Édition du 16 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Le grand chaos

Quelques centaines de millions de dollars se sont encore une fois envolés la semaine passée à la rencontre annuelle du G20 à Saint-Pétersbourg. Ça coûte cher nourrir, loger et surtout protéger ceux qui se pensent les maîtres du monde. Par chance pour eux, ils ont pu délibérer à l’abri des gens, puisque le régime de Poutine avait bien verrouillé la ville, dans le sillon de sa redoutable « efficacité » à réprimer toute dissidence. Une petite rencontre d’une cinquantaine de personnes, l’ « Alter-Sommet » a quand même réussi à émettre un communiqué dénonçant le G20 comme un repère de néolibéraux sans gêne…

Aux origines d’un projet impérialiste

Le G20 hérite d’une triste histoire qui commence en 1975 quand six États capitalistes décident de se rencontrer pour se « rencontrer » et « converser sur l’état du monde », disent-ils. L’année suivante sous la pression des États-Unis, le Canada est admis dans ce qui devient le G7 (États-Unis, Canada, Angleterre, Allemagne, France, Italie et Japon). À l’époque, ces pays sont sous la pression des luttes populaires qui émergent sous forme de grands mouvements sociaux qui réclament dans la foulée de 1968 la justice et l’égalité. Parallèlement, les mouvements de libération nationale prennent des forces. Des colonies et semi-colonies de l’impérialisme tombent les unes après les autres : Vietnam, Angola, Mozambique, Nicaragua, Éthiopie, etc. En 1977, c’est la consternation lorsque triomphe la révolution en Iran, maillon central du dispositif de contrôle dans une région stratégique, le Moyen-Orient. Parallèlement, une majorité des pays du tiers-monde réclame un « nouvel ordre économique international » et transforme la tribune de l’ONU en un lieu d’élaborations et de négociations internationales. C’est un peu la panique à Washington, Londres, Paris… Et puis, les États-Unis sonnent la cloche, d’où ces rencontres du G7 qui deviennent de manière informelle le lieu de construction d’un nouveau consensus de l’impérialisme.

À l’assaut du monde

Au début des années 1980, les États-Unis avec leur alliés-subalternes réorganisent leurs stratégies. Leur priorité est de mettre à terre l’Union soviétique, qui traverse d’ailleurs une grave crise. Malgré les appels des « réformistes » au pouvoir à Moscou qui veulent négocier un apaisement de la guerre froide, Washington relance la militarisation, ce qui accélère l’implosion de l’URSS qui survient en 1989. Face au tiers-monde, le G7 ferme tout dialogue et impose une formidable régression sous la forme des programmes d’ajustement structurel, l’ancêtre des politiques d’austérité qu’on connaît dans les pays impérialistes depuis 2008. Des États récalcitrants comme le Nicaragua, le Mozambique et bien sûr l’Iran, sont saignés à blanc. Les révoltes et les mouvements populaires sont mâtés dans le sang par des dictatures impitoyables gonflées à bloc par le soutien qu’ils obtiennent des puissances. Ici et là, des élites d’une social-démocratie en déclin se rangent dans l’ordre néolibéral et impérialiste qui ré-émerge.

Les avancées apparentes

Dans les années 1990, le G7 devient le G8, car l’idée est d’intégrer une Russie atrophiée et prise en main par une voyoucratie d’alcooliques téléguidés par Washington. Un nouveau discours émerge autour de la « pacification » du monde. Les impérialistes estiment que le temps est propice pour recoloniser le Moyen-Orient (première guerre dite du Golfe), ce qui veut dire une série de massacres perpétrés par les États-Unis et leur larbin régional, Israël. En Amérique latine et en Afrique, des démocratisations de façade sont mises en place pour entraver la révolte populaire contre la dictature et la misère. Dans l’euphorie générale, on pense même intégrer la Chine comme un gigantesque « atelier de misère » fonctionnant au profit de l’Empire. Des intellectuels de service célèbrent la « fin de l’histoire » et la « victoire définitive du capitalisme ». Le G8 devient la référence, laissant les délibérations de l’ONU dans une somnolente passivité. Les impérialistes ne se gênent plus pour violer la charte de l’ONU interdisant les actions militaires unilatérales, ce qu’ils font sous la gouverne de l’OTAN, qui est essentiellement le commandement militaire américain sur quelques supplétifs.

Le début de la descente

Dans les années 2000 s’amorce le grand retournement. Les révoltes dans l’arc des crises (à travers l’Asie et l’Afrique) prennent une tournure inattendue, ce qui est en partie détourné par Al-Qaida. Les invasions et les attaques successives organisées par George W. Bush contre l’Afghanistan, l’Irak, le Liban, la Palestine, s’avèrent de grands échecs, même sur le plan de la guerre, en dépit de l’hypertrophie du dispositif militaire américain.

L’« arc des crises »

Les grands conflits actuels sont concentrés au Moyen-Orient et en Asie centrale, l’ « épicentre » de la crise si on peut dire. Celle-ci s’étire vers l’est jusqu’aux confins de l’Asie, vers l’Ouest, en traversant l’Afrique de l’est et la région du Sahel et vers le nord (Caucase). En dehors de cette « Eurasie », le principal conflit dans le monde est autour de la Colombie en Amérique du Sud.

