Édition du 26 mars 2024

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"150 ans de luttes des femmes noires pour le droit à l’auto-détermination"

Luttes pour l’égalité raciale et les droits des femmes

Dans sa préface, Lâche le micro ! 150 ans de luttes des femmes noires pour le droit à l’auto-détermination, Amandine Gay indique, entre autres, que bell hooks entend écrire « l’histoire des femmes noires, jusque-là systématiquement évacuées de l’Histoire ». Elle parle de réappropriation de la narration, d’« analyse théorique des interactions entre le racisme systémique, le patriarcat et le capitalisme », du sentiment de voir « ses propres expériences validées », de réalisation que « nous ne sommes pas seules »…

Publié le 18 août 2016

Mouvement pour l’abolition de l’esclavage, Sojourner Truth, un « refus de compartimenter les luttes et une réaffirmation de la singularité des femmes noires, qui appartiennent tant au monde des Noirs qu’au monde des femmes », Paulette Nardal, Claudia Jones, Ella Baker, les mouvements des droits civiques et de libération des femmes, l’inextricable liaison entre « oppression de race, de classe, de genre et d’orientation sexuelle », la Coordination des femmes noires (CFN), le Mouvement pour la défense des droits de la femme noire(MODEFEN), Awa Thiam, Affirmative Action…

« C’est donc dans la perspective de participer à la construction d’un mouvement afroféministe propre au contexte français que j’ai accepté avec empressement de rédiger cette préface ».

Amandine Gay parle de « la rhétorique universaliste qui invisibilise les différences de couleur et les hiérarchies qui y sont associées », de race comme construction sociale, des Blanc–he–s qui n’ont pas « pour habitude de penser qu’ils sont elles/eux aussi issu·e·s d’une construction sociale », du racisme qui est plus qu’une question de relations entre individus, d’auto-détermination et de lutte en non-mixité, de l’absence des afro-descendantes ou de leur enfermement dans « des représentations stéréotypiques », du film Ouvrir la Voix, du concept d’intersectionnalité, d’interaction et d’interdépendance des oppressions (ce qui ne me semble pas rendu en français lorsque l’on parle de femmes à l’intersection des discriminations raciales et de genre)…

Je trouve plus que discutable de parler de choix pour les rapports au sein des systèmes prostitutionnels (plus qu’une question de relations entre individus, pour reprendre une expression de l’auteure à propos du racisme).

Contrairement à ce qu’écrit la préfacière le matérialisme n’implique pas « la primauté des rapports de classe » même si le reproche vaut pour bien des écrits de chercheur-e-s se référent au(x) matérialisme(s), et à mes yeux, peu conséquent-e-s… Et si Amandine Gay critique à juste titre les accusations autour de l’« identitaire » et du « communautarisme », je reste dubitatif sur l’expression « nous sommes discriminé·e·s du fait de nos identités ».

La préfacière interroge : « comment se réapproprier la parole et les concepts afin de les rendre opérants dans l’espace francophone ? » et insiste sur la parole des concerné-e-s, la lutte contre la dépolitisation des revendications, l’émergence, par exemple, du collectif afroféministe Mwasi ou la web radio Cases Rebelles, « la non-mixité est assumée et revendiquée comme outil d’émancipation »

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Comme invitation à sa généralisation, je souligne la Note de traduction :

« L’idée que le masculin représenterait l’universel est vivement critiquée par les féministes. C’est une des formes de la domination patriarcale dans la langue française. L’anglais utilise le genre neutre pour les noms, les adjectifs et les participes passés, nous avons choisi de les traduire en adoptant des règles de féminisation. Nous utiliserons donc le point médian quand le terme se réfère aux hommes et aux femmes (opprimé·e·s), le pronom « iel », contraction de « il » et « elle », parfois au pluriel « iels ». Lorsque bell hooks se réfère explicitement aux hommes les expressions seront au masculin, et inversement lorsqu’elle se réfère uniquement aux femmes. Nous avons par ailleurs appliqué la « règle de proximité » selon laquelle l’accord de l’adjectif ou du participe passé se fait avec le nom le plus proche »

