Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Environnement

Mémoire présenté au BAPE sur l’oléoduc Énergie Est

Les apprentis sorciers

Denise Campillo est membre du Regroupement Vigilance Hydrocarbures Québec

C’était pendant la première partie des audiences de cette Commission, le lundi 7 mars. M. Louis Bergeron (vice-président, Québec et Maritimes, pour la société TransCanada) a parlé, en réponse à une question du public, de l’impossibilité d’arrêter certains processus d’extraction dans les sables bitumineux (il s’agissait de l’extraction par injection de vapeur), ce qui, selon lui, justifierait la poursuite de l’exploitation dans les décennies à venir.

L’image m’est aussitôt venue à l’esprit : ce sont des apprentis sorciers.
Selon le Trésor de la langue française, un apprenti sorcier est « celui qui se livre imprudemment à des expériences dangereuses dont il ne sait pas maîtriser le cours ni éviter l’issue catastrophique ».

De nombreux apprentis sorciers sont à l’œuvre en ce moment, partout dans le monde. Mais restons au Canada, en Alberta. L’exploitation des sables bitumineux dévaste un immense territoire, pollue les eaux superficielles et souterraines, nuit à la vie et à la santé des populations autochtones présentes au nord de la zone exploitée.
Pourquoi ? Les justifications sont de divers ordres : répondre à la demande de pétrole et de gaz, créer de la richesse, créer de l’emploi. J’y reviendrai.

Ces mêmes justifications sont avancées aux États-Unis, où on exploite les gisements de gaz et de pétrole de schiste par la technique de la fracturation hydraulique. Les errements des apprentis sorciers à l’œuvre aux États-Unis commencent à être décriés dans tous les médias. Le US Geological Survey vient même de modifier ses cartes de sismicité pour prendre en compte l’énorme augmentation du nombre de tremblements de terre dans les régions où est pratiquée la fracturation hydraulique [1], [2]. On a aussi beaucoup parlé de la fuite de méthane du réservoir de gaz de Porter Ranch, près de Los Angeles [3], où les apprentis sorciers stockent sous une très forte pression d’énormes réserves de gaz alors que les installations datent des années 1950 et sont mal entretenues. Une catastrophe invisible qui risque de se reproduire.

Où est le problème ? C’est qu’il s’agit là de méthane, puissant gaz à effet de serre, dont les émissions contribuent de façon importante au réchauffement de la planète.
À l’échelle planétaire, justement, les études sur les changements climatiques révèlent que ce sont les membres de l’espèce humaine, surtout dans la variété Homo economicus capitalisticus, qui agissent en apprentis sorciers. Si la tendance se maintient, si aucun sorcier ne vient réparer les dégâts que nous causons, de quoi auront l’air nos milieux de vie ?

Mais revenons à Énergie Est. Ce projet de pipeline est censé sauver l’économie de l’Alberta en permettant un doublement ou un triplement de sa production de pétrole issu des sables bitumineux. Il doit aussi acheminer à un tiers de sa capacité du pétrole de schiste des États-Unis. Donc les apprentis sorciers se frottent les mains des deux côtés de la frontière.

Que recherchent-ils, ces apprentis sorciers ? Ils veulent créer de la richesse, mais au profit de qui, à part les actionnaires des grandes compagnies du domaine des hydrocarbures ? Ils veulent créer de l’emploi, mais de nombreuses études montrent que le secteur des hydrocarbures fossiles crée beaucoup moins d’emplois que les principaux secteurs de l’économie verte : efficacité énergétique et énergies renouvelables [4]. Ils parlent de bénéfices économiques, mais la dépendance aux hydrocarbures, ce « mal hollandais » dont a souffert le Canada, a nui au secteur manufacturier des provinces de l’Est. Et si l’Alberta est mal en point en ce moment, ne devrait-elle pas miser sur une diversification de son économie au lieu de se maintenir dans l’ornière des hydrocarbures fossiles ? Sur l’écran des bourses, le secteur est en perte de vitesse, le nombre de faillites est en hausse [5], et le désinvestissement dans les combustibles fossiles prend de l’ampleur [6].