Un peu partout, les fractures sont en sorte que des dictatures sont renversées et plus encore, que les pseudo gouvernements démocratiques qui imposent l’agenda néolibéral sont mis à mal. De cela émerge une grande vague de luttes populaires, surtout en Amérique latine, qui échappe de plus en plus au contrôle de l’impérialisme.

Parallèlement, certains États du Sud retrouvent des forces et s’opposent aux manipulations du G7 en confrontant leurs politiques de prédation, bloquant par exemple les négociations sur le libre-échange dans les Amériques et en paralysant l’Organisation mondiale du commerce. Finalement au tournant de la décennie, une série de crises économiques (sans précédent depuis 1929) traverse le cœur de l’Empire, révélant l’ampleur des désastres causés par les politiques néolibérales.

La nouvelle mascarade

Dès 1999, le G8 décide d’ouvrir la porte à un petit groupe de pays dont l’importance ne fait pas de doute sur l’échiquier mondial.

La carte du G20

Le G20 outre le G8 inclut le Brésil, l’Argentine, le Mexique, l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, la Turquie, l’Inde, la Chine, la Corée du Sud, l’Indonésie, l’Australie et dans un statut particulier, l’Union européenne.

L’objectif plus ou moins avoué est d’inviter ces « chanceux » à participer à la « gouvernance mondiale », ce qui en même temps est un aveu d’échec du G8. Depuis, des sommets parallèles, G8 et G20 sont organisés. Les « vraies » discussions ont lieu au G8, et puis on espère « partager des idées » avec les autres, quitte à redonner une légitimité au processus. Mais devant l’accumulation des échecs tant sur le plan sécuritaire que sur le plan économique, aucun consensus n’émerge réellement. Face au rêve insensé d’imposer une « réingénierie » du Moyen-Orient, c’est une levée de boucliers à peu près générale, même au sein du G8 et encore plus parmi les pays « émergents ». Face à la crise économique qui se profile et finalement éclate en 2007, la fracture s’aggrave entre les États-Unis et leurs larbins, et le reste du monde, y compris des gros joueurs comme la Chine, l’Inde, le Brésil qui de plus en plus, tendent à se concerter entre eux, et donc à l’extérieur du G20. La Russie reprise en main par des autoritaires-nationalistes cherche à regagner son indépendance ce qui la rapproche des pays émergents et l’éloigne des États-Unis. Une dangereuse alliance Chine-Russie s’esquisse, ce qui fait bien peur aux stratèges américains, d’où leurs initiatives pour miner et saper les États « émergents », surtout en l’attaquant à la « périphérie », là où des zones de conflit peuvent déstabiliser les « émergents », comme au Moyen-Orient, au Caucase, en Afrique sub-saharienne. Les médias appellent cela le « retour de la guerre froide ».

1914-2014

L’impérialisme et son noyau « dur » des G7 est aujourd’hui dans une fort mauvaise posture. Les élites en mal d’imagination sont déterminées à continuer les mêmes politiques en résistant aux appels à la réforme, dans le genre d’un néo-keynésianisme mêlé de « capitalisme vert ». De manière générale, elles se replient vers les bonnes vieilles tactiques de la répression, de la manipulation et de l’utilisation des tensions pour détourner l’attention. Cela ressemble, sans être identique, aux premières années du vingtième siècle, dans une spirale qui a abouti à 1914. Devant tant d’incertitudes, le G7 devient incohérent, déchiré entre Washington et les capitales européennes qui refusent d’être totalement instrumentalisées. La Russie tient son bout et les pays émergents, Chine en tête, s’entêtent en refusant de « payer la crise » des riches et en intensifiant leurs relations « sud-sud ». Et puis, il y a les peuples, résistants, opiniâtres, de plus en plus dégoûtés. Les révoltes se multiplient, s’essoufflent, sont réprimées, renaissent, se réinventent, dans un épuisant rapport de forces qui déstabilise tout le monde, les impérialistes y compris.

Les conséquences de ce chaos sont particulièrement destructrices au Moyen-Orient, totalement disloqué sous l’impact des dictatures et de leurs protecteurs. Mais le chaos menace plus qu’une seule région, surtout que pour les États-Unis, il est important d’étirer la crise et enliser la Russie et les « émergents ». D’autre part, Washington procède à un redéploiement de ses forces militaires vers l’extrême Orient, là où se profilent les grandes confrontations des prochaines décennies. Pour le moment, l’idée est d’attiser les conflits entre la Chine et plusieurs autres États de la région tout en préparant l’opinion à une nouvelle version du « péril jaune ».

On ne peut même pas imaginer ce qui pourra s’en suivre. Pour le moment, cela ne sent pas bon et ça fait penser à 1914. Juste pour raviver nos mémoires, cette « fin du monde » a provoqué des destructions énormes, mais a aussi détruit les anciens ordres. Les masses épuisées par la guerre et par la misère ont commencé à se dire qu’il fallait mettre un terme à ce chaos. Peu à peu, une « nouvelle » idée est alors apparue à Berlin, Paris, Budapest, Turin, Shanghai, et précisément dans la ville où les G20 se réunissaient la semaine passée, Saint-Pétersbourg. Cette « nouvelle » idée pouvait se résumer en un mot : vaincre.

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