Édition du 16 avril 2024

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Europe

La première victoire du Front de gauche

D’ores et déjà le Front de gauche a gagné. Certes pas les élections, mais une existence. Ce qui pour le moment où nous sommes est l’essentiel. Exister, ici, c’est enfin pouvoir peser sur la vie politique et donner aux résistances et aux revendications des salariés et de la population un horizon politique qu’elles avaient perdu.

N’en déplaise au NPA et à Lutte ouvrière, l’union a payé. Il ne suffit pas en effet d’en appeler abstraitement aux « luttes » pour que ces dernières viennent miraculeusement bousculer la situation. Il faut encore reconstituer tout à la fois une dynamique et une identité collective. Le Front de gauche ouvre précisément cette possibilité, en faisant exister un nouveau sujet politique collectif. Ce que n’ont pas compris les organisations trotskistes, ou plus exactement ce qu’elles avaient espéré faire à partir d’elles-mêmes. C’était ne pas comprendre combien, depuis 1995, l’impératif était à l’unité, laquelle ne va pas sans quelques sacrifices des intérêts de boutique. On sait que ce ne fut pas facile pour beaucoup de communistes.

Il a bien fallu qu’ils acceptassent l’époque, c’est-à-dire le rapport de force et la nécessité de l’invention collective. Les conséquences potentielles de l’existence du Front de gauche sont considérables. Elles ne sont pas sûres, car chacun sent bien que tout pourrait capoter. On n’ose craindre un tel échec après un si beau parcours. Mais enfin, le succès actuel ne doit pas étourdir. Le pire serait sans doute que le Parti socialiste parvienne à débaucher telle ou telle composante du Front. On ne dit pas assez combien la participation des communistes aux gouvernements de gauche depuis les années 1980 a contribué à détourner du vote de gauche une grande partie des membres des classes populaires qui faisaient jusque-là confiance au PCF. Le Front national, à chaque fois, a récolté le fruit des compromissions, lors même que celles-ci n’ont strictement rien apporté au PCF, bien au contraire.

Le 22 avril 2002 n’a pas seulement sanctionné Jospin comme on l’a dit trop souvent. Les électeurs ont rejeté, et avec quelle brutalité, la stratégie de « gauche plurielle », qui ne pouvait, dans le contexte de domination néolibérale, qu’offrir un boulevard à l’extrême droite xénophobe. En tout cas, on est en droit de se demander si, autant au Parti de gauche, dirigé par un ancien ministre de Jospin, qu’ au Parti communiste, la leçon a été suffisamment comprise. La suite le dira. Pour lors, le fait est là. Une nouvelle force existe qui attire à elle plusieurs générations et plusieurs secteurs de la société. Cette force d’attraction ne part pas de rien, évidemment, elle aimante des gens prédisposés à écouter et à suivre des porte-parole qui mettent en verbe leur colère. L’effet performatif de ce discours est cependant incontestable et consacre le rôle du symbolique dans tout mouvement politique réel.

Mais cet effet symbolique, contrairement à ce que semble parfois croire Mélenchon lorsqu’il pense avoir rappelé un « peuple » historique à l’existence, ne tient pas au maniement des signifiants unitaires de rassemblement, puisés dans la longue histoire du pays, ( le Peuple, la République, la Nation, La Citoyenneté), il tient plutôt à l’invention d’un « nous » qui ne se laisse pas ramener aux catégories historiques et sociologiques anciennes. Ce « nous » pour l’instant n’a pas encore de nom propre, il n’a que des noms d’emprunt. Il s’incarne certainement dans la figure de Mélenchon, « révélation » de la campagne et porte-parole charismatique, mais il ne s’y réduit pas.

A surgi dans la campagne un « front », le mot est bien choisi, démocratique et anti-capitaliste, qui dépasse de très loin les organisations qui le constituent. Par « front », il ne faut pas entendre une coalition de partis, mais une composition politique nouvelle qui rassemble les fractions de la société les plus décidées à en découdre avec l’insupportable domination capitaliste et qui, pour cela, sont prêtes à surmonter les lignes de partage qui divisaient jusque-là la gauche et l’extrême gauche.

Sans doute a-t-il fallu beaucoup de doigté pour arriver au produit de synthèse qu’est le Front de gauche. On doit reconnaître à Mélenchon un formidable talent pour faire tenir ensemble des sensibilités, des traditions et des références différentes. C’est sans doute à ce prix qu’a pu s’opérer, au début du moins, la réinvention d’une gauche radicale d’un nouveau genre. Mais une fois la première synthèse faite, le mouvement a suivi sa propre trajectoire et a commencé à faire apparaître un nouveau sujet politique grâce à l’articulation de thématiques jusque-là disjointes à gauche du fait de traditions politiques et organisationnelles différentes.

