Édition du 16 avril 2024

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Écosocialisme

Intervention aux Rencontres écosocialistes (Genève du 24 au 26 janvier 2014)

Le défi de la transition énergétique : mesures anticapitalistes ou alternatives infernales, il n’y a pas d’autre choix

Le célèbre scientifique américain James Hansen s’est converti au nucléaire. Ensemble avec trois autres spécialistes connus du réchauffement global, l’ex-climatologue en chef de la NASA a signé une lettre ouverte adressée « Aux personnes qui influencent la politique environnementale mais sont opposées à l’énergie nucléaire ». Le texte a été publié intégralement par le New York Times en novembre dernier (1). On y lit notamment ceci :

“Les renouvelables tels que le vent et le solaire et la biomasse joueront certainement un rôle dans une future économie de l’énergie, mais ces sources énergétiques ne peuvent se développer assez vite pour fournir une électricité bon marché et fiable à l’échelle requise par l’économie globale. Quoiqu’il puisse être théoriquement possible de stabiliser le climat sans énergie nucléaire, il n’y a pas dans le monde réel de chemin crédible vers une stabilisation du climat qui ne comporterait pas un rôle substantiel pour l’énergie nucléaire. (…)

« Il n’y aura pas de solution technologique miracle, mais le temps est venu pour celles et ceux qui prennent la menace climatique au sérieux de se prononcer pour le développement et le déploiement d’installations d’énergie nucléaire plus sûres (…). Avec la planète qui se réchauffe et les émissions de dioxyde de carbone qui augmentent plus vite que jamais nous ne pouvons pas nous permettre de tourner le dos à quelque technologie que ce soit qui a le potentiel de supprimer une grande part de nos émissions de carbone. Beaucoup de choses ont changé depuis les années ’70. L’heure est venue d’avoir une approche nouvelle du de l’énergie nucléaire au 21e siècle ». (…)

Hansen, Lovelock, Monbiot…

Ce texte est caractéristique des « alternatives infernales » auxquelles on est confronté quand on reste dans le cadre capitaliste. Il n’y a pas de raisons de douter des motivations de James Hansen et de ses collègues : leur inquiétude face au danger majeur du basculement climatique n’est pas feinte et elle se base sur une connaissance scientifique approfondie. Hansen en particulier est célèbre pour avoir tiré la sonnette d’alarme dès 1988, devant une commission du Congrès américain. Depuis lors, il va répétant que les patrons du secteur de l’énergie fossile devraient être traînés en justice pour « crime contre l’humanité et contre l‘environnement ». En avril dernier, Hansen a même quitté ses fonctions à la NASA pour se consacrer tout entier au militantisme climatique. Ce n’est donc pas par hasard que la « lettre ouverte » est adressée tout spécialement aux défenseurs de l’environnement…

Ce n’est pas la première fois que des chercheurs engagés changent d’avis sur le nucléaire, en argumentant que l’atome serait un « moindre mal » face aux catastrophes qui nous sont promises du fait du réchauffement. Un autre ex-collaborateur de la NASA, James Lovelock, le père de « l’hypothèse Gaïa », avait fait de même il y a quelques années. Un cas un peu différent mais significatif est celui de George Monbiot. Monbiot était davantage un militant qu’un chercheur, mais ses chroniques dans le Guardian étaient connues pour leur rigueur scientifique, et sa conversion à l’atome fit énormément de bruit.

Il serait pédant de traiter ces ralliements au nucléaire par-dessous la jambe. Il faut plutôt y lire une invitation à voir en face le fait que la transition énergétique vers un système « 100% renouvelables » constitue effectivement une entreprise d’une difficulté inouïe – le plus souvent sous-estimée, y compris dans des publications sérieuses et de qualité.

Le défi de la transition

Quelques semaines avant le sommet de Copenhague sur le climat, en 2009, deux chercheurs étasuniens publiaient dans le Scientific American un article affirmant que l’économie mondiale pourrait sortir des combustibles fossiles en vingt ou trente ans. Il « suffirait » pour cela de produire 3,8 millions d’éoliennes de 5 mégawatts, de construire 89.000 centrales solaires photovoltaïques et thermodynamiques, d’équiper les toits des bâtiments de panneaux PV et de disposer de 900 centrales hydroélectriques (2)…

Le problème des scénarios de ce genre est que, tout en prétendant résoudre le problème de la transition, ils l’escamotent en réalité. La question, en effet, n’est pas d’imaginer abstraitement un système énergétique « 100% renouvelables » (un tel système est évidemment possible) mais de tracer le chemin concret pour passer du système actuel, basé à plus de 80% sur les fossiles, vers un système basé exclusivement sur le vent, le soleil, la biomasse, etc. En tenant compte de deux contraintes : 1°) les émissions doivent diminuer de 50 à 85% d’ici 2050 (80 à 95% dans les pays « développés »), et 2°) cette réduction doit commencer au plus tard en… 2015.

