Édition du 26 mars 2024

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Question nationale

La gauche et la nation : des ambiguïtés non résolues

Immanuel Wallerstein est sociologue, chercheur à l’université de Yale | 19 mars 2016 | tiré du site Mémoire des luttes

Au fil des siècles, le sens du mot « nation » a connu des fortunes fort diverses. Mais depuis la Révolution française, ce terme a été relié à l’Etat, comme l’indique l’expression « Etat-nation ». Dans cette acception, la « nation » se réfère aux membres de droit de la communauté qui vit à l’intérieur des frontières de cet Etat.

Il est un vieux débat qui consiste à se demander si la création d’un Etat procède de l’action de ceux qui appartiennent à une nation ou si, à l’inverse, c’est l’Etat qui crée la catégorie de nation et les droits qui existent au sein de cet Etat. Moi-même, je suis d’avis que ce sont les Etats qui créent les nations, et non l’inverse.

La question qui se pose est de savoir pourquoi les Etats créent des nations et quelle devrait être l’attitude de la « gauche » face au concept de nation. Pour certains à gauche, la nation constitue la grande machine à produire de l’égalité. Il s’agit d’affirmer que tous (ou presque) disposons du droit à la participation pleine et égale dans les décisions de l’Etat, par opposition, par exemple, au régime aristocratique qui limite ce droit à une minorité. Cette position est aujourd’hui souvent qualifiée de conception jacobine de la nation.

Le jacobinisme a donné naissance à la catégorie de « citoyen » : les individus sont citoyens par leur simple naissance, et non du fait d’une origine « ethnique », d’une religion, ou encore parce qu’ils présenteraient une caractéristique particulière que eux-mêmes se seraient attribuée ou que d’autres leur auraient assignée. Le citoyen dispose du droit de vote (à partir d’un certain âge) : un citoyen, une voix. Les citoyens sont par conséquent tous égaux devant la loi.

Dans cet ordre d’idées, les citoyens doivent être considérés comme des individus. Et selon cette conception de la citoyenneté, il faut en finir avec l’idée selon laquelle il pourrait exister des groupes intermédiaires entre l’individu et l’Etat. Voire, selon une conception encore plus rigide de la nation, il devient fondamental de déclarer illégitime l’existence même de ces autres groupes. Ainsi, dans cette perspective, les citoyens doivent tous utiliser la langue de la nation, et aucune autre ; aucun groupe religieux ne peut disposer de ses propres institutions ; aucune autre tradition que celles de la nation elle-même ne saurait être fêtées.

En pratique, pourtant, nous appartenons tous à de très nombreux groupes, lesquels n’ont de cesse d’exprimer à l’égard de leurs membres des exigences de participation et de loyauté. Et en pratique, également, et souvent et sous couvert d’une égalité de traitement pour tous les individus, il existe un nombre incalculable de façons de réduire l’égalité des droits entre tous les citoyens.

L’idée de citoyenneté peut d’abord se définir par la question du suffrage. Or il existe de multiples façons de limiter l’accès au droit de vote. La plus évidente et la plus importante en terme d’impact quantitatif est celle qui met en jeu la question du sexe. En effet, la loi a longtemps réservé le droit de vote aux seuls hommes. Ce droit a également souvent été limité sur la base des revenus et sur l’exigence de ressources minimums. Il a souvent été encadré sur la base de la race, de la religion ou du nombre de générations qui avaient vécu au sein de l’Etat. Au total, ce qui était à l’origine conçu comme une grande machine à fabriquer de l’égalité n’intégrait pas, en réalité, tout le monde, pas même une majorité, sinon bien souvent un groupe de personnes somme toute assez réduit.

Pour les jacobins, qui se considéraient comme l’incarnation de la gauche, la solution a consisté à lutter pour obtenir l’élargissement du droit de vote. Avec le temps, ces efforts ont connu une certaine réussite. Le droit de vote s’est en effet ouvert à de plus en plus de personnes. Cependant, l’objectif d’intégrer tous les citoyens dans une même communauté nationale, de les rendre égaux dans l’accès aux avantages supposés de la citoyenneté (l’éducation, la santé, l’emploi) n’a pas vraiment été atteint.