La nouveauté du front

Le « front » est neuf. Ce n’est pas une énième tentative de ranimation du PCF ou d’une union de la gauche de la gauche. Il est neuf parce qu’il témoigne d’une nouvelle subjectivité politique qui fait passer la défense de la démocratie, sous toutes ses formes, avant toute considération de gestion du système. Il est contemporain d’une époque nouvelle où ce qui est en jeu est l’alternative : « démocratie ou capitalisme ». Ce nouveau sujet politique est le produit de ce qu’avec Foucault on peut appeler un « processus de subjectivation ».

Ce processus, lorsqu’il a lieu sur le terrain politique, est inséparable des logiques d’affrontement et suppose la nomination d’un adversaire. Un sujet politique se construit comme un pôle d’un affrontement symbolisé dans un discours. L’extrême droite et la droite ont réussi à capter dans une partie de l’électorat populaire les passions haineuses engendrées par ce qui a été vécu comme une concurrence entre français et étrangers pour l’emploi, le logement, la ville et l’école. Le racisme en milieu populaire n’a pas été inventé par le Front national, mais ce dernier a réussi à en faire un enjeu politique et un levier de mobilisation électorale.

C’est sans doute Didier Eribon dans son Retour à Reims (Fayard, 2009) qui a le mieux décrit la dualité des processus de subjectivation dans le milieu ouvrier : l’un qui constitue au travers des luttes un groupe mobilisé et mobilisable, lequel s’affirme dans une confrontation avec la classe des exploiteurs ; l’autre qui constitue un groupe national qui se sent agressé et dépossédé par des occupants illégitimes, lesquels sont regardés comme des profiteurs des avantages sociaux. Toute la question, qui ne sera pas réglée en une seule campagne électorale, sera de savoir si la subjectivation anticapitaliste l’emportera sur la subjectivation raciste dans l’électorat populaire. Rien n’est joué mais il y a de sérieux espoirs que le Front de gauche parvienne à réorienter en partie au moins la subjectivité politique dans ces milieux.

Cela supposera de mettre massivement l’accent sur les questions les plus concrètes qui conditionnent la vie quotidienne, à commencer par l’emploi, le logement, l’école et le pouvoir d’achat. Face au Front national doit s’affirmer un « Front social ». Marine Le Pen a d’ailleurs pour partie compris la menace pour elle lorsqu’elle a cherché à récupérer les « thématiques sociales » traditionnellement de gauche. Le Front de gauche saura-t-il persévérer dans cette logique d’affrontement anti-capitaliste ? Ne sera-t-il pas tenté, faute de savoir comment construire stratégiquement une telle lutte frontale, de retomber dans le mythe de l’État, d’agiter les vieilles nostalgies jacobines, de se draper dans les anciennes rhétoriques nationales et républicaines ? On peut le craindre à écouter un certain ton quasi gaullien du côté de Mélenchon.

Mais les effets de la politique d’austérité et du dumping social généralisé qu’impose dans toute l’Europe le « modèle allemand », et surtout les attaques spéculatives contre le gouvernement français qui peuvent survenir très vite, accéléreront à n’en pas douter le choix d’orientation et le style d’intervention du Front de gauche. Il serait fort dommage que les aspects les plus « nationaux », voire les relents nationalistes, de la campagne de Mélenchon gâchent la belle nouveauté du Front de gauche et nuisent à son rayonnement international.

D’ores et déjà en Europe, la percée politique du Front de gauche a redonné de l’espoir et donné des idées dans les milieux de la gauche européenne. En Belgique, d’où j’écris, le phénomène est évident. Le journal La Libre Belgique faisait sa une du 18 avril sur la création d’un « parti, à la Mélenchon » par Bernard Wesphael, l’un des fondateurs il y a trente ans du parti Écolo ! C’est bien un Front de gauche européen dont nous aurions besoin pour rompre le plus rapidement possible avec l’hégémonie néolibérale dans toute l’Europe.

Christian Laval

Chrsistian Laval est docteur en sociologie, est membre du GÉODE (Groupe d’étude et d’observation de la démocratie, Paris X Nanterre/CNRS)[1] et du Centre Bentham[2]. Il est aussi chercheur à l’Institut de recherches de la Fédération syndicale unitaire et membre du Conseil scientifique d’Attac. Il figure également parmi les auteurs d’ouvrage comme "La nouvelle école capitaliste" (La Découverte), "La nouvelle raison du monde" (La Découverte) et de "Marx, prénom Karl" (Gallimard).

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