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Le viol du jeune homme noir par la BST : un acte masculiniste et colonialitaire

tire de : entre les lignes et les mots 2017 8 18 février

Publié le 16 février 2017

Jeudi 2 février 2017 vers 17h à Aulnay-sous-Bois. Un individu va rendre visite à sa sœur, un sac en plastique à la main, croise des potes de la cité et s’interpose au contrôle d’identité orchestré par quatre policiers. Il devient la cible de ces agents de la sécurité et se prend une matraque télescopique dans l’anus sur une longueur de dix centimètres. Traîné sur plusieurs mètres, passé à tabac, aspergé de gaz lacrymogène, déjà écroulé, il perd son sang. Ses agresseurs ne le transportent pas à l’hôpital, le menottent, continuent à le frapper au visage et au sexe, l’insultent – « fiotte », « bamboula », « salope » –, se moquent du fait que « son anus saigne » – et l’amènent au commissariat où on lui demande de s’asseoir. Impossible à cause de la douleur. Alors, il est sommé de se coucher à même le sol et est attaché à un banc. Il sera transporté aux urgences après qu’un fonctionnaire ait constaté la gravité de l’état du blessé.

Le premier est seul, de sexe masculin, jeune, noir ; footballeur en formation, il habite la Cité des 3000, autant dire qu’il n’est pas très aisé. Les autres sont quatre, de sexe masculin, jeunes, blancs ; ils viennent à la cité pour leur travail, la police, et plus particulièrement la Brigade spécialisée de terrain (BST). Ils sont volontaires pour le poste et après quelques jours de formation, ces agents et leur treize collègues ont été spécifiquement équipés (matraque télescopique, LBD40 – flash-ball capable de tirer à 40 mètres –, grenades lacrymogènes, arme de service, gilet pare-balles), car leur mission se mesure à la hauteur de la violence de leurs interventions quotidiennes. Leur objectif, tel qu’il a été qualifié par Brice Hortefeux en 2010, alors ministre de l’Intérieur de Nicolas Sarkozy : réinvestir les zones de sécurité prioritaires (ZSP) grâce à « de la dissuasion et de la répression » et certainement pas le dialogue. Leur but : établir l’ordre, lutter contre l’insécurité, quoiqu’il en coûte. Le prix pour cette tâche, leur salaire, s’élève environ à 1 600€ bruts mensuels. Ces policiers dépendent du commissaire de la commune, ancien chef adjoint de la brigade anti-criminalité (BAC) de nuit à Paris, condamné en 2008 pour « non-empêchement d’un délit » : sa brigade avait alors poursuivi un homme violent en voiture et avait fini sa course en arrêtant le véhicule, en tabassant l’individu, en l’extirpant de l’habitacle, en lui baissant les pantalon et slip, et en lui enfonçant un cerceau d’enjoliveur entre les fesses. L’ambiance au sein de la BST se veut « musclée », virile, guerrière, sans relâche.

Revenons aux faits. Incompétence, insouciance, peur, panique, ou brutalité, violence volontaire, mépris, animés par le racisme et l’homophobie ? Telle est la question à laquelle l’IGPN a répondu : les policiers n’ont fait que leur travail et ne sont pas coupables de viol. Ils seraient même victimes de l’« incident » tellement leurs conditions de travail sont délicates. Armés jusqu’aux dents, à quatre contre un, sans arme, ils n’auront pas réussi à faire face à la brute agressive, au point que « l’accident » est survenu. Cette situation de victimisation de l’homme blanc armé, en position de domination, n’est pas nouvelle, tout autant que celle de négation et de disqualification de l’acte de viol.

Tout d’abord, Théo Luhaka, 22 ans, n’est ni le premier ni le dernier jeune homme racisé des quartiers à tomber sous les crimes des forces de répression françaises. Adama Traoré est tué à Beaumont-sur-Oise par les forces de l’ordre le 19 juillet 2016, jour de ses 24 ans. Zyed Benna et Bouna Traoré, 15 et 17 ans, sont électrocutés dans l’enceinte d’un poste électrique dans lequel ils s’étaient réfugiés pour échapper à un contrôle de police à Clichy-sous-Bois le 27 octobre 2005. Malik Oussekine, 22 ans, est assassiné à Paris par la police lors d’une manifestation étudiante contre le projet de réforme universitaire Devaquet le 6 décembre 1986.