Compte tenu de la réalité persistante de ces inégalités, une conception « anti-jacobine » de la gauche a vu le jour. Pour elle, la nation n’était pas une grande machine à produire de l’égalité, mais bel et bien une grande machine à tromper son monde. Pour ce courant, la solution ne résidait pas dans la suppression des autres groupes mais, au contraire, dans le combat à mener pour les encourager à affirmer leurs valeurs comme modes de vie et comme modes de prise de conscience. Les féministes se battirent pour que les femmes obtinssent non seulement le droit de vote mais aussi celui de développer leurs propres organisations et leur propre conscience. Ce que firent également les communautés raciales et ethniques (les « minorités »).

Le résultat est que la gauche n’a plus de vision unique de la nation. C’est même plutôt le contraire ! La gauche se déchire autour de conceptions de plus en plus opposées de la nation. Cela se produit aujourd’hui de bien des manières. L’une est l’explosion des revendications liées au « genre », qui convertissent en constructions sociales ce qui était autrefois considéré comme des phénomènes génétiques. Mais une fois que l’on conçoit les choses en terme de constructions sociales, il n’existe plus de barrières évidentes aux droits des sous-catégories, que celles-ci soient déjà définies ou dans l’attente de naître dans le monde social.

Si le « genre » connaît une telle explosion, il en va de même pour « l’indigénisme », là aussi conçu comme construction sociale. Cette notion renvoie aux droits de ceux qui, dans un certain périmètre géographique, y vivent depuis plus longtemps que d’autres (« les migrants »). Si l’on devait pousser ainsi ce raisonnement jusqu’au bout, n’importe qui serait un migrant. Mais une discussion raisonnable nous permet de constater qu’il existe aujourd’hui des groupes sociaux, dans des proportions non négligeables, qui se perçoivent comme appartenant à des groupes fort différents de ceux qui exercent le pouvoir au sein de l’Etat et qui souhaitent préserver leurs modes de vie plutôt que de les perdre parce que la nation affirme, pour sa part, la primauté de ses droits en tant que nation.

Dernière ambiguïté. Qu’est-ce qu’être de gauche : est-ce être internationaliste, universaliste ; ou est-ce au contraire être nationaliste pour mieux s’opposer à l’ingérence de puissantes forces mondialistes ? Est-ce vouloir l’abolition de toutes les frontières ou, au contraire, est-ce vouloir le renforcement de celles-ci ? Est-ce avoir une conscience de classe que de s’opposer au nationalisme ou, au contraire, de soutenir une résistance nationale à l’impérialisme ?

Une solution de facilité pour sortir de ce débat consisterait à suggérer que la réponse varie selon les lieux, les moments et les situations. Mais c’est bien là tout le problème. La gauche mondiale a le plus grand mal à aborder ces questions frontalement et à imaginer une position réfléchie et politiquement sérieuse sur le concept de nation. Le nationalisme étant indéniablement aujourd’hui l’engagement émotionnel le plus fort que connaissent les peuples à travers le monde, l’échec de la gauche mondiale à s’engager dans un débat interne collectif et fraternel sape sa capacité à jouer aujourd’hui un rôle de premier plan sur la scène mondiale.

La Révolution française nous a transmis le concept de nation, qui était censé devenir cette grande machine à produire de l’égalité. S’agit-il en fin de compte d’un héritage empoisonné qui pourrait bien détruire la gauche mondiale et la grande machine à produire de l’égalité ? La réunification intellectuelle, morale et politique de la gauche mondiale est une tâche des plus urgentes. Elle exige de démontrer bien plus de capacité à donner et à recevoir que ce qui a été fait jusqu’à présent. Pour l’heure, il n’existe toujours pas d’alternative sérieuse.

Traduction : T.L.

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