Pour ne pas faire de la transition-fiction, les auteurs de l’article du Scientific American auraient donc dû répondre à la question suivante : comment produire 3,8 millions d’éoliennes, construire 89.000 centrales solaires, fabriquer des panneaux photovoltaïques pour équiper les toits des maisons et ériger 900 barrages tout en respectant ces deux contraintes… alors que le système énergétique dépend à 80% de combustibles fossiles… dont la combustion entraîne inévitablement le rejet de dioxyde de carbone à effet de serre ? (3)

Produire moins

A cette question, il n’y a pas trente-six réponses possibles, mais une seule : il faut que la hausse des émissions résultant des investissements supplémentaires nécessités par la transition énergétique soit (plus que) compensée par une réduction supplémentaire des émissions dans d’autres secteurs de l’économie.

Il est vrai qu’une partie substantielle de cet objectif peut et doit être atteinte par des mesures d’efficience énergétique. Mais cela ne permet pas d’échapper à la difficulté, car, le plus souvent, l’augmentation de l’efficience nécessite elle aussi des investissements, donc de l’énergie qui est… fossile à 80%, donc source d’émissions supplémentaires… à compenser ailleurs par d’autres réductions, etc.

Quand on se penche sur les scénarios de systèmes 100% renouvelables, on constate que l’erreur consistant à sauter par-dessus le problème concret est très répandue. Pour améliorer l’efficience du système énergétique, le rapport « Energy Revolution » de Greenpeace, par exemple, prévoit, entre autres, de transformer 300 millions d’habitations en maisons passives dans les pays de l’OCDE. Les auteurs calculent la réduction d’émissions correspondante… mais ils ne tiennent pas compte du surcroît d’émissions découlant de la production des matériaux isolants, des doubles vitrages, des panneaux solaires, etc. En d’autres termes, leur pourcentage de réduction est brut, pas net. (4)

On peut prendre le problème par n’importe quel bout, on arrive toujours à la même conclusion : pour respecter les contraintes de la stabilisation du climat, les gigantesques investissements de la transition énergétique doivent aller de pair avec une réduction de la demande finale en énergie, surtout au début, et au moins dans les pays « développés ».

Quelle réduction ? Les Nations Unies avancent le chiffre de 50% en Europe, et de 75% aux Etats-Unis (5). C’est énorme et c’est ici que le nœud se resserre, car une diminution de la consommation d’une telle ampleur ne semble pas réalisable sans diminuer sensiblement, et pendant une période prolongée, la production et les transports de matière… c’est-à-dire sans une certaine « décroissance » (en termes physiques, pas en points de PIB).

Antagonisme

Il va de soi que cette décroissance physique est antagonique avec l’accumulation capitaliste qui, même si elle se mesure en valeur, est difficilement concevable sans un certain accroissement des quantités de matières transformées et transportées. Le « découplage » entre croissance du PIB et flux de matières ne peut en effet être que relatif. C’est dire qu’on retrouve ici l’incompatibilité fondamentale entre le productivisme capitaliste et les limites de la planète. (6)

C’est à cette incompatibilité de plus en plus évidente que James Hansen, James Lovelock, George Monbiot et d’autres, au nom de l’urgence, tentent d’échapper en appelant à la rescousse l’énergie nucléaire. Il est lamentable, et indigne de leur rigueur scientifique, qu’ils le fassent en banalisant les dangers et, surtout, en affirmant cette contre-vérité que les technologies « du 21e siècle » (lesquelles ?) permettraient de garantir un nucléaire sûr recyclant ses déchets.

« Il n’y a pas dans le monde réel (capitaliste) de chemin crédible vers une stabilisation du climat qui ne comporterait pas un rôle substantiel pour l’énergie nucléaire », lit-on dans la lettre ouverte de Hansen et consorts. Cette affirmation est complètement fausse : pour tripler la part du nucléaire dans la consommation électrique d’ici 2050 (ce qui la porterait seulement à un peu plus de 6% !), il faudrait construire près d’une centrale par semaine au niveau mondial pendant quarante ans. Outre les dangers illustrés par Fukushima, on se retrouverait alors avec un système électrique hybride car obéissant à deux logiques opposées : centralisation et gaspillage avec l’atome, décentralisation et efficience avec les renouvelables. Ce n’est pas un « chemin crédible » que proposent Hansen et ses collègues, c’est une impossibilité technique. Elle ne peut déboucher que sur une impasse mortelle, combinant réchauffement et radiations !

