficulté 2015. Il a été sauvé grâce à l’intervention de la Russie qui a eu le feu vert de Washington.

Il ne faut pas se leurrer. La Russie est intervenue avec le feu vert d’Israël. Les rapports entre Poutine et Netayaou sont bien meilleurs. Cette intervention russe, les États-Unis l’ont, de fait, approuvée. L’administration Obama compte sur Poutine pour obtenir un compromis en Syrie. C’est une pure illusion. Cela ne se fera pas.

Quelles sont les perspectives.

Je vais conclure là-dessus. Eh bien, aujourd’hui tout le monde réfléchit en termes du post-Obama. Les résultats des élections aux États-Unis vont être déterminants pour la situation en Syrie. Si Trump est élu, il a déjà annoncé clairement qu’Assad, c’est le moindre mal et qu’il faut travailler avec Assad et avec Poutine. , Clinton était dans l’administration Obama, elle était de ceux qui affirmaient qu’il fallait donner un soutien limité à l’opposition syrienne pour imposer un rapport de force pour imposer un compromis. Si c’est Hilary, Clinton est élue, cela pourrait faciliter l’émergence d’un compromis, car elle peut revenir sur ce type de position. Cela stimulerait l’émergence d’un compromis.

Dans tous les cas de figure, il n’y a rien à espérer comme solution qui correspondrait aux aspirations de celles et de ceux qui ont inspiré le soulèvement de 2011. Malheureusement aujourd’hui, on en est à un point où la principale chose qu’on peut espérer, c’est que cela s’arrête, c’est que ce conflit s’arrête, que l’hémorragie s’arrête, que le désastre s’arrête. Et avec un peu d’optimisme que cela s’arrête dans des conditions qui permettent une reprise de l’activité politique. Comme vous avez vu récemment, il y a eu une reprise des manifestations dans des régions où le cessez-le-feu est entré en vigueur. Le. Potentiel du soulèvement syrien de ses débuts n’est pas mort . Il existe encore en Syrie, dans l’exil. S’il n’y a pas des raisons d’être optimiste, il y a des raisons d’espérer. (...)

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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