Les émissions de GES qui seraient attribuables à l’oléoduc Énergie Est sont quantifiables. Il en est notamment question dans le rapport de Stéphane Brousseau [7], que la Commission a entre les mains. Le gouvernement fédéral lui-même vient de publier une méthodologie pour estimer les émissions de GES en amont [8], qui a fait l’objet d’une présentation pendant la première partie des audiences de la Commission. Les apprentis sorciers ne pourront pas prétendre que la question des GES ne les concerne pas.

Que peut apporter au Québec la construction de l’oléoduc Énergie Est ? Le projet vise avant tout l’exportation. L’approvisionnement des raffineries, qui peut constituer 5 à 10 % du volume de pétrole transporté, n’est absolument pas essentiel : il continuera d’être assuré par les importations, selon les fluctuations des prix du marché. Quelques centaines d’emplois temporaires, quelques profits pour les entreprises d’excavation et de services, mais à quel prix pour l’ensemble de la population ? Perturbation des terres agricoles et des écosystèmes, risques de pollution des eaux souterraines en cas de fuites, catastrophe écologique en cas de déversement majeur ou de rupture de la canalisation dans les rivières ou dans le Saint-Laurent. Le risque zéro n’existe pas, a répété M. Bergeron. Alors pourquoi jouer à l’apprenti sorcier ? Si les prises d’eau de nos villes sont contaminées par le pétrole, quel sorcier viendra réparer les dégâts ?

Et le problème est plus grave, car il est global. Laisser construire l’oléoduc Énergie Est, c’est cautionner la hausse de l’exploitation des hydrocarbures fossiles en Amérique du Nord, et donc l’augmentation de l’offre et de la demande, qui se traduit par une consommation encore plus grande d’hydrocarbures. Or les dirigeants réunis à la COP21 ont entériné le constat des scientifiques : il faut freiner l’extraction des hydrocarbures fossiles, surtout non conventionnels. Les réserves actuelles sont plus que suffisantes, et il faut travailler à réduire l’offre et la demande si l’on veut lutter contre les changements climatiques. Donc nous devons penser globalement, et agir localement avant que l’emballement du climat ne devienne irréversible.

Comment agir localement ? En disant NON à Énergie Est, et en aidant l’Alberta à diversifier son économie au lieu de subventionner les compagnies pétrolières et gazières. En investissant dans l’économie verte [9]. En réhabilitant le principe de précaution, qui semble avoir été tabletté[http://www.bape.gouv.qc.ca/sections/mandats/gaz_de_schiste-enjeux/documents/DM4.pdf]]. En faisant la promotion de la responsabilité écologique, notamment en demandant à nos élus d’inscrire dans la loi la notion de préjudice écologique, comme vient de le faire la France [10] .

Car le préjudice écologique que pourrait causer la construction de cet oléoduc se manifesterait tant au niveau local (en Alberta et sur le tracé de la conduite, par les risques environnementaux directs) qu’au niveau global, par l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre qui nuisent à l’ensemble de l’humanité. Les réfugiés climatiques seront ou sont déjà les premières victimes de l’activité délétère des apprentis sorciers à l’échelle planétaire. Quand on constate les problèmes suscités en Europe par un afflux de réfugiés qui fuient les horreurs de la guerre, on doit s’interroger sur les effets des migrations de populations qui devront fuir des régions devenues inhospitalières à cause des sécheresses, du manque d’eau, ou encore du relèvement du niveau des mers. Nous sommes loin ici de la simple compensation des individus victimes de pollution. Nous parlons ici de préjudices écologiques purs, qui concernent les dommages subis par le milieu naturel, tels que la dégradation, souvent durable et parfois irréversible, de l’équilibre écologique considéré comme patrimoine commun [11]. Les apprentis sorciers seront-ils en mesure d’assumer ce genre de responsabilité ?

Quelle est la position du Québec dans ce débat ? Le gouvernement vient de publier sa Politique énergétique 2030 [12], dont divers aspects peuvent être salués. Toutefois, cette politique ne ferme pas la porte à l’exploitation des hydrocarbures sur le territoire québécois, pas plus qu’au passage de l’oléoduc Énergie Est. C’est là aller à l’encontre de l’esprit même de cette initiative, qui se veut axée sur la transition énergétique.

Si nous laissons agir les apprentis sorciers, c’est l’avenir de l’humanité et de ses milieux de vie qui sera en jeu. Mais faute de sorcier capable de réparer les dégâts, ce sont les citoyens, de plus en plus mobilisés, qui sauront montrer à leurs élus la voie de la sagesse.

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