Géo-ingénierie

Le même refus de contester le capitalisme se traduit chez d’autres scientifiques par la résignation face aux projets de la géo-ingénierie. Celle-ci a même fait son entrée dans les rapports du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC). Le résumé du tome 1 du cinquième rapport note que « des méthodes visant à altérer délibérément le climat terrestre pour contrer le changement climatique, appelées géo-ingénierie, ont été proposées ». Les auteurs notent que « (ces méthodes) peuvent entraîner des effets collatéraux et des conséquences à long terme à l’échelle globale ». A première vue, cette prudence semble raisonnable. Pourtant, même prudente, l’évocation de la géo-ingénierie par le GIEC est très inquiétante. Elle signifie que des recettes d’apprentis sorciers commencent à être considérées comme envisageables.

En coulisses, les recherches et les expériences se multiplient d’ailleurs, parfois même illégalement. Bill Gates et d’autres investisseurs y consacrent des millions de dollars. Leur raisonnement est simplissime : sachant qu’un capitalisme sans croissance est un oxymore, ils en déduisent que les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ne seront pas atteints. L’urgence climatique imposant de faire quelque chose, n’importe quoi, l’heure de la géo-ingénierie sonnera et un marché immense s’ouvrira.

Chercheurs peu scrupuleux, financiers, pétroliers, hommes d’affaires de tout poil : tous se frottent les mains sans souci pour les conséquences… A moins que les conséquences ne fassent partie du plan ? Je ne suis pas fan des théories du complot, mais pensons-y : le jour où quelques grandes entreprises disposant des brevets ad hoc contrôleraient le réseau de miroirs spatiaux géants sans lequel la température de la Terre bondirait d’un seul coup de 6°C, c’est peu dire que leur pouvoir politique serait immense, et qu’il serait plus difficile que jamais de le leur arracher. La logique même du capital le pousse à rêver d’un thermostat terrestre dont le contrôle absolu lui permettrait de prélever sa dîme sur les peuples.

Le seul chemin crédible

Il faut partir de ce que James Hansen a dit lui-même à de très nombreuses reprises : l’obstacle majeur au sauvetage du climat est formé par les grandes sociétés qui tirent profit du système énergétique fossile. Il s’agit d’un obstacle colossal. Ce système compte des milliers de mines de charbon et de centrales au charbon, plus de 50.000 champs pétrolifères, 800.000 km de gazoducs et d’oléoducs, des milliers de raffineries, 300.000 km de lignes à haute tension… Sa valeur est évaluée entre 15 et 20.000 milliards de dollars (près d’un quart du PIB mondial). Or, tous ces équipements, financés à crédit et conçus pour durer trente ou quarante ans, devraient être mis à la casse et remplacés dans les quarante ans qui viennent, le plus souvent avant amortissement. Et ce n’est pas tout : les compagnies fossiles devraient en plus renoncer à exploiter les quatre cinquièmes des réserves prouvées de charbon, de pétrole et de gaz naturel qui figurent à l’actif de leurs bilans…

Le seul « chemin crédible » vers une stabilisation du climat est celui qui passe par l’expropriation des lobbies fossiles et de la finance – les « criminels climatiques » justement dénoncés par Hansen. Transformer l’énergie et le crédit en biens communs est la condition nécessaire à l’élaboration d’un plan démocratique visant à produire moins, pour les besoins, de façon décentralisée et en partageant plus. Ce plan devrait comporter notamment : la suppression des brevets dans le domaine de l’énergie, la lutte contre l’obsolescence programmée des produits, la sortie du tout-automobile, une extension du secteur public (notamment pour l’isolation des bâtiments), la résorption du chômage par la réduction généralisée et drastique du temps de travail (sans perte de salaire), la suppression des productions inutiles et nuisibles telles que l’armement (avec reclassement des travaileur*euses), la localisation de la production et le remplacement de l’agrobusiness mondialisé par une agriculture paysannne de proximité.

C’est plus facile à dire qu’à faire, mais la première chose à faire, c’est de le dire. Et de construire les mobilisations sociales massives qui, seules, pourront faire de cette utopie une utopie concrète.


Notes

(1) http://dotearth.blogs.nytimes.com/2013/11/03/to-those-influencing-environmental-policy-but-opposed-to-nuclear-power/

(2) “A plan to power 100% of the Planet with renewables”, Mark Z. Jacobson and Mark A. Delucchi, Scientific American, October 26, 2009 | 188.

(3) On ne se prononce pas ici sur la pertinence du plan en question dans ses différents volets. Cette énumération des investissements nécessaires est d’ailleurs incomplète. Comme le notent les auteurs, outre les millions d’éoliennes, etc. il s’agit de concevoir un nouveau système de transmission en remplacement des quelque 300.000 km de lignes électriques à haute tension et un réseau « intelligent » adapté à l’intermittence des renouvelables.

(4) Energy Revolution, A Sustainable World Energy Outlook. Greenpeace, GWEC, EREC, 2012.

(5) United Nations, World Economic and Social Survey 2011.

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