Édition du 16 avril 2024

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Amérique latine

Les leçons (citoyennes) de la crise argentine

Il est assurément désolant de constater que la débâcle actuelle de la Grèce ne constitue qu’un chapitre supplémentaire dans l’histoire d’un système économique marqué par des crises successives. Le scénario qui se joue cette fois-ci en Europe, l’Argentine l’a connu il y a dix ans : explosion de l’endettement public, chômage persistant, contestation sociale croissante... des ingrédients qui ont mené à la démission du président de la République puis au défaut de paiement sur la dette fin 2001.

De cet épisode dramatique, qui a malheureusement tout pour rappeler la situation actuelle, ont cependant émergé des projets citoyens qui sont à même de nourrir la réflexion sur les voies à emprunter pour dépasser le modèle capitaliste et se sortir du cul-de-sac où il nous conduit inévitablement.

L’échec du néolibéralisme

La période qui s’étend de 1976 à 1983 en Argentine a été marquée par le règne d’une dictature militaire qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes, mais aussi par la transition d’un modèle de développement industriel à un modèle basé sur l’ouverture des marchés et la libéralisation financière comme vecteur de la croissance économique. Pourtant, lorsque s’effectue le retour à la démocratie en 1983, le gouvernement hérite d’une dette de 45 milliards de dollars - alors qu’elle ne s’élevait qu’à 8 milliards de dollars au moment où la junte militaire a pris le pouvoir en 1976 ! Malgré le fait que cette dette soit considérée par plusieurs comme illégitime, puisque contractée par un gouvernement dictatorial qui n’a pas agi dans l’intérêt du peuple argentin, le gouvernement de Raúl Alfonsín (1983-1989), puis celui de Carlos Menem (1989-1999) et de Fernando de la Rúa (1999-2001), vont tout mettre en œuvre afin d’honorer leurs créanciers. Suite à l’échec d’Alfonsín et face à la montée vertigineuse de l’inflation, Menem se fait le véritable apôtre de la gouvernance néolibérale, prônée entre autres par le Fonds monétaire international, et applique à la lettre le modèle proposé par le consensus de Washington. Aux yeux des bailleurs de fonds internationaux et des investisseurs étrangers, l’Argentine est alors considérée comme le « bon élève » de l’Amérique latine - comme l’a été d’ailleurs le Chili avant elle. Or le « miracle argentin » va rapidement se transformer en une véritable catastrophe sociale, pour reprendre les mots du documentariste argentin Fernando Solanas.

La convertibilité du peso face au dollar américain (en vigueur de 1991 à 2002), qui accentue le déséquilibre commercial de l’Argentine en favorisant l’importation de biens étrangers, porte atteinte aux entreprises nationales et approfondit la tendance à la désindustrialisation de l’économie amorcée sous la dictature des généraux. La privatisation de nombreuses entreprises d’État, en plus des pertes d’emplois massives, donne lieu à des augmentations de tarifs, voire à des coupures de services pour des biens aussi essentiels que l’eau. L’austérité budgétaire se solde aussi par le licenciement de milliers d’employés de l’État - permettant dès lors à la corruption de se répandre sans ambages et facilitant même la mainmise du crime organisé sur l’appareil étatique. Comme l’écrit le sénateur Alfredo Eric Calcagno [1]l’accession de Menem au pouvoir en 1989 a eu l’effet d’un « coup de marché », puisque l’État s’est littéralement mis au service des intérêts de l’élite financière locale et étrangère. Résultat : à la fin de l’année 2001, la dette atteint 122 milliards de dollars et un défaut de paiement semble de plus en plus probable. La fuite des capitaux s’accélérant, le gouvernement de Fernando de la Rúa (1999-2001) restreint par voie législative les retraits bancaires dans l’espoir de freiner ce mouvement de panique. La mesure aura surtout pour effet de précipiter la débâcle économique et de plonger le pays dans une crise politique - quatre présidents vont se succéder en deux ans - qui ne s’atténuera qu’en 2003 avec l’arrivée au pouvoir de Nestor Kirchner.

Plutôt que de redresser les finances publiques, l’application stricte du modèle néolibéral a conduit à la faillite de l’Argentine, à la dilapidation de biens publics, à l’effondrement de l’économie nationale et au démantèlement des institutions sociales et politiques du pays. En 2001, au plus fort de la crise, les Argentins sont donc aux prises avec plus qu’un « simple » ralentissement économique ; la paralysie qu’ont entraînée les politiques ménémistes appelle carrément à la reconstruction de la nation - à commencer par son économie -, et ce dans un climat de méfiance totale envers les élites politique et économique.

Transformer le pays en travaillant

C’est dans ce contexte que sont apparus des projets citoyens visant à pallier l’absence de l’État ou de l’entreprise privée dans la fourniture de biens, de service, et même de travail. Mais non seulement la population argentine s’est-elle donnée les moyens de surmonter la crise, elle a aussi expérimenté, à travers ces multiples initiatives, de nouvelles manières de vivre et de produire en communauté. Des réseaux de troc au service de transport collectif et aux cliniques médicales communautaires, en passant par les cuisines populaires et les assemblées de quartier, l’Argentine devient un véritable « laboratoire de contre-pouvoirs » [2]. Des initiatives populaires voient le jour par milliers au cours de la décennie 1990-2000, certaines connaissant un succès retentissant, d’autres beaucoup, plus passagers. Parmi ces nombreuses expériences, celles des entreprises récupérées restent particulièrement marquantes à cause de la réussite exceptionnelle de plusieurs de ces projets ambitieux, mais aussi du potentiel de transformation sociale dont elles sont porteuses.

Le problème qui semble le plus criant dans l’Argentine de Menem est certainement la disparition des emplois. En 2002, 40% de la population argentine est soit au chômage, soit en situation de sous-emploi [3]. Des usines ont fermé, des entreprises d’État ont été vendues puis restructurées, voire démantelées. Des patrons sont partis avec des mois de salaires dus, mais laissant derrière eux ce qui apparaîtra après-coup comme plus vital : les immeubles, les machines, les matériaux. Ne leur restant que leur savoir-faire, des travailleurs décident alors de réinvestir leur lieu de travail et de redémarrer la production. Leur slogan : « Occuper, résister, produire ». Dans ces trois mots se condense toute la complexité d’un projet ambitieux et subversif.

Premièrement, occuper.

Les entreprises récupérées ont d’abord été abandonnées par leurs propriétaires. Le plus souvent, il s’agit en effet d’entreprises qui, même si elles sont parfois largement subventionnées par l’État, croulent sous les dettes et ne sont soi-disant plus en mesure de faire face à leurs obligations. L’administration décide donc de déclarer faillite et de mettre la clé dans la porte ou de carrément abandonner l’entreprise. C’est à ce moment que les travailleurs décident d’occuper les lieux. L’enjeu est crucial : il s’agit d’affirmer son droit à travailler, et d’un point de vue plus pragmatique, d’empêcher les propriétaires de quitter avec les outils de travail, qui seront justement indispensables pour redémarrer le processus de production. À la Forja San Martin [4], une entreprise de pièces automobiles, les employés ont par exemple constaté à leur retour dans l’usine que de la machinerie avait été vendue après la fermeture de l’entreprise - ce qui n’avait pourtant pas empêché l’administration d’affirmer ne plus avoir les moyens de verser aux employés leurs salaires.

Ensuite, résister.

Il ne suffit pas d’occuper un lieu pour que son propriétaire vous le cède et que la justice reconnaisse votre droit à vous y installer à des fins commerciales. Les travailleurs des entre-prises récupérées ont appris très vite que leur lutte allait aussi être une bataille juridique. En vertu de la législation argentine, une coopérative de travailleurs peut, sous certaines conditions, exploiter une entreprise « abandonnée ». Le propriétaire peut louer ses installations à la coopérative, ou encore l’État peut décider de l’exproprier. Ces procédures étant complexes, beaucoup d’entreprises récupérées demeurent tout simplement sans statut légal et donc sous la constante menace d’une éviction, comme les trois qu’ont dû subir les travailleuses de l’usine de vêtements Brukman avant d’obtenir leur statut de coopérative en 2003 et que soit exproprié l’ancien propriétaire. En juin 2011, la loi sur les faillites a été modifiée par le Sénat argentin afin de faciliter la récupération des entreprises en situation de faillite par ses travailleurs réunis en coopérative. Une victoire qui a toutes les allures d’une « révolution culturelle », suggère encore le sénateur Calcagno [5].

Se battre pour produire. Produire pour vivre.

Le drame humain qui se déroule en Argentine sous Menem a laissé peu de choix aux travailleurs licenciés : la survie ou la lutte pour la dignité. À travers les batailles juridiques qu’ils mènent, il ne faut pas perdre de vue que c’est le droit au travail que ses hommes et ses femmes défendent. Les entreprises récupérées sont donc le fruit d’une lutte ardue des travailleurs pour s’approprier le procès de production, mais aussi pour reprendre le contrôle de leur vie. C’est pourquoi ils vont produire dans des conditions toutes autres que celles qu’ils avaient connues jusqu’alors. Les employées de la Cooperativa de Trabajo 18 de Diciembre (ancienne Brukman) affirment : « Jusqu’en 1998, nous étions des employés ordinaires comme ceux de n’importe quelle entreprise, voués principalement à remplir les fonctions qui nous incombaient afin de gagner dignement le salaire qui nous permettait de vivre ». [6] Le processus de récupération change tout. D’une part, les travailleurs deviennent leur propre patron : ceux qui ne faisaient avant qu’exécuter des tâches dictées par leurs supérieurs gèrent maintenant collectivement l’ensemble des composantes de l’entreprise. En outre, les travailleurs redéfinissent dans bien des cas leur rôle au sein de la communauté. L’entreprise ne vise plus uniquement à être rentable, elle doit être au service de la collectivité. Par exemple, les employés de l’hôtel Bauen, en plein cœur de Buenos Aires, prêtent des salles à des professeurs de langue en échange de cours d’anglais pour les employés. En troquant des services, ou tout simplement en aidant d’autres entreprises en processus de récupération ou des institutions de la communauté en besoin (écoles, hôpitaux), les liens se recréent, les communautés restent vivantes. L’entreprise n’est plus au service de la croissance de l’économie ; l’économie crée du lien social en répondant au besoin de la collectivité.

Une autre manière de faire de la politique

Le récit de ces entreprises est évidemment parsemé d’embûches (exigences légales, financement difficile, apprentissage des modes de gestion démocratiques, nécessité de pallier les manques dans la formation des travailleurs, etc.). Malgré cela, quelque 280 entreprises récupérées employant quelque 15 000 travailleurs seraient en fonction en Argentine en 2011, comme autant de preuves qu’à défaut de subir le système et ses défauts, une économie alternative peut être inventée. Une organisation du travail qui vise à briser le clivage entre employés manuels et intellectuels, entre production et direction, une redéfinition des objectifs de l’entreprise pour œuvrer au bien-être des travailleurs et de la communauté : l’entreprise récupérée par ses travailleurs se veut tout sauf un outil de la reproduction du capital. Elle est une autre manière de faire de la politique, comme le souligne Naomi Klein en préface du livre de Esteban Magnani sur les entreprises récupérées [7] , c’est-à-dire de répondre aux intérêts de la population dans une perspective d’autonomie et d’égalité. En référence au foisonnement de projets artistiques et culturels qu’a insufflé la crise argentine, Josefina Sartora affirmait : « Dans chacun d’eux l’emportent la résistance face à la crise et la conviction que seule l’action collective, celle qui combat l’individualisme, peut sauver et renouveler la culture et le pays tout entier ». [8] Ces projets au potentiel transformateur doivent dès lors nous permettre de vaincre le fatalisme si caractéristique de la politique actuelle.


SUR L’AUTEURE :
DOCTORANTE EN SOCIOLOGIE. CHERCHEURE ASSOCIÉE À L’INSTITUT DE RECHERCHES DE D’INFORMATION SOCIOÉCONOMIQUE (IRIS). ENTRE 2006 ET 2010 A EFFECTUÉ DE NOMBREUX SÉJOURS EN ARGENTINE.


Tiré du Bulletin d’ATTAC Québec no. 34, octobre 2011


[1Alfredo Eric Calcagno, « Un gran país devenido un casino », Le Monde diplomatique (édition argentine) no 21, mars 2001, en ligne.

[2Daniel Hérard et Cécile Raimbeau, Argentine rebelle, un laboratoire de contre-pouvoirs, Paris, Éditions Alternatives, 2006.

[3Le taux de chômage est passé de 8,6% en mai 1990 à un sommet de 21,5% en mai 2002, alors que le taux de sous-emploi est passé durant la même période de 9,3 à 18,6%. INDEC, « Tasas de desocupación y subocupación demandante y no demandante para el total de aglo-merados urbanos desde mayo 1990 hasta mayo 2003 », en ligne.

[4L’histoire de la récupération de la Forja San Martin par ses travailleurs a été documentée par Naomi Klein et Avi Lewis dans le film The Take (2004).

[5« Fábricas recuperadas y también legales », Página 12, 2 juin 2011, en ligne.

[6Site Internet de la Cooperativa de Trabajo 18 de Diciembre, section « Historia », en ligne (traduction de l’auteure).

[7Esteban Magnani, El cambio silencioso. Empresas recuperadas en la Argentina, Buenos Aires, Editorial Prometeo, 2003.

[8Josefina Sartora, « La llama encendida », Le Monde diplomatique (édition argentine), no 38, août 2002, en ligne.

Julia Posca

Doctorante en sociologie à l’UQAM et chercheuse associée à l’IRIS

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