Édition du 9 avril 2024

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Brésil

La démocratie brésilienne menacée

Au Brésil, le travail esclave a toujours été considéré comme quelque chose de naturel. Pour les oligarchies brésiliennes, les noirs, « des êtres inférieurs », étaient nés esclaves et ne pouvaient faire autre chose que le travail servile. Ce régime d’exploitation des travailleurs est toujours d’actualité au Brésil. Comment pourrait-on sinon expliquer que le pays ait à la fois un coût de la vie semblable à celui des grandes capitales européennes – à l’exception de la valeur des loyers - et un des salaires minimum les plus faibles au monde.

Tiré du site Autres Brésil
13 avril , par João de Oliveira

Au Brésil, le travail esclave a toujours été considéré comme quelque chose de naturel. Pour les oligarchies brésiliennes, les noirs, « des êtres inférieurs », étaient nés esclaves et ne pouvaient faire autre chose que le travail servile. Le processus de naturalisation des différences et des inégalités sociales, perdure toujours au Brésil. Non par hasard, le pays a été l’un des derniers à libérer ses captifs (mai 1888). Cette libération a été davantage le résultat d’un concours de circonstances qu’une manifestation de générosité soudaine du gouvernement impérial et des élites brésiliennes. Outre l’énorme pression de l’Angleterre, la résistance des noirs se faisait de plus en plus accrue, rendant la libération inévitable.

Depuis le début des débats abolitionnistes, la possibilité d’indemniser les propriétaires d’esclaves a toujours été débattue mais il n’a jamais été question de dédommager les esclaves eux-mêmes. Lors de la libération, ces derniers furent jetés dans les rues, sans aucune préparation psychologique, ni travail et formation, sans parler du fait qu’ils devaient disputer le marché du travail avec les Européens. La situation était tellement difficile que certains sont allés jusqu’à regretter leur vie en captivité. L’État n’avait jamais envisagé de créer une politique publique de réinsertion professionnelle ou d’inclusion sociale. Ce processus hasardeux d’affranchissement des esclaves est l’une des origines, indéniablement, des hauts indices de violence et de la faramineuse et obscène inégalité sociale existant au Brésil.

Dépitées de n’avoir pas été récompensées financièrement par l’État, les élites ont retiré leur soutien politique à l’empire brésilien et ont aidé les militaires à organiser le putsch qui y a mis fin, instaurant la république en 1889.

Les oligarchies brésiliennes étaient si peu habituées à rémunérer leurs employés qu’elles ont essayé de traiter les migrants européens de la même façon qu’elles avaient traité les esclaves [1]. Malheureusement pour les grandes propriétés foncières de l’époque, les travailleurs immigrés, habitués aux conflits sociaux en Europe, n’ont pas accepté le système de production appuyé sur l’exploitation sauvage des travailleurs.

Ce régime d’exploitation des travailleurs est toujours d’actualité au Brésil. Comment pourrait-on sinon expliquer que le pays ait à la fois un coût de la vie semblable à celui des grandes capitales européennes – à l’exception de la valeur des loyers - et un des salaires minimum les plus faibles au monde, ne correspondant qu’à environ 20 % de celui payé aux ouvriers des pays développés ? Cet état de fait explique également pourquoi les riches brésiliens sont plus riches et les travailleurs plus pauvres que leurs correspondants européens.

A chaque essai de réduction des inégalités sociales entre riches et pauvres au Brésil, les classes dominantes ont réagi de manière violente. Dans les années 1950, des accusations de corruption ont mené au suicide le président Getúlio Vargas - un leader nationaliste et populiste alors considéré comme le père des pauvres – avant d’être démenties après sa mort. Outre les dizaines de lois que Vargas avait approuvées en faveur des travailleurs, les capitalistes brésiliens ne lui pardonnèrent pas la création de Petrobras et l’institution du monopole étatique de la prospection, du raffinage et du transport du pétrole. En tirant une balle contre sa propre poitrine en août 1954, il a retardé de dix ans le putsch qui était en marche.