Sur ces sujets, :

L’Académie contre la langue française. Le dossier « féminisation ». Ouvrage publié sous la direction d’Eliane Viennot, faire-entendre-donc-comprendre-que-les-femmes-existent/

Eliane Viennot : non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. petite histoire des résistance de la langue française

nous-sommes-les-heritieres-et-les-heritiers-dun-long-effort-pour-masculiniser-notre-langue/

Appliquons la règle de proximité, pour que le masculin ne l’emporte plus sur le féminin ! : appliquons-la-regle-de-proximite-pour-que-le-masculin-ne-lemporte-plus-sur-le-feminin/

Éliane Viennot : « Mme le président » : l’Académie persiste et signe… mollement : mme-le-president-lacademie-persiste-et-signe-mollement/

Katy Barasc, Michèle Causse : requiem pour il et elle : se-nommer-sans-renoncer-a-sa-posture-singuliere-et-sans-pour-autant-la-figer-en-essence-normative/

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« Une socialisation raciste et sexiste nous avait conditionnées à dévaluer notre féminité et à considérer la race comme seul marquer pertinent d’identification »

Je prend le terme « féminité » (womanhood) dans son sens de construction sociale.

En introduction, bell hooks parle de « notre silence », de la peur de reconnaître le sexisme comme pouvant être tout aussi oppressant que le racisme. Elle revient sur les luttes du XIXe siècle aux Etats-Unis, « Ces femmes noires ont participé aussi bien à la lutte pour l’égalité raciale qu’au mouvement pour les droits des femmes », celles qui ont insisté « sur l’aspect « féminin » de leur être qui a rendu leur sort différent de celui de l’homme noir », les liens rompus avec des féministes blanches pour cause de racisme de celles-ci, la bataille sur le droit de vote qui ne fut pas majoritairement pour toutes et tous, l’étouffement de l’esprit révolutionnaire radical… L’auteure aborde le mouvement des droits civiques des années 1950, la répartition sexiste des rôles, la place du patriarcat noir, l’oppression spécifique, « Iels font semblant de ne pas voir qu’être forte face à l’oppression n’est pas la même chose qu’avoir vaincu l’oppression, cette endurance ne doit pas être confondue avec une quelconque transformation », les intérêts des femmes noires, la différentiation sexuée et raciale, « Personne n’ a pris la peine de parler de la façon dont le sexisme opère à la fois indépendamment du racisme et simultanément à celui-ci pour nous opprimer », l’impérialisme racial, la socialisation sexiste-raciste, des œuvres des écrivaines noires, l’entremêlement des luttes pour la fin du racisme et pour la fin du sexisme… A noter que les rapports sociaux de classe, qui seront parfois traités dans le livre, sont ici passé sous silence. « notre lutte pour la libération n’a de sens que si elle a lieu au sein d’un mouvement féministe qui a pour but fondamental la libération de toutes et tous »…

L’auteure explique pourquoi il est nécessaire d’examiner conjointement les politiques racistes et sexistes depuis une perspective féministe, « examen de l’impact du sexisme sur les femmes noires pendant l’esclavage, de la dévaluation de la féminité noire, du sexisme des hommes noirs, du racisme dans le mouvement féministe récent et de l’engagement des femmes noires dans le féminisme ».

Quelques éléments choisis subjectivement.

1 Sexisme et vécu des femmes noires esclaves

Les femmes esclaves, le viol comme mode de torture courant, la destruction de la dignité humaine lors de la traite…

« le présupposé sexiste que les expériences des hommes sont plus importantes que celles des femmes ». bell hooks rejette les théorisations sur « la destitution des hommes noirs de leur masculinité ».

Le travail des esclaves hommes et femmes, le travail aux champs pour tou-te-s et le travail domestique pour elles, les violences sexuelles et les viols des hommes blancs, le terrorisme institutionnