Édition du 23 avril 2024

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Europe

Le programme économique de Podemos : bien, sauf sur la transition écologique

Podemos est un phénomène politique d’un grand intérêt (pour des gens comme moi). Et le fait que Syriza en Grèce et Podemos en Espagne inquiètent terriblement les « élites » européenne et la finance ne peut que renforcer mon intérêt et mon souhait qu’ils parviennent au pouvoir, vraisemblablement avec d’autres.

J’attendais donc le programme économique de Podemos. Une première version existe, dont j’espère qu’elle sera mise en débat et amendée. C’est certes un texte « bien à gauche » et dont beaucoup de propositions et analyses permettraient une réorientation conjuguant le possible et le souhaitable : la reprise en main des banques, une fiscalité juste, les 35 heures et le partage du travail, la démocratie…

J’ai par ailleurs beaucoup apprécié l’insistance sur la lutte contre la pauvreté et les inégalités, sur l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines, ainsi que la partie du programme consacrée au développement des activités dédiées à la petite enfance et aux personnes âgées comme composantes d’une politique de l’égalité et de droits universels, et plus généralement l’attention portée aux « servicios de bienestar (educación, sanidad…) », les services du bien vivre.

Mais ce programme reste incroyablement faible sur le plan de la transition écologique, pourtant un des grands volets de la réorientation économique et de la création d’emplois utiles (voir mes billets sur ce thème de l’emploi dans la transition). Il n’y a presque rien par exemple (quelques lignes très vagues dans les 68 pages du document) sur l’agriculture et l’énergie, qui sont pourtant deux des secteurs les plus concernés par la transition, y compris en Espagne.

C’est avant tout un programme keynésien de gauche ne rompant pas vraiment avec le productivisme en dépit de nuances bienvenues. J’attendais sur ce plan autre chose de ce parti, issu du mouvement des indignés, compte tenu de son manifeste de janvier 2014. Quitte à faire du keynésianisme, on aurait pu envisager AU MOINS un keynésianisme vert, un Green New Deal. Or il n’y est fait allusion que mollement, dans un seul paragraphe sur l’économie verte (p. 38) dépourvu de préconisations sectorielles concrètes. Les propositions sont nombreuses, robustes et convaincantes sur le plan social, sur celui de la finance, de la dette publique, des inégalités, de la démocratie, autant d’enjeux majeurs en effet. Mais en fait de social-écologie, c’est un pâté d’alouette : une alouette d’écologie, un cheval de social et de reprise en main de la finance. Or l’environnement est en train de devenir une question SOCIALE ET HUMAINE majeure, et cela va s’amplifier.

Les auteurs de ce programme sont Juan Torres Lopez (professeur d’économie) et Vicenç Navarro (très réputé professeur d’économie et de sciences politiques). Première question, à laquelle je n’ai pas de réponse : comment un parti qui place aussi haut la souveraineté populaire et la « démocratie réelle » a-t-il pu confier à deux économistes, et pas à un collectif pluriel, le soin de rédiger un texte d’une telle importance politique, même si c’est peut-être encore un avant-projet ? Si j’en crois Le Monde du 26 décembre, c’est Pablo Iglesias lui-même, le leader de Podemos, qui a présenté ce programme à la presse le 27 novembre à Madrid.

Avec les deux co-auteurs (Florent Marcellesi et Borja Barragué) de l’adaptation en espagnol de mon livre « Adieu à la croissance », nous avions en février 2013 contesté la façon dont Vicenç Navarro abordait l’avenir des retraites. Il avait publié une tribune dans le quotidien El Pais dans laquelle il défendait une idée bien connue dans la gauche française productiviste : dès lors que l’on favorise le retour à une croissance et à des gains de productivité continus et suffisamment forts dans les prochaines décennies, il n’existe plus de problème de financement des retraites. Navarro évoquait dans cet article une multiplication du PIB réel de l’Espagne par 2,2 dans les cinquante ans à venir. Telle n’était pas du tout notre vision des choses : j’ai très souvent évoqué cette insoutenable « métaphore du gâteau qui grossit » comme solution à tout.

Fort heureusement, cela ne figure pas sous cette forme dans le programme économique de Podemos. Mais on y retrouve bien l’obsession des gains de productivité dans une trajectoire dont un objectif central est de « générer de la demande effective » (page 12), même s’il est écrit, sans autre précision, que cette dernière ne doit pas se confondre avec le consumérisme. Voici d’autres citations (traduites par mes soins) :

La deuxième des quatre grandes stratégies économiques mises en avant d’emblée consiste à « générer une demande effective c’est-à-dire des revenus suffisants pour que les familles, les investisseurs et le gouvernement puissent dépenser suffisamment pour permettre aux entreprises de créer des emplois décents en nombre suffisant ».

« L’économie espagnole a suivi un modèle qui perdait constamment sa capacité de générer de l’innovation, de la productivité et de la valeur ajoutée, qui sont les leviers réels du progrès économique » (p. 27).

« Pour ce qui est de promouvoir les gains de productivité et une plus grande compétitivité, il faut aussi agir dans des domaines plus concrets comme celui de la journée de travail… » (p. 55).

« Pour améliorer la productivité tout en consolidant de nouvelles règles de distribution, il faut modifier le partage des revenus distribués » (p. 55).

« Un élément essentiel pour l’augmentation de la productivité est la démocratisation des entreprises » (p. 55).

Tout se passe dans ces raisonnements comme si les gains de productivité et de compétitivité étaient devenus des finalités, alors qu’il aurait été possible de mettre au centre les gains de qualité et de soutenabilité, c’est-à-dire une autre vision des « performances » et du « progrès économique ». Je renvoie notamment à mon billet sur le « partage des gains de productivité ».

Quant à la question des retraites, elle est explicitée, mais sur la base du droit à la retraite à 65 ans (c’est en réalité la situation actuelle, le passage à 67 ans étant prévu pour 2027 dans la réforme de droite en cours).

Parmi les mots les plus présents dans ce texte, on trouve les deux suivants : réalisme et pragmatisme. Pourquoi pas en effet, je n’ai rien contre en général, bien au contraire. Je me demande juste s’il est réaliste et pragmatique, même sur un plan strictement électoral, dans un pays où le taux de chômage officiel est de 24 % et le taux de chômage des jeunes de 53 %, de laisser tomber l’objectif d’une vraie diminution de l’âge du départ à la retraite. En comptant sur quoi d’autre pour partager le travail et créer des emplois utiles ? Les 35 heures et les gains de productivité ?

Est-il réaliste et pragmatique de compter nettement plus sur la compétitivité extérieure retrouvée que sur la relocalisation, les circuits courts, la transition énergétique, industrielle et agricole et les dynamiques locales, à peine évoquées ?

Je ne néglige pas du tout les grandes qualités et ambitions de ce programme, mais j’espère qu’il sera fortement « verdi », par… réalisme et pragmatisme, en comptant pour cela sur d’autres contributeurs que deux économistes universitaires, si talentueux et « progressistes » soient-ils.

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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