Pour que son successeur, le président élu, Juscelino Kubistchek, considéré comme populiste lui aussi, assume le pouvoir, il a fallu une manœuvre de certains militaires légalistes qui ont agi pour éviter le coup d’État et assurer la continuité de la démocratie
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Mais en 1964, dans un contexte semblable à celui qui secoue le pays actuellement, les militaires ont réussi à destituer le président João Goulart, accusé de corruption et coupable d’avoir voulu transformer le pays en une société communiste. En réalité, les conservateurs n’avaient jamais apprécié l’augmentation de 100 % du salaire minimum proposée en 1954 par Goulart, alors qu’il était le ministre du Travail de Vargas.

La farce putschiste semble se répéter actuellement au Brésil. Mécontente envers un gouvernement de centre gauche qui, malgré de nombreuses erreurs, a réussi à imposer une série de mesures favorables au droit des plus démunis, les classes dominantes, soutenues et encouragées par les grands groupes de presse conservateurs et un juge très partisan, essaient de destituer une présidente démocratiquement élue et contre laquelle il n’existe aucune preuve de crime de responsabilité. La seule et inconsistante accusation qui lui est faite porte sur les « pédalages fiscaux », ce qui signifie que le gouvernement transvase de l’argent d’un ministère vers l’autre pour combler les trous des finances publiques. Outre que cela ne configure pas un crime mais une irrégularité comptable, tous les derniers présidents ont employé ce recours.

Ironiquement, si son impeachment [2] est approuvé, les parlementaires auront destitué le gouvernement qui a le plus investigué sur la corruption dans l’histoire du Brésil. Il est toujours utile de rappeler que, même si les relations de l’ex-président Lula avec les entrepreneurs du BTP sont douteuses et flirtent avec la moralité, il n’existe pour l’heure aucune preuve contre lui et Dilma Rousseff qui n’ont été cités dans aucun procès. En revanche, des 65 députés qui décideront de l’ouverture ou non de l’impeachment, 40 sont accusés de corruption.

Contrairement à ce qui a été diffusé récemment dans la presse française (notamment sur les chaînes d’information continue), qui par moments a ressemblé à une photocopieuse de la presse conservatrice brésilienne, la même qui a soutenu la dictature civilo-militaire meurtrière mise en place en 1964, les investigations en cours n’ont jamais eu pour objectif de combattre la corruption, mais bien celui d’attaquer et détruire un gouvernement populaire qui, malgré toutes les critiques que nous pouvons (et devons !) lui faire (le Parti des Travailleurs, le PT, n’a pas inventé la corruption mais n’a rien faire pour l’endiguer [3]), a réussi à réduire les inégalités sociales du pays. Par ailleurs, le silence de la gauche française face à ce qui se passe au Brésil est tout aussi décevant et surprenant que la couverture déplorable qu’en fait la majeure partie de la presse hexagonale.

Si la corruption autour de Petrobras est connue depuis les années 1980, nous devons nous demander pourquoi le juge Sérgio Moro, dont le père a été l’un des fondateurs du principal parti de l’opposition dans l’État du Paraná, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), a décidé d’investiguer sur celle-ci seulement à partir des gouvernements du PT ? Pourquoi refuse-t-il d’inviter les candidats de l’opposition cités dans les investigations ? Pourquoi les scandales de corruption des partis de l’opposition, notamment du PSDB, ne sont pas enquêtés ? Pourquoi le juge Moro cherche à tout prix à attribuer à Lula la propriété de certains immeubles appartenant à d’autres personnes et ne dit rien sur le supposé appartenant de l’ex-président Fernando Henrique Cardoso à l’avenue Foch, dont le mettre carré est autour de 13 mille euros ? En outre, ne devons-nous pas douter d’une équipe dont les principaux membres ont fait ouvertement campagne pour le candidat de l’opposition qui n’a jamais été invité à témoigner en dépit du fait qu’il soit l’un des plus cités lors des délations ? C’est cette même équipe qui ne laisse fuiter dans la presse que les éléments concernant les membres du gouvernement, constamment exposés à un lynchage médiatique qui les condamne avant que les accusations soient prouvées et qu’ils soient jugés. Nous défendons la poursuite des investigations sous condition qu’elles soient constitutionnelles et pour tous, et non seulement pour les membres du gouvernement.

Dans un moment très délicat pour la démocratie brésilienne, où les débats sont très passionnels et peu dialectiques, il reviendrait au Tribunal fédéral suprême (STF) - l’équivalent de la cour suprême -, de jouer le rôle d’un arbitre équilibré, garant de la stabilité politique. Malheureusement, les magistrats brésiliens préfèrent agir de manière politique et partiale. Ainsi, le juge qui a suspendu la nomination de l’ex-président Lula comme ministre chef de cabinet de Dilma Rousseff, n’a eu besoin que de quelques secondes pour analyser la demande, ce qui laisse penser à un pré-jugement. Curieusement, sur sa page Facebook, ce même juge avait rédigé plusieurs publications très virulentes envers le gouvernement au pouvoir. L’une de ces publications encourageait le peuple à manifester contre le gouvernement en affirmant que si « Dilma chute, le dollar chute également, ce qui nous permettrait d’aller plus régulièrement à Miami ».

Gilmar Mendes, le ministre du STF qui a confirmé la suspension, est désigné comme le leader de l’opposition. Rappelons que le jour où il a décidé du destin de Lula au gouvernement, il venait de dîner avec José Serra, l’un des éternels candidats du PSDB aux élections présidentielles. Il vient par ailleurs d’organiser un séminaire au Portugal auquel il a convié les principaux noms de l’opposition. Si aujourd’hui ce ministre - accusé de recevoir des pots-de-vin par le passé - accuse Lula de vouloir utiliser le poste de ministre pour éviter la justice, il oublie qu’il avait soutenu en 2002 une loi approuvée par le président libéral Fernando Henrique Cardoso (PSDB) vers la fin de son mandat, qui défendait l’idée d’une juridiction privilégiée pour les ex-ministres et ex-présidents avec pour argumentaire que le changement de juridiction n’impliquerait pas d’impunités mais éviterait les persécutions politiques, la chasse aux sorcières, ce qui est exactement ce qui se passe contre l’ex-président Lula aujourd’hui... Ainsi, le transfert du procès de Lula vers le STF, finalement accepté ce jeudi 31 mars, ne constitue pas une tentative d’éviter la justice, comme cela a été annoncé dans les journaux français. Il s’agit pour Lula d’obtenir une justice plus impartiale et équitable, ce qui lui était nié par le juge Sérgio Moro, qui agit parfois davantage comme un justicier et un représentant des classes hégémoniques, que comme un juge.

Depuis que le processus d’impeachment a été ouvert, la couverture de la presse s’essouffle et les investigations ont perdu l’enthousiasme initial. Cette baisse de régime arrive dans un moment où il commençait à y avoir une énorme pression de l’opinion publique pour que les investigations s’élargissent et atteignent également les membres de l’opposition accusés de corruption. Une partie des Brésiliens est en effet convaincue que si l’impeachment est approuvé, les investigations s’arrêteront et le président de l’Assemblée, le très corrompu et peu moral Eduardo Cunha, pourra négocier un accord qui le délivrera de la cassation et d’une conséquente peine de prison. Rappelons que si Dilma Rousseff est écartée, c’est le vice-président Michel Temer, qui assumera le pouvoir, Cunha et Temer appartenant au Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), un parti physiologiste [4] et l’un des plus corrompus de la politique brésilienne, détenteur du record de noms de députés cités dans les investigations.

Imaginons pendant une seconde que le putsch institutionnel réussisse. Si Michel Temer, lui aussi accusé d’avoir reçu des pots-de-vin, est démis à son tour de ses fonctions, c’est Eduardo Cunha -avec ses 6 millions de dollars sur un compte en Suisse et contre qui le Procureur de la république demande 184 ans de prison pour corruption active et passive, détournement de fonds et blanchiment d’argent en 60 épisodes différents - qui deviendrait le président par intérim du pays, au lieu d’aller en prison. Cette perspective ferait du Brésil, une fois de plus, la risée du monde entier. En ce sens, il semble normal que le processus d’impeachment se soit accéléré ces derniers jours alors même que cela fait presque huit mois que le président de l’Assemblée retarde, par toute sorte de subterfuges, l’ouverture, dans le conseil d’éthique, de son propre processus de cassation. En effet, celui-ci impliquerait pour lui une perte d’immunité parlementaire et la possibilité d’être jugé par le STF.
Il est tout aussi étonnant que ces investigations émergent pendant un gouvernement de centre-gauche et juste après la découverte du pré-salifère, qui pourrait transformer Petrobras en l’une des principales productrices de pétrole au monde. Ainsi, il est possible d’avancer que, outre la persécution politique au gouvernement, les investigations visent aussi à maculer l’image de Petrobras qui, en cas de victoire d’un gouvernement libéral, serait privatisée, le rêve des libéraux, de grands groupes médiatiques brésiliens et des Américains.

