Édition du 23 avril 2024

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Analyse politique

La Turquie : Le coup et la purge

Tous les coups d’État ou même les tentatives sont en eux-mêmes des guerres civiles de petite échelle ; il y a des gagnants et des perdants. Alors que les conséquences du conflit, le destin des perdants, et la forme sous laquelle le régime se réformera dépendent principalement de l’idéologie et des intentions du gagnant, il ne faut pas oublier que cela dépend aussi de la nature des moyens qui ont mis fin au conflit. Si l’insurrection du 15 de juillet avait été vaincue par des mobilisations dirigées par une masse démocratique, un nouveau vent démocratique révolutionnaire pourrait alors souffler maintenant dans le pays. Mais malheureusement, ce n’est pas le cas ; la tentative a avorté et a finalement été vaincue, conséquence des conflits et des intrigues entre différents organes de l’État. Les minorités islamistes radicales qui ont pris les rues, quand l’échec du coup était devenu plus ou moins évident la nuit-même de la tentative et ensuite ceux qui ont occupé les places durant les jours suivants ne sont que les bases qui ont répondu à l’appel d’Erdogan qui voulait s’assurer de l’appui populaire pour ses propres plans. Ces masses sont loin d’être les garantes de la démocratie malgré toutes les affirmations manifestées par l’AKP et le Président.

Contrairement à ce qu’auraient aimé les libéraux, des guerres civiles ou des luttes de ce type et d’ampleur similaire, comme celles que nous avons vues, sont rarement suivies d’une période de paix. Ce qui arrive réellement c’est que les gagnants, même ceux qui ont un contrôle temporaire, commencent à chercher et à réaliser des plans pour écraser les autres parties et, si possible, les purger physiquement. C’est en réalité ce qu’Erdogan fait en ce moment et ce qu’il continuera de faire. Cependant, l’ampleur de la terreur qu’Erdogan met en application, déborde la ligne de mire où se trouvent les partisans de Gülen. Il est impossible que des dizaines de milliers de personnes, dont les noms figurent dans les listes qui avaient été clairement préparées auparavant, soient tous des partisans de Gülen ; en fait, les noms révèlent que des ultranationalistes aussi sont dans les listes, ainsi que d’autres dissidents de l’AKP. Autrement dit, la purge et l’augmentation de la répression s’étendent comme une traînée de poudre.

Il serait naïf d’ espérer que cette traînée de poudre ne brûle pas la classe ouvrière. Elle représente une opportunité « tombée du ciel » pour la bourgeoisie groupée autour de l’AKP, celle qui veut nettoyer ce qui reste du mouvement ouvrier indépendant. On prépare le terrain pour caractériser n’importe quelle tentative de syndicalisation, n’importe quelle grève ou résistance, ou même l’action démocratique de travailleurs comme une extension du terrorisme de FETO (l’organisation terroriste güleniste) ou comme défense d’un coup d’État. Dans ce sens le bonapartisme renforce ses arguments politiques et idéologiques, ses dispositifs administratifs et il indique clairement que, si toutes ces mesures restent insuffisantes, des secteurs en faveur de la loi de la Sharia pourraient être mobilisés. Par exemple, le gouvernement, par crainte de l’insuffisance de ses forces de l’ordre, avait déjà exprimé son intention d’alléger les conditions requises de contrôle d’armes pour permettre à des civils d’obtenir un permis de port d’armes.

Cependant, il y a un autre terrain sur lequel la vague de purges sera utile : c’est la question de la distribution du butin de la "victoire". Qui est-ce qui va occuper les dizaines de milliers de postes de travail retirés aux militaires dans la bureaucratie, les groupes professionnels, des entreprises, etc. ? Qui laissera-t-on gagner les enchères ; quelles entreprises pourraient changer de mains et à qui seront-elles données ? Il est important de rappeler qu’alors que les partisans de Gülen constituent un seul mouvement, qu’ils occupent un espace considérable dans l’administration et l’économie et qu’ils sont très loyaux envers leur leader, Erdogan de son côté, est entouré d’une confédération de mouvements à l’ échelle plus réduite comme les groupes de Gül, Arinç et Davutoglu. La personnalité du président a démontré être insuffisante pour unifier ces mouvements d’une ampleur moindre. Dans cet état de choses, une purge administrative pourrait servir comme une solution temporaire ; cependant, les conflits et les ruptures qui pourraient surgir pendant la distribution du butin et des positions vacantes parmi ceux qui entourent Erdogan, pourraient mener à un affaiblissement et même à la dissolution de la confédération. Il faut croire qu’Erdogan essaierait de résoudre ces possibles conflits et ruptures futurs en exécutant une nouvelle purge contre le terrorisme. N’oublions pas que la bourgeoisie dénommée "laïque et libérale" pourrait, aussi à son tour, être accusée de terroriste.

Il est déjà devenu évident que cette vague de purges et de répression réalisée sous la conduite d’Erdogan ne peut pas être stoppée par un possible "front pour la démocratie" entre des secteurs qui vont des nationalistes aux sociaux-démocrates, à la gauche libérale, aux dirigeants syndicaux et aux socialistes réformistes. En fait, ce "front" n’a pas été à la hauteur de ses principes. Quand les tanks sont apparus dans les rues, ces secteurs ont choisi de rester à la maison et de voir les événements à la télévision au lieu de descendre dans la rue pour défendre la démocratie et la souveraineté du Parlement. Par ailleurs, ils avaient très envie de voir Erdogan renversé, bien qu’ils fussent intellectuellement et discursivement contre le coup. Il y en a même eu certains pour essayer de légitimer son attitude en la nommant "ligne de conduite responsable". Ils ont laissé les rues libres aux partisans d’Erdogan et à la frénésie islamiste. Si on n’a pas pu mobiliser un front composé de divers secteurs avec différentes positions de classe et d’intérêts contre une tentative de coup d’État, comment pouvons-nous espérer qu’il résiste contre un gouvernement "légitime" qui peut facilement mettre en mouvement tous les mécanismes d’état ? Et avec quels moyens "démocratiques" ?

Le processus en cours est clairement un conflit de classes. Quelques secteurs de la bourgeoisie appuient la "terreur constitutionnelle" avec l’espoir de partager une partie du butin. Ceux qui sont intégrés dans l’économie mondiale, et bien qu’ils se sentent honteux de l’état de la démocratie face à l’UE et les États-Unis, sont cependant morts de peur et essaient de diriger leurs entreprises dans les conditions actuelles. Les secteurs de la petite bourgeoisie, qui sont plongés dans une frénésie enragée à cause des effets de la crise et qui ont maintenant une réelle opportunité d’obtenir des positions et de devenir riches, sont prêts à purger n’importe quel travailleur en position inférieure, n’importe quel progressiste laïque, n’importe quel socialiste ou révolutionnaire, et n’importe quelle organisation révolutionnaire et démocratique en incluant les syndicats. Ces secteurs ont un leader et tout ce qu’ ils attendent est un signal de sa part. Certains n’ont pas même attendu ce signal et essaient déjà d’établir leur propre ordre dans les villes et quartiers.

Ce qu’il manque maintenant c’est la direction de la classe ouvrière. Les travailleurs n’ont pas besoin de fronts démocratiques de caractère indéfini. Au contraire, ils ont besoin d’une direction solide, décidée et courageuse qui puisse mobiliser les masses, qui déclare qu’une révolution politique et un gouvernement résultant des travailleurs sont les uniques conditions pour l’établissement de la démocratie en Turquie, en même temps qu’elle lutte pour cette cause même, et comprenne le fait que ça peut se construire seulement depuis une mobilisation des masses. Les socialistes doivent travailler sans cesse dans cet objectif au lieu de chercher qui inculper de la situation négative actuelle. Si ce n’est pas maintenant, alors quand ?

20 juillet 2016

Muhittin Karkin,
Lucha Internacionalista

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