Édition du 9 avril 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

« Le fait que des voix des femmes témoignant d’agressions sexuelles soient entendues constitue un véritable changement »

Le fait que des voix des femmes témoignant d’agressions sexuelles soient entendues, crues et prises en compte au moyen de mesures concrètes constitue un véritable changement.

Tiré de Entre les lignes, entre les mots.

La responsabilité du harcèlement sexuel que l’on voit instituée aujourd’hui, sous l’appellation de « conformité volontaire » dans le champ juridique de la discrimination, est surtout apparue sous la pression des médias grand public et sociaux, plutôt que grâce à des recours judiciaires. Mais ne vous y méprenez pas. Si le harcèlement sexuel n’avait pas été reconnu il y a des décennies comme motif de grief pour discrimination sexuelle, on ne verrait pas aujourd’hui des hommes puissants et célébrés perdre des emplois lucratifs, des postes politiques et universitaires, des contrats et leur réputation.

Transformer un privilège du pouvoir en une disgrâce si méprisable qu’on voit même beaucoup d’hommes blancs de la classe supérieure ne plus pouvoir se permettre d’y être associés a exigé des décennies de risques, de sanctions et d’efforts, y compris des efforts juridiques.

C’est la reconnaissance du harcèlement sexuel par le droit qui a brisé la règle de l’impunité selon laquelle plus un homme avait de pouvoir, plus il pouvait exiger de sexe des personnes moins puissantes que lui. Détruire la légitimité de ce que les femmes ont longtemps dû simplement endurer a nécessité la création d’une forme efficace de recours judiciaire, basée sur une reconnaissance du fait que cette pratique inégalitaire était sexuelle et basée sur le genre.

Malgré les insuffisances de l’appareil judiciaire, cette percée a été une condition préalable au moment actuel de transformation culturelle. L’on démêle enfin l’écheveau moraliste traditionnel qui confondait des signalements d’exploitation sexuelle et de molestation prédatrice avec la sexualité inconvenante des « scandales sexuels ».

Chose plus importante encore, je soupçonne qu’une grande partie du harcèlement sexuel qui a toujours fait partie de la condition des femmes connaît maintenant une pause temporaire.

C’est presque un miracle que l’on accorde foi à quiconque dit avoir subi une infraction sexuelle, même si cela exige l’apport de plusieurs accusatrices. Mais, bien que ce soit hors de propos, les chances d’être crue sont améliorées par tout type de privilège de la victime – que ce soit la race, l’ethnicité, la religion, la classe, le statut de vedette, la nationalité, la caste, l’orientation sexuelle, l’âge, le sexe ou toute combinaison de ces facteurs.

De plus, le poids social de l’auteur du harcèlement attise l’intérêt des médias, même si quiconque harcèle sexuellement des femmes pèse lourdement dans la vie de ses cibles. Aussi stupéfiantes qu’aient été les révélations actuelles pour ceux qui ont fermé les yeux sur des statistiques réelles connues depuis longtemps, le miasme structurel et systémique de cette dynamique commence à peine à être divulgué. Le harcèlement sexuel est « moins ‘épidémique’ qu’‘endémique’ » comme je l’ai écrit en 1979 (dans Sexual Harassment of Working Women : A Case of Sex Discrimination).

Une bonne part du travail effectué par les femmes est, comme le reste de leur vie, sexualisé. Par exemple, travailler à pourboire dans un restaurant, pour tenter de gagner ce qui approcherait d’un salaire décent, exige en grande partie que les femmes se fassent valoir au plan sexuel. L’industrie du divertissement fait de la sexualité des femmes qui y travaillent un produit de consommation. Ce n’est pas une coïncidence si autant des harceleurs actuellement dénoncés dans la sphère du divertissement ont soumis leurs victimes à une sexualité de spectateurs pornographiques, en se masturbant réellement au-dessus d’elles comme le font les consommateurs au-dessus des femmes dépeintes dans la pornographie. Normalisée de façon perverse, voilà ce à quoi ressemble une agression à caractère endémique.

Dans sa dynamique fondamentale, le harcèlement sexuel transforme de véritables emplois en une forme de prostitution. L’obligation de monnayer sa survie en échangeant du sexe ou sa possibilité, réelle ou virtuelle, régit l’inégalité des femmes, et donc toute leur vie, dans le monde entier. Dans la prostitution, pratiquement tous les choix des femmes se trouvent exclus à l’exception de cette obligation, ce qui rend frauduleux et illusoire ce qu’on appelle le consentement à cette pratique ou son choix.

Les femmes qui sont censées avoir des droits humains, y compris des droits à l’égalité en matière d’emploi et d’éducation, sont réduites à ce même niveau plancher de condition féminine lorsque la tolérance au harcèlement sexuel ou à toute forme de service sexuel, de la chosification au viol, devient exigée d’un personnel rémunéré (y compris dans les travaux ménagers payés, où cette pratique est omniprésente) ou comme condition d’un parcours éducatif ou d’un avancement de carrière. Comme me l’a un jour fait remarquer une collègue prostituée, « … et vous devez aussi faire tout cet autre travail ». Voilà la sujétion qui est largement rejetée ces jours-ci.

Si l’exploitation sexuelle d’une personne comme prix de sa survie constitue une violation des droits humains lorsqu’elle accompagne un véritable travail ou une autre activité attitrée, elle viole certainement ces droits lorsque c’est la seule chose pour laquelle une femme est estimée. Pourtant, il n’est pas réellement illégal d’acheter une personne à des fins sexuelles dans la plupart des pays.

Quand assisterons-nous à une révulsion et à un rejet quasi unanime du contexte où la dynamique du harcèlement sexuel est exposée sous sa forme intégrale – soit la prostitution ? Ou est-ce que celles et ceux qui signalent la vivre – des femmes et des filles, des hommes et des garçons, des hommes identifiés transgenres – continueront de vivre la stigmatisation, la honte et le blâme, alors que leurs exploiteurs sont protégés ? Quand verra-t-on les hommes qui achètent de but en blanc d’autres personnes à des fins sexuelles être démasqués, rejetés et pénalisés comme les prédateurs qu’ils sont ? Voilà la transformation que celle d’aujourd’hui aura préparée.

On voit déjà de nombreux secteurs sociaux reconnaître leur obligation de favoriser des environnements sans chosification, pression ou agression sexuelles, où le signalement des agressions sexuelles est accueilli plutôt que puni, où c’est la responsabilisation et non l’impunité qui prévaut pour les individus ou les institutions qui se livrent à de telles agressions ou les permettent, et où les normes acceptées deviennent réellement l’excellence et l’inclusion plutôt que la hiérarchie et la peur.

Une véritable égalité pourrait enfin s’amorcer de cette façon.

Catharine A. MacKinnon

Version originale :
https://www.theguardian.com/commentisfree/2017/dec/23/how-litigation-laid-the-ground-for-accountability-after-metoo

Catharine A. MacKinnon

Catharine Alice MacKinnon est une juriste et militante féministe américaine.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Catharine_MacKinnon

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