La partialité des participants et des investigations est telle qu’il paraît évident que le supposé combat contre la corruption est, en vérité, une attaque violente d’une élite ploutocrate et anti-distributive, soutenue par les principaux groupes de presse du pays, contre un gouvernement populaire, d’inclusion sociale et démocratiquement élu. L’opposition condamne davantage les quelques aides implémentées par les gouvernements du PT que les erreurs de leurs politiques économiques. Ainsi, en prouvant que la pratique politique au Brésil fait écho à la lutte de classes, on y critique les très timides politiques de réduction de la misère mises en place (le bourse famille, une aide qui varie de 18 à 32 euros par moi, que les riches considèrent comme étant de l’aumône qui stimulerait le chômage) et, au nom d’une supposée méritocratie, les politiques qui visent à réduire l’inégalité sociale à partir de l’accès à l’enseignement supérieur pour les plus défavorisés (les cotas raciales, qui facilitent l’accès des noirs brésiliens aux universités publiques (de ma part j’aurais préféré qu’elles fussent sociales, de manière à y inclure tous les pauvres), ainsi que le Prouni, le Programme Université pour Tous, qui consiste en allocations de bourses d’études intégrales et partiales pour les étudiants inscrits dans des universités privées). A l’instar des opposants français à la loi du mariage pour tous, on critique davantage les bénéfices apportés à l’Autre que les possibles attentes à leurs droits personnels ou à ceux de la collectivité. Les élites ploutocrates brésiliennes, traditionnellement égoïstes, ont du mal à se rendre compte que la violence quotidienne qui afflige la population est le résultat, entre autres choses, du fait que le Brésil est une société excessivement stratifiée [5] et inégale.

Ne soyons pas angéliques : ce que l’opposition est en train de fabriquer de toute pièce au Brésil est un coup d’État institutionnel semblable à celui qui a destitué Fernando Lugo, président du Paraguay, en 2012. Tout cela car l’opposition n’a jamais accepté le résultat des élections de 2014 qui est devenu la plus longue de l’histoire brésilienne. Seize mois après, avec le pays entièrement paralysé, elle n’a pas encore terminé.
Aux démocrates, il ne nous reste que la défense inconditionnelle de la démocratie et de l’État de droit comme unique manière de faire obstacle au retour du fascisme dans le pays plus important de l’Amérique latine. La supposée bataille contre la corruption ne doit pas faire abstraction de la Constitution brésilienne.

[1] Ces migrants sont arrivés au Brésil pour satisfaire à la fois la demande de main-d’œuvre qualifiée, ainsi que les envies des pourfendeurs de la théorie raciste du blanchissement qui, mélangeant eugénisme, darwinisme social avec les théories racistes de Gobineau, supposaient que les noirs étaient génétiquement inférieurs et qu’ils disparaîtraient lors d’un métissage avec la race blanche considérée supérieure.
[2] Procédure de destitution
[3] Il ne faut pas confondre le gouvernement et le parti. Le parti, qui était le paradigme de la moral et de l’éthique avant son arrivée au pouvoir, a adopté les mêmes types de corruptions utilisés par d’autres partis et qu’ils critiquaient auparavant, notamment en ce qui concerne le financement illicite de campagne. Quant au gouvernement, lui il n’a jamais cessé d’investiguer ces dérives, conduisant à la prison des trésoriers de campagne, des lobbyistes, des intermédiaires financiers, ainsi que quelques députés du PT et de la coalition.
[4] Ce terme, intraduisible dans une autre langue, caractérise au Brésil les partis dont la pratique politique est directement conditionnée à l’obtention de postes dans les gouvernement et de l’argent public par les biais des pots de vin en échange de leur soutien et/ou de leur lobby. C’est pour cela que le PMDB est considéré comme la « prostitué de la République ».
[5] [ou une « Société d’ordres »]

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