Ensuite, les faits décrits par les deux parties, même s’ils paraissent contradictoires, convergent. Les actes commis sont racistes, homophobes et sexistes et s’inscrivent dans un cadre ancien de domination. Pour le comprendre, commençons par un peu de linguistique. Le terme « fiotte », contraction du mot « fillotte », qui veut dire « petite fille », est utilisé banalement dans le but de remettre en cause la masculinité de son interlocuteur, de l’associer à un homosexuel, considéré comme un « être faible », un « sous-homme ». L’usage de ce mot permet à son locuteur de hiérarchiser les hommes entre eux et de se valoriser. Car, le courage et la force s’incarnent dans la virilité, à l’inverse de la faiblesse et de la lâcheté, réservées aux femmes et à tout être efféminé, émasculé, etc. Le système est implacable : pour que les policiers se fassent respecter là où ils interviennent, il doivent se montrer virils, dominants, au risque de perdre en crédibilité auprès des populations. Aussi, il est courant que ce type de langage fasse partie de l’arsenal répressif. Il s’accompagne de fouilles au corps, de coups sur les organes sexuels masculins. Il se double d’un bouclier masculiniste, qui consiste à décriminaliser l’agresseur et à paradoxalement le transformer en victime d’un environnement opprimant. L’interaction entre les forces de l’ordre et l’interpelé joue ainsi la partition d’une symphonie sexuelle masculine très aboutie. Dans le cas de la BST, elle s’interprète en écho avec un concerto raciste qui vise à avilir et anéantir l’homme noir, à la prétendue virilité incarnée et au pénis démesuré.

L’usage du terme « bamboula », considéré comme « convenable » dans le registre des injures policières, est à ce titre révélateur. Ce mot rappelle directement l’esclavagisme et désigne une « danse de nègres ». Il a connu ses heures de gloire pendant la Première Guerre mondiale, lors de laquelle les tirailleurs sénégalais étaient ainsi nommés, ce qui les associait à « une imagerie alliant sauvagerie, cannibalisme, sexualité animale et rire, naïveté enfantine supposée des soldats noirs »1. Ces soldats étaient représentés dans les journaux de l’époque comme une menace, notamment pour les soldats allemands, qui risquaient la sodomie. Le mot entendait inférioriser le « nègre » et, pour le colon paternaliste, incluait une mission de civilisation.

Le système qui associe crime/répression et virilité fait ainsi référence aux modes d’intervention des militaires en période de conflit. En Irak, au Congo, en Bosnie, etc., les forces armées d’occupation ou d’ingérence, voire de libération, ne manquent pas de violer des femmes – il est déjà difficile de le faire reconnaître comme crime de guerre – mais aussi des hommes et des jeunes garçons. Le viol incarne un moyen d’humilier, de traumatiser et de faire taire l’ennemi. Pourtant, le viol des hommes est tabou au point qu’il n’est pas renseigné, est peu étudié et qu’aucune trace n’est gardée. Ignorer le viol masculin, y compris dans les rapports institutionnels, n’est pas neutre. D’un côté, cela a pour vocation de négliger les crimes en direction des hommes et des garçons et donc d’ignorer le traumatisme sexuel masculin, et de l’autre de nuire à la représentation des femmes et filles, en renforçant un point de vue qui assimile « femmes » avec « victimes » et donc entrave la capacité collective à voir les femmes comme fortes et autonomes.

Un peu plus loin dans le temps, ce système renvoie aux relations entre maîtres et esclaves. Il en est le direct héritage. À l’époque de l’esclavage et de la colonisation, et plus récemment en période d’apartheid ou plus généralement de ségrégation (notamment aux États-Unis), il était courant que les Blancs lynchent, violent et castrent les « nègres », afin d’assouvir leur désir de « consommer »/anéantir/supprimer le corps de l’« Autre », cet être inférieur – féminin reproducteur de génération humiliée, masculin brutal au sexe proéminant. Cet « Autre » était le bien des maîtres qui pouvaient en disposer comme bon leur semblait et sans limites. Disposer du corps du « nègre » masculin, le torturer, le tuer, le violer, n’était pas un crime, mais un droit. Ces actes, le plus souvent commis en public, permettaient aux Blancs, et en particulier aux hommes blancs, de satisfaire leur besoin de mutiler le corps de l’« Autre » et ainsi de le réduire à l’état d’objet, mais aussi d’expurger leur peur d’être « pénétré » par l’« Autre ». Ils liaient, de façon concomitante, racisme et sexisme, au sens où la relation entre dominant et dominé était très sexualisée et entendue comme telle.

Ainsi, partout où la répression, outil de la domination, est à l’ordre du jour, les violences racistes, homophobes et de genre, la victimisation des femmes, la forte sexualisation masculine, le virilisme et le masculinisme s’imposent. L’une ne va pas sans les autres. L’ensemble fonde le renouvellement de la colonialité. Les agents de la BST d’Aulnay-sous-Bois en attestent. L’héritage des rapports de domination imposés par l’esclavagisme/le colonialisme habite leur imaginaire et vécu quotidien, professionnel et sans doute personnel.

Joelle Palmieri, 16 février 2017

https://joellepalmieri.wordpress.com/2017/02/16/le-viol-du-jeune-homme-noir-par-la-bst-un-acte-masculiniste-et-colonialitaire/

1 Marie Treps, 2017. Maudits mots, la fabrique des insultes racistes. Paris, TohuBohu éditions, 256 p.

Mots-clés : Europe France

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