Édition du 26 mars 2024

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Canada

Le modèle économique du gouvernement Trudeau est clair mais ça n’est pas un bon modèle

Les plans économiques des Libéraux ne visent pas qu’à se rapprocher des entreprises. Ils comportent aussi une volonté d’encore plus intégrer l’action gouvernementale dans le monde des affaires et dans des termes où il sera difficile de se défaire de cette structure dans le futur. Ce sera un néolibéralisme tordu en cette époque de stagnation. La position de base demeure le marché avec l’État comme soutient.

Michael Rozworski, rozworski.org, political-eh-economy, 7 novembre 2016,
Traduction, Alexandra Cyr,

Note de la traductrice : le texte original de cet article est émaillé de citations d’autres textes de l’auteur. Pour ne pas alourdir la lecture de cette traduction, j’ai choisi de ne pas les introduire. J’invite les intéressés-es à se référer à cet original sur le site identifié ci-haut.

(Au début de ce mois), nous avons eu une bonne idée du modèle économique que les Libéraux de Justin Trudeau mettent de l’avant graduellement. Il est marqué par son penchant favorable envers le monde des affaires. Après la mise à jour de cet automne, l’essentiel des nouvelles portent sur le plan de privatisation. Mais il y a bien plus dans cet exercice pour réjouir les entreprises. Les plans économiques des Libéraux ne visent pas qu’à se rapprocher des entreprises. Ils comportent aussi une volonté d’intégrer encore plus l’action gouvernementale dans le monde des affaires et dans des termes où il sera difficile de se défaire de cette structure dans le futur. Ce sera un néolibéralisme tordu en cette époque de stagnation. La position de base demeure le marché avec l’État comme soutient.

Voici les grands traits des plans économiques que les Libéraux préparent en ce moment.

Libérer le commerce et étendre les investissements étrangers,

D’abord et avant tout (il faut dire que) les traités de libre échange ne concernent pas tellement le commerce largement libre par ailleurs. Par exemple, alors que le Canada vient de signer un Traité de libre échange avec l’Union européenne qui se situent respectivement au 13ième et 5ième rang dans la liste que le World Economic Forum établi en regard de l’absence de tarifs commerciaux,les Libéraux ont été les ardents promoteurs et défenseurs de ce traité et du Traité Trans Pacifique (TTP) qui concerne les pays voisins du Pacifique.

Pourquoi ces traités sont-ils si importants ? Ils aident à consolider les règlements qui favorisent les entreprises en ce moment mais aussi dans le futur. Les mille pages d’un traité comme celui avec l’Union européenne n’illustrent surtout pas que les tarifs vont baisser. Le commerce est complexe mais pas si complexe. Le but principal (de cet exercice) est de codifier des règles qui peuvent servir à limiter la démocratie et à la détourner. Aujourd’hui les traités ne visent pas tant à retirer des règlements qui dérangent les entreprises mais à en introduire de nouveaux pour les gouvernements.
Les Libéraux planifient aussi des allégements pour les investissements étrangers ; la récente mise à jour économique le met en évidence. Le problème n’est pourtant pas que le capital soit étranger mais bien qu’il ne soit pas suffisamment contrôlé. Voici un autre exemple du retrait de la présence gouvernementale et de la surveillance démocratique sur les relations économiques les plus importantes. Avec l’affaiblissement des règles plus de communautés se retrouveront à la merci des investisseurs qui peuvent partir aussi vite qu’ils sont arrivés. Le capital libre va de pair avec des travailleurs-euses captifs-ves.

Maintenir les travailleurs-euse temporaires dans leur statut

Les Libéraux maintiennent et élargissent même le programme honteux des travailleurs-euses temporaires du gouvernement Harper. Ils pourraient pourtant le réviser au nom de la justice mais surtout donner un statut à ces personnes dès leur arrivée qui leur permettrait d’avoir, un moment donné, accès à la citoyenneté. Obliger ces immigrants-es à ne travailler que pour un seul employeur comme le fait le programme, ouvre la porte à toutes sortes de violations des droits du travail. Sans possibilité de se retirer de leurs contrats, ces travailleurs-euses sont à la merci de leurs patrons.

Au lieu d’obliger les employeurs à traiter également tous les travailleurs et toutes les travailleuses et d’ouvrir des options à l’immigration, les Libéraux fabriquent toutes sortes d’exceptions. Que ce soit pour les employés-es à bas salaire dans l’agriculture et les services, mais aussi pour les plus diplômés-es et les professionnels-les peu recommandables. Cela vient d’être explicité dans la mise à jour économique de cet automne. Le monde des affaires a encore une fois la haute main (sur ce secteur). Pourtant, des droits égalitaires et le statut d’immigrant pourrait revitaliser bien des communautés, élargir le mouvement ouvrier et donner un coup de fouet aux économies locales. Les Libéraux préfèrent donner aux entreprises un moyen de plus pour discipliner les travailleurs-euses en limitant les droits de certains-nes d’entre eux.

Privatiser encore un peu plus

La semaine dernière, j’ai publié un article où je démontre que de laisser les investisseurs privés financer les infrastructures constitue de la privatisation. Je veux ajouter qu’il ne s’agit pas que de ce seul secteur ; il y en aura beaucoup d’autres. Un schéma (voir le texte original) nous montre ce que le gouvernement devra dépenser pour cet énorme programme d’infrastructures.

Au cours des 5 ou 6 premières années, il ne dépensera rien du tout. Pourquoi donc ? Parce que non seulement les investisseurs privés vont financer la construction et les opérations de nouvelles routes et services publics mais parce que les infrastructures existantes pourront leur être vendues pour que le gouvernement récupère ses capitaux initiaux. Les grands aéroports figurent en tête de liste pour de prochaines enchères. Plutôt que de fonctionner au bénéfice de la population, ils le feront au profit des entreprises privées. Il est très facile de vendre des infrastructures publiques mais, extrêmement difficile de les racheter. Parlez-en aux Britanniques qui voudraient tant récupérer leurs chemins de fer ou leurs services postaux. Encore une fois la privatisation favorisera les entreprises privées dès maintenant, mais renforcera leur emprise pour longtemps.

Rationaliser l’État providence

Tout ce qui a été annoncé jusqu’à maintenant pour adoucir les politiques (sociales) ressemble plus à une opération de marketing qu’à de vraies intentions. Le programme des allocations aux enfants, qui est modérément positif, est un bon exemple de cette tendance. Les Libéraux ont rassemblé sous un même chapeau une multitude d’exemptions pour un seul paiement qui est plus élevé que ce qui existait précédemment et lui ont donné un nom plus accrocheur. Le problème vient de ce qu’en 2020, les familles à bas revenu ne vont recevoir que quelques dollars de plus que ce que les anciens programmes du gouvernement Harper ne leur versaient. Les aides au revenu sont les bienvenues mais elles devraient renforcer des services universels étendus plutôt que d’être au centre des politiques sociales.

Les Libéraux fédéraux apprennent de leur contrepartie ontarienne. On y a perfectionné l’art de réorganiser, reformater des programmes d’aide existants pour les présenter comme de nouveaux programmes plus proches de la demande populaire. Ainsi, un programme d’une seule opération pour obtenir des bourses (d’étude) est maintenant qualifié d’annulation des droits de scolarité. Bien sûr, ne faire qu’une opération est mieux qu’en faire dix, mais en dehors de la simplicité, il n’y a généralement pas plus qu’un beau grand discours. Nous n’entendons que les premiers chuchotements du fédéral sur ces questions. Mais les discussions sur le revenu minimum garanti se feront dans ce contexte. Il y a un fort danger que la voie pour normaliser pour longtemps le maintien des bénéfices sous le seuil de pauvreté soit confortée.

Maintenir le couvercle sur la hausse des salaires

Justin Trudeau et son ministre des finances, Bill Morneau, ont récemment fait preuve d’une curieuse empathie envers les travailleurs-ses précaires en leur demandant presque textuellement de s’habituer à leur condition. Ils ne peuvent leur offrir que des palliatifs dont de la formation. Ils cachent bien que le problème est beaucoup plus important. Ce n’est pas que la majorité des emplois soient temporaires qui est à déplorer mais qu’ils soient de très mauvaise qualité. En fait le nombre d’emplois temporaires peut difficilement augmenter. Et les Libéraux ne feront pas un seul pas pour soulager la plupart des ces travailleurs-ses c’est-à-dire faire pression auprès du patronat pour qu’il augmente les salaires. Il serait pourtant simple de fixer le salaire minimum fédéral à 15$ de l’heure et de faire pression sur les provinces pour qu’elles entrent dans le mouvement.

On trouve dans la mise à jour économique de cet automne, tout un lot d’idées pour faire augmenter le retour sur investissement mais presque rien à propos d’une hausse des salaires. Même les modérés-es dans les banques centrales américaines parlent de laisser l’économie s’échauffer quelque peu pendant un certain temps pour provoquer une certaine pression à la hausse sur les salaires. Ce serait la première fois depuis des décennies. Au Canada, la récente révision de la politique monétaire a laissé passer l’occasion. Elle n’a pour ainsi dire eu aucun écho. Les Libéraux prennent pour acquis le plat infect que lui présente l’élite mondiale des affaires et ne nous offrent rien d’autre qu’une épaule pour pleurer.

