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La croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous

À lire : un extrait de La croisade « anti-genre » de Massimo Prearo et Sara Garbagnoli
1 décembre 2017 tiré de Contretemps

Introduction

«  Qu’est-ce que la théorie du genre ?  », «  vous êtes pour ou contre ?  ». Depuis l’automne 2013, nous avons été interpellé-e-s par des collègues chercheur-e-s et par des activistes auxquel-le-s des journalistes italien-ne-s avaient commencé à poser de telles questions à propos d’«  une théorie venant de France et d’Amérique  » dont nos collègues ou ami-e-s n’avaient jamais entendu parler auparavant. Nous venions d’assister aux manifestations fleuves de La Manif Pour Tous et sortions à peine de plusieurs mois de débats autour du «  mariage pour tous  », pollués par une discussion surréaliste – c’est peu dire – sur cet objet mal identifié que prend le nom de «  théorie du genre  », et voilà que, de manière presque concomitante, l’Italie se trouve soudainement saisie par une discussion qui reprend, presque mot pour mot, les termes du débat français. «  Mais alors, la théorie du genre, elle existe ou pas ?  », «  c’est bien ou ce n’est pas bien ?  ».

L’injonction à se positionner pour ou contre «  la théorie du genre  » est la première des grandes réussites de la stratégie politique conçue par le Vatican, progressivement et patiemment élaborée au fil des dernières décennies, puis déployée dans le monde entier pour faire barrage aux transformations contemporaines intervenues dans le domaine des rapports de sexe et de sexualité. Car poser et répondre à ces questions, c’est déjà se soumettre aux termes imposés par ceux-là mêmes qui ont inventé de toutes pièces cet objet composite «  la théorie du genre  » – tour à tour taxé de «  radicalisme féministe  », d’«  homosexualisme lobbyiste  », d’«  idéologisme post-structuraliste  » ou de «  néolibéralisme individualiste  ». Parce que nous travaillons sur les théories et sur les politiques produites par les mouvements féministes et homosexuels, parce que nous nous sommes formé-e-s en France dans le cadre des études de genre et de sexualité, et parce que nous avons pris part à ces mêmes mouvements, nous avons été interpellé-e-s. Nous avons alors décidé d’intervenir dans le débat italien pour refuser les termes forgés par le Vatican – pour/contre la théorie du genre, la théorie du genre existe/n’existe pas – et défaire cette injonction à se positionner à l’intérieur d’un dispositif discursif conçu par le Vatican à des fins réactionnaires : délégitimer et stigmatiser les savoirs et les luttes minoritaires[1]. Ainsi, le travail que nous présentons dans ce livre est issu de nos recherches, des observations que nous avons pu mener sur le terrain, mais aussi de notre participation au front de militant-e-s et de chercheur-e-s qui s’est constitué pour s’opposer au combat du Vatican contre les savoirs et les luttes féministes, des gays, des lesbiennes, des bisexuel-le-s, des transgenres, des personnes intersexes, des queer (LGBTQI), et contre les transformations juridiques, conceptuelles et sociales qu’ils et elles ont contribué à produire.

Dans cet ouvrage nous utilisons le terme «  anti-genre  » en conservant les guillemets pour désigner précisément les acteurs du combat lancé par le Vatican. Ce choix témoigne d’un double positionnement que nous souhaitons adopter. D’une part, nous tenons à expliciter que nous étudions seulement l’opposition vaticane au concept de genre et celle des acteurs reprenant sa rhétorique. Cette opposition est loin d’épuiser toutes les formes de résistance manifestées à l’encontre de l’usage d’une telle notion (Delphy 2013b). D’autre part, nous ne souhaitons pas ratifier un principe de vision et de division – entre des supposés «  pro-genre  » et des supposés «  anti-genre  » – dans la mesure où ce principe résulte de l’imposition par le Vatican des termes pour penser l’ordre sexué et sexuel. Reprendre ces termes sans les questionner et les déconstruire constitue à nos yeux l’une des principales victoires épistémiques et symboliques du combat réactionnaire engagé par le Vatican.

La lutte pour l’imposition d’une croyance dans l’existence d’une «  théorie du genre  » et l’émergence d’un discours s’y opposant constituent les deux éléments centraux d’une vaste campagne de mobilisation dont l’objectif premier a été de fabriquer une controverse autour du «  genre  », défini ici non pas selon son usage dans le champ des études de genre et de sexualité, mais dans l’acception déformée forgée par le Vatican (Husson 2015). En effet, l’invention puis la mise en circulation de l’objet «  la théorie du genre  » a été le résultat d’un travail issu de différentes instances revendicatives portées à la fois par le Vatican (et notamment par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, le Conseil Pontifical de la Famille), par l’Opus Dei et par un ensemble d’acteurs catholiques (notamment, le Human Life International, la Fondation Lejeune et le World Congress of Families, les groupes catholiques traditionnalistes, les mouvements ecclésiaux). Ce travail procède par trois mouvements. D’abord, la délégitimation des théories féministes et queer et, plus généralement, des études de genre et de sexualité, accusées d’être «  idéologiques  », c’est-à-dire non-scientifiques et politiques. Ensuite, le concept de genre a été choisi pour identifier un ennemi porteur d’une vision dénaturalisée de l’ordre sexué et sexuel. Le genre serait le cœur d’une «  idéologie  » qui entrainerait une série de conséquences juridiques dévastatrices, telle la reconnaissance du mariage homosexuel, de l’homoparentalité, de la procréation médicalement assistée (PMA) pour les couples homosexuels, de la gestation pour autrui (GPA), autant de bouleversements qui finiraient par détruire l’«  alphabet de l’humain  » (Conseil Pontifical pour la Famille 2005)[2]. Enfin, une propagande médiatique de mystification des programmes scolaires qui, introduisant une lecture genrée des rapports sociaux, enseigneraient aux enfants que l’on peut choisir son sexe et changer d’identité du jour au lendemain, que l’on peut être homosexuel un jour et lesbienne le suivant, que l’on peut se marier avec son chien si on le souhaite, et produiraient ainsi des graves troubles de l’identité chez les petit-e-s. L’action combinée de ces opérations a contribué à faire exister de manière performative l’objet «  la théorie du genre  » en lui attribuant le statut d’un problème public majeur, agissant comme une «  pathologie sociale  » produite par une dérive démocratique libérale, libertaire, libertine et liberticide.

Le 3 octobre 2016, le Pape François affirmait, lors de son voyage en Géorgie, que l’on assiste actuellement à «  une guerre mondiale pour détruire le mariage  », accusant au premier chef la «  colonisation idéologique  » au moyen d’un «  sournois endoctrinement de la théorie du genre  » dans les écoles[3]. Après les mobilisations contre le «  mariage pour tous  », ces déclarations ont remis en branle la machine de la cause «  anti-genre  ». On a (re)vu sur les écrans de la télé française des journalistes plutôt démuni-e-s et peu préparé-e-s à manipuler le concept de genre reposer inlassablement la fameuse question piège «  mais alors, la théorie du genre, elle existe ou pas ?  ». On a (re)vu des intervenant-e-s tout autant impréparé-e-s hasarder des réponses pour le moins contradictoires : «  mais non, la théorie du genre, ça n’existe pas !  » pour aussitôt reprendre, sur un ton rassurant «  on n’enseigne pas la théorie du genre en France !  ». On a entendu le candidat à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy, porter son soutien à la prise de position du Pape, accusant la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, qui a «  osé  » contester les propos du Pontife, de «  faire honte à la France  »[4]. Enfin, on a vu réapparaître sur la scène médiatique la présidente de la Manif Pour Tous française, Ludovine de la Rochère, pour dénoncer, manuels scolaires à la main, une attaque grave à l’identité intime des enfants : «  qu’on laisse les petits garçons être des petits garçons et les petites filles être des petites filles !  ». Et de jubiler sur les propos du Pape : «  c’est un encouragement très fort qui vient récompenser le combat que nous menons depuis des années  »[5]. C’est en effet un encouragement d’autant plus significatif que, le 16 octobre 2016, La Manif Pour Tous est redescendue dans la rue pour une manifestation de rentrée dont l’objectif n’est pas seulement de réactiver la mobilisation «  anti-genre  », mais aussi de tenter une entrée en force dans la campagne électorale pour les présidentielles de 2017. Il ne fait donc pas de doute que l’entreprise de contestation du concept de genre a pris la forme d’une nouvelle croisade catholique qui se nie comme telle, en s’affichant comme un combat en défense de la «  nature humaine  ».

Prenant appui sur les travaux réalisés et en cours sur cette rhétorique et ces mobilisations, l’ambition de cet ouvrage est de fournir des clés pour comprendre l’origine et la logique de fonctionnement de l’argumentaire «  anti-genre  » ainsi que le passage du discours à la protestation. Il ne s’agit pas de retracer de manière exhaustive l’intervention vaticane et l’action des entrepreneurs catholiques, mais plutôt de mettre en évidence les axes du dispositif discursif «  anti-genre  » et les processus de politisation de ce discours. De même, il ne s’agira pas d’explorer la dimension transnationale du phénomène, pourtant centrale pour comprendre la circulation des discours et des acteurs, mais de focaliser l’attention sur deux contextes, français et italien, que nous avons pu observer de près, pour dégager des hypothèses et des analyses. En effet, la France et l’Italie ont été des laboratoires particulièrement productifs de la mobilisation «  anti-genre  », parvenant à exporter des modèles d’action et d’engagement – et notamment ceux incarnés par La Manif Pour Tous ou par le mouvement des Sentinelle in Piedi[6]. L’intensité de la mobilisation «  anti-genre  », française et italienne, permet donc de saisir comment les arguments de cette croisade se sont métamorphosés dans le passage à la rue.

Dans la première partie, écrite par Sara Garbagnoli, nous allons fournir des éléments pour comprendre pourquoi et comment le Vatican a choisi de s’en prendre au genre. On s’intéressera à la structure à deux têtes du discours «  anti-genre  » qui combine la promotion de la «  différence et complémentarité  » entre les sexes comme fondement de «  l’humain  » avec l’opposition au «  genre  », conçue comme instrument qui conduit au règne du «  transhumain  ». Ainsi, il s’agira de mettre en évidence la genèse d’un discours sur la nature des rapports entre les hommes et les femmes qui, tout en se réclamant du féminisme, est en réalité structurellement anti-féministe. Nous montrerons la fabrication vaticane de «  la théorie du genre  », les usages du concept de genre au sein de son discours et les principales techniques de déformation mises en œuvre.

Dans la deuxième partie, écrite par Massimo Prearo, nous proposons d’entrer dans les espaces de production de l’activisme «  anti-genre  » pour comprendre, non pas tant la chronologie qui a donné naissance à ce vaste mouvement conservateur, mais plutôt les modalités de construction de la cause «  anti-genre  ». Nous nous intéresserons à l’action concertée et stratégique des entrepreneurs politiques de l’Église catholique, et en premier lieu des expert-e-s catholiques «  spécialisé-e-s  » dans les questions de genre et de sexualité, qui ont eu un rôle central dans la mise à disposition du discours «  anti-genre  » auprès de la base des croyants, des pratiquants et des sympathisant catholiques. Plus précisément, on verra comment l’action intense de diffusion du savoir «  anti-genre  » a pris la forme d’un programme de conférences publiques auxquelles, tant en France qu’en Italie, ont participé des milliers de personnes. Nous proposons une réflexion sur le rôle joué par les mouvements ecclésiaux (et notamment par le Chemin Néocatéchumenal) dans l’entrée en militance des «  anti-genre  » et dans la réussite de leurs manifestions. Ce que nous avons observé sur le terrain, ce n’est pas seulement une renaissance du militantisme catholique, c’est aussi, et peut-être surtout, la mise en politique d’une revanche identitaire de la minorité des catholiques intégristes, tant à l’intérieur de l’espace du catholicisme qu’à l’intérieur d’une société dont ils contestent la dérive démocratique.

