Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Éducation

« Les étudiants sont les premières victimes d’une révolution culturelle »

Eric Martin est chercheur à l’Institut de recherche et d’information sociologique de Montréal (Iris). Dans une entrevue accordée au quotidien français Libération, il explique pourquoi la question de la hausse des droits de scolarité a donné naissance à un mouvement social d’une ampleur quasi inédite au Québec.

Cette hausse des droits d’inscription à l’université n’est pas la première, pourquoi a-t-elle déclenché ce mouvement ?

Les étudiants se sont toujours battus contre l’augmentation des frais de scolarité. Mais, cette fois, ils ont senti que cela s’inscrit, au Canada, dans un contexte d’augmentation assez fulgurante des frais. Les étudiants voient la logique d’endettement, qui augmente de façon significative. La moyenne, dans les autres provinces du Canada, de la dette d’un étudiant après ses études est de 25 000 ou de 30 000 dollars canadiens [19 000 à 23 000 euros, ndlr]. Au Québec, c’est 15 000 dollars canadiens pour le moment. On endette une génération entière, mais pour des bénéfices illusoires. Les jeunes savent très bien que la situation économique ne leur est pas favorable.

Pourtant, le chômage reste relativement stable au Québec (autour de 8%), les jeunes Québécois ne sont pas confrontés à un phénomène de masse. Comment expliquer leurs craintes ?

La social-démocratie québécoise a longtemps été épargnée par une offensive néolibérale de fond. Bien sûr, il y a eu des politiques d’austérité. On n’a pas été le parfait village d’Astérix. Mais on sent que ça change. Depuis le début de la grève étudiante, le gouvernement parle d’une « révolution culturelle » dans la façon de voir les services publics. Il faut maintenant s’habituer à payer. C’est la mise en place d’une logique d’utilisateur-payeur. C’est vrai que le Canada a aussi été relativement épargné par la logique financière des banques, contrairement aux autres pays anglo-saxons. Mais personne ne va y échapper.

Que faut-il comprendre par « révolution culturelle » ?

On essaie d’implanter une nouvelle culture politique. Le gouvernement évoque le sous-financement des universités. Mais elles ne manquent pas d’argent. C’est un prétexte. Pourquoi on ne veut pas nous expliquer les raisons pour lesquelles on compte changer les structures de financement des universités ? On veut augmenter l’apport des individus et du secteur privé. C’est un projet de reconversion de la façon dont on conçoit les services publics. Les étudiants sont les premières victimes de cette « révolution culturelle », mais ils ne seront pas les derniers. Tous les autres secteurs de la société vont devoir se résoudre à payer.

Le mouvement a reçu l’appui des écologistes, des grands syndicats et des artistes québécois. Pourquoi ?

Le gouvernement québécois applique la même logique dans tous les domaines, dans tout ce qui relève du patrimoine commun : les institutions, la santé, le sous-sol, les paysages. Qu’on pense, par exemple, aux paysages du Nord que l’exécutif s’apprête à défigurer pour y établir des mines [avec le « Plan Nord », un chantier de développement minier et énergétique présenté par le Premier ministre, Jean Charest, comme le projet d’une génération, ndlr]. La loi spéciale adoptée la semaine dernière par le gouvernement pour restreindre, pendant un an, les manifestations, a encore amplifié la contestation. Les tensions sont grandissantes.

Est-ce un dérapage ou un mauvais calcul du gouvernement ?

La loi était en préparation deux semaines avant son adoption ! Plutôt que de faire une politique consensuelle, le gouvernement québécois se pose en parti de l’ordre et présente ses adversaires politiques comme des partisans du désordre.

Quel dénouement voyez-vous pour la contestation ?

Les étudiants ne vont pas se laisser avoir par la tentative de ramener le calme. Il y a fort à parier que le mouvement va s’élargir. Le gouvernement a fédéré toutes sortes de mécontents : les étudiants, même modérés, les écologistes, les professeurs, les artistes, les syndiqués. Ils constituent un pôle de gauche critique qui était endormi. Il a délibérément jeté de l’huile sur le feu pour se poser face à eux en défenseur de l’ordre. Ce mouvement semble échapper à la division du débat politique québécois, qui oppose traditionnellement les fédéralistes aux indépendantistes. Il y a vraiment une polémique sur les enjeux sociaux et sur les inégalités. C’est un débat comme nous en avons rarement eu dans le passé. La question sociale est au premier plan et se pose partout dans le monde. Qui va décider de l’avenir des institutions de nos sociétés ? Cette interrogation en entraîne une autre sur la souveraineté populaire. Mais, le premier message, c’est le rejet par la jeunesse du néolibéralisme.

Éric Martin

Chercheur à L’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)
Membre du Collectif d’analyse politique (CAP)
Doctorant en pensée politique, Université d’Ottawa

ERIC.MARTIN@uottawa.ca

Annabelle Nicoud

Libération, correspondante à Montréal

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