Faire des déficits

Cette politique libérale occupe toute la presse. En réalité c’est la politique la plus insignifiante. Le gouvernement va quelque peu soutenir la demande durant les deux prochaines années. Mais le projet néolibéral de reformater l’État dans l’intérêt de la classe d’affaire a commencé il y a des décennies. Il a été vaillamment maintenu sous J. Chrétien, P. Martin et S. Harper et n’a pas changé.

Le déficit ne va tourner qu’autour de 1% du PIB pendant les quelques années à venir ; ce n’est guère significatif. Les capacités du gouvernement de donner des services ne vont pas grandir. On prévoit que le pourcentage des dépenses de programmes en regard du PIB sera le même en 2021 qu’aujourd’hui. Le pourcentage des revenus du gouvernement par rapport au PIB sera même à la baisse. On prévoit aussi que le ratio de la super basse dette canadienne par rapport au PIB passera de 31,1% à 30,4% en 2021. C’est une bonne raison pour poursuivre une véritable politique expansionniste.

Rassembler les morceaux

Je soutiens depuis longtemps que les Libéraux sont à l’avant-garde de la construction d’un consensus centriste, néolibéral pour le monde à faible croissance. C’est un puissant bricolage d’un équilibre fragile qui pourrit à son pourtour. L’augmentation de la dette, l’augmentation du coût des habitations, des emplois merdiques,le fait d’être dans l’urgence croissante des problèmes liés au climat, rien de tout cela ne provoque des engagements de la part du gouvernement. Toutes les solutions qui permettraient de commencer à redistribuer le pouvoir et les ressources pour venir à bout de ces enjeux urgents sont absentes. J. Trudeau nous sert ce que l’élite mondiale considère comme le scénario le plus correct en ce moment. La lutte contre la pauvreté, les inégalités et la précarité sont saupoudrées dans les discours de marketing des politiques alors que le vrai problème, derrière le phénomène, reste le même.

Justin Trudeau est capable de piloter le Canada vers un nouveau capitalisme de type « gestionnaire de portefeuille ». C’est celui qui se sert du gouvernement pour garantir les profits des propriétaires mondiaux de fonds tout en gardant le couvercle fermé sur le mécontentement du reste des populations et qui se dédouane par un discours vaguement progressiste. On n’a plus affaire à des entreprises individuelles comme GM ou Enbridge qui auraient des rencontres importantes avec des ministres. Les nouveaux alliés les plus proches du gouvernement sont Blackrock, la plus grande firme de gestion de capitaux au monde et McKinsey, l’entreprise de consultation la plus importante au monde. Les membres de leurs directions, sont parmi les conseillers les plus écoutés au gouvernement dont le directeur général de McKinsey, Dominic Barton qui a présidé le comité conseil du ministre Morneau sur la croissance.

C’est un véritable changement par rapport au régime Harper. Le changement que M. Trudeau met en place tranquillement n’est pas piloté par des économistes progressistes, c’est un réalignement vers des élites économiques différentes. Les Conservateurs du gouvernement Harper avaient des liens avec d’étroites couches de l’élite dont celles de l’industrie des énergies fossiles. Leur politique économique était également plus redistributive à l’évidence. Par exemple si la politique de partage du revenu avait été adoptée, elle aurait donné une énorme coupure d’impôt au 10% les plus riches.

Les Libéraux au pouvoir sont en phase avec une élite plus étendue. Ils sont capables de faire croire à une plus grande coalition d’intérêts. Par exemple, la politique de « coupe d’impôts pour la classe moyenne ». Elle a été un immense succès dans les discours même si elle favorise encore plus le 5% supérieur (de la classe possédante). En d’autres mots, les Libéraux se positionnent par rapport à l’élite mondiale, pas seulement avec celle du Canada. Pendant ce temps, la présentation de leurs politiques donne l’impression qu’ils travaillent contre les inégalités croissantes. En fin de compte ils servent encore des intérêts restreints mais plus étendus mondialement que ne l’étaient ceux avec lesquels S. Harper était en lien.

Il se peut que le plan économique de J. Trudeau ne s’affiche pas aussi visiblement que celui de S. Harper et ne donne pas autant de cibles évidentes à l’opposition. Il peut paraître plus sympathique, plus vert et plus cosmopolite. Ses effets à long terme pourraient pourtant être beaucoup plus difficiles à éliminer. M. Trudeau travaille doucement à attacher les mains des gouvernements à venir avec une vision économique conçue pour une minorité, pas pour l’ensemble de la population.

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