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Québec

La gentrification contre le vieillissement à domicile


Par Julien Simard le 21 novembre 2018

« Permettre à nos aînés de rester dans leur maison », scandait la CAQ lors de la dernière campagne électorale. « Créer des environnements sains, sécuritaires et accueillants dans sa communauté », proclame la plus récente politique québécoise en matière de vieillissement, Un Québec pour tous les âges (2018). « Améliorer la sécurité des personnes aînées dans l’espace public et dans leur résidence », annonce le Plan d’action municipal pour les personnes aînées 2018-2020 de la Ville de Montréal.

Récemment, plusieurs témoignages de locataires vieillissants rapportés par les médias démontrent que ces objectifs, bien que louables, n’ont que peu de portée dans les quartiers centraux montréalais, où la gentrification provoque bel et bien des déplacements forcés. Le 15 novembre dernier, on relatait entre autres les cas de Lucille, 87 ans et de Richard, 78 ans, qui devront quitter leur logement de Saint-Henri à Montréal. Le nouvel acheteur des immeubles qu’ils habitent, Hillpark Résidentiel, désire évidemment vider les logements pour les rénover et les remettre sur le marché à fort prix. Tout à fait normal dans une société capitaliste…

Les personnes vieillissantes à faible revenu sont particulièrement vulnérables à ce genre d’opérations, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elles dépendent souvent de revenus fixes (pensions publiques de retraite), qui ne permettent pas de suivre la hausse des prix des loyers et des services dans le quartier. Ensuite, parce qu’elles occupent souvent leur logement depuis plusieurs années (voire des décennies) et payent donc des loyers nettement inférieurs au prix du marché. En 2016 au Québec, 63 % des locataires ayant reçu un avis de reprise ou d’éviction habitaient leur logement depuis au moins 10 ans, et parmi ceux-ci, 41 % l’habitaient depuis plus de 15 ans. Enfin, leur capacité à répondre à une menace de déplacement et de faire face à une situation stressante est bien souvent réduite en raison de l’isolement social et/ou des problèmes de santé, ce qui les expose davantage à des situations d’insécurité locative.

S’opposer à une éviction ou à une reprise de logement demande en effet beaucoup de courage, de détermination et de volonté. Si la loi 492 protège les personnes vieillissantes locataires de 70 ans et plus à faible revenu contre la reprise et l’éviction sous certaines conditions, encore faut-il faire valoir ses droits devant la Régie du logement, payer pour l’ouverture du dossier, attendre plusieurs mois pour une audience, se défendre et se battre en continu. Sans oublier qu’il faut également, dans certains cas, subir le harcèlement quotidien des propriétaires et de leurs hommes de main. J’ai rencontré au printemps dernier une locataire de 78 ans qui, bien que protégée par la nouvelle loi, ne désirait qu’une chose : quitter son appartement au plus vite, même si ce « choix » était déchirant. Son propriétaire, vivant juste au-dessous d’elle, exerçait des pressions quotidiennes pour la pousser à quitter. La tactique est simple : pour contourner les lois ou accélérer les processus de déplacement, les propriétaires vont entretenir un climat d’insécurité et de peur, briser le sentiment de sécurité qui lie la personne à son chez-soi par la violence psychologique et parfois même physique. On comprend, dans ce contexte, pourquoi certaines personnes acceptent les compensations directes des locateurs.

Une violence invisible

D’un œil extérieur, cette violence est parfois difficile à déceler. Elle s’immisce dans l’intimité, dans les cadres de portes, sur les balcons, dans l’entrée, au téléphone, dans les courriels. Elle consiste en une forme de maltraitance qui passe complètement sous le radar des autorités, qui concentrent plutôt leurs actions sur les problèmes en institutions (résidences privées, CHSLD). Une locataire que j’ai interviewé dans le cadre de mes recherches doctorales a craint Noël pendant de nombreuses années, de peur de recevoir un avis d’éviction.

En parlant à ces personnes vieillissantes victimes de processus de déplacement forcé, on réalise à quel point perdre des repères spatiaux et sociaux (logement, quartier, voisinage) de façon imposée et non consentie peut être source de stress et d’angoisse : « ce serait comme m’enfoncer un poignard en plein cœur », m’avait confié Pierino Di Tonno, ce photographe italo-montréalais qui avait entrepris en 2016, avec l’aide du Comité logement de la Petite-Patrie, de se battre publiquement et légalement contre une menace d’éviction. Son propriétaire voulait l’expulser du logement qu’il habitait depuis plus de 40 ans pour pouvoir hausser le loyer. Clairement, le déplacement des locataires âgés à faible revenu est un processus violent, autant dans son exécution que dans ses effets.

Que faire ?

Maintenant, que faire pour que les vœux pieux formulés dans nos politiques publiques soient applicables en contexte de gentrification ? Comment garantir la « sécurité » et la possibilité de vieillir chez soi ? Bien que la nouvelle loi 492 soit intéressante, sa portée est limitée : elle ne protège que les locataires à faible revenu ayant vécu 10 ans ou plus dans leur appartement. D’autres mesures pourraient tout de même contribuer à endiguer le problème. La Fédération de l’âge d’or du Québec (FADOQ) propose d’augmenter significativement le parc immobilier des OBNL d’habitation dédiés aux personnes âgées ayant besoin de services, pour garantir des faibles loyers et permettre aux plus précaires de demeurer dans les quartiers centraux, dans des environnements physiques adaptés à la perte d’autonomie. Mais il faut agir vite. Parce que ce ne sont pas seulement les personnes vieillissantes qui sont déplacées des quartiers en gentrification : ce sont toutes celles et ceux qui n’ont pas un revenu suffisant pour payer un 5 ½ à 1200 $ par mois.

Bien sûr, ces mesures sont encore loin de cette proposition d’Engels, faite en 1887 : « On peut apporter un soulagement immédiat à la crise du logement en expropriant une partie des habitations de luxe appartenant aux classes possédantes et en réquisitionnant l’autre » ! Qu’on soit d’accord ou non avec cette proposition, elle a le mérite de nous faire comprendre la gentrification comme un conflit, comme une lutte de classes. Car tant que le logement restera une marchandise et non un droit fondamental ou alors un bien disponible pour toutes et tous, le problème demeurera entier.

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