L’ambition de cet ouvrage est donc d’apporter un éclairage aux lectrices et aux lecteurs qui voudraient mieux comprendre à quoi les expressions «  la théorie du genre  » ou «  idéologie du genre  » se réfèrent, d’offrir des éléments d’analyse à même de donner une vue d’ensemble de ses mobilisations et de comprendre les raisons de leur succès. Le discours «  anti-genre  » se nourrit d’un sens commun sexiste, anti-féministe, homophobe et transphobe, mais produit en même temps une nouvelle rhétorique capable de rendre ce discours audible dans l’espace public démocratique. Comprendre ce discours et ces mobilisations permet non seulement de repérer les métamorphoses des discours contestataires de celle qu’Éric Fassin a appelé la démocratie sexuelle pour signifier que les questions sexuelles sont des questions politiques (Fassin 2010b), mais aussi d’expliciter les germes structurellement anti-démocratiques qui nourrissent cette rhétorique et ces démonstrations. Il n’est pas étonnant, à ce propos, de constater que la croisade «  anti-genre  » a pu devenir un combat si attrayant pour des nombreux groupes d’extrême-droite, identitaires et néofascistes (De Guerre et Prearo 2016) qui, à travers le prisme de la «  guerre au genre  », reformulent dans des termes «  anthropologiques  » leur cause nationaliste, xénophobe et raciste. Avec cette contribution, nous dénonçons donc l’avancée d’une vague réactionnaire qui, à partir de sa matrice catholique, se déploie sous la forme d’une contre-révolution sexuelle, et plus généralement politique, soutenue par le Vatican et incarnée par des conservateurs en quête d’une politique qui vaille plus qu’une messe.
 
Notes

[1] Sur la notion de «  sujet minoritaire  » et de «  minorité  » comme situation créée par un système d’oppression naturalisée voir Chauvin (2003) et Guillaumin (2016).
[2] Dans la suite du texte, le Conseil Pontifical pour la Famille sera indiqué par le sigle CPF.
[3] Mattea Battaglia, «  Critiques après les propos du pape sur la «  théorie du genre  » dans les manuels scolaires  », Le Monde, 3 octobre 2016. Consulté le 5 octobre 2016. URL : http://www.lemonde.fr/religions/article/2016/10/03/critiques-apres-les-propos-du-pape-sur-la-theorie-du-genre-dans-les-manuels-scolaires_5007255_1653130.html
[4] «  Nicolas Sarkozy se range du côté du pape François : “Najat Vallaud-Belkacem aurait mieux fait de se taire”  », FranceSoir, 6 octobre 2016. Consulté le 10 octobre 2016. URL : http://www.francesoir.fr/politique-france/nicolas-sarkozy-se-range-du-cote-du-pape-francois-najat-vallaud-belkacem-aurait
[5] Hugues Lefèvre, «  Ludovine de La Rochère : “Les propos du pape sur le gender sont un encouragement”  », Famille Chrétienne, 3 octobre 2016. Consulté le 5 octobre 2016. URL : http://www.famillechretienne.fr/politique-societe/societe/ludovine-de-la-rochere-les-propos-du-pape-sur-le-gender-sont-un-encouragement-204759
[6] Reprenant la modalité d’action des «  Veilleurs Debout  » français, les Sentinelle in Piedi (les Sentinelles Debout) sont des groupes informels se déclarant apolitiques – en réalité proches du mouvement traditionnaliste Alleanza Cattolica – qui manifestent en silence avec un livre à la main devant le parlement, les mairies, les tribunaux pour signifier qu’ils veillent à ce qu’il se passe à l’intérieur de ses institutions et pour manifester leur opposition. Suite au succès qu’ils ont rencontré en Italie, les groupes français ont également adopté le nom de «  Sentinelles  ».

Sara Garbagnoli, Massimo Prearo, La croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous, Paris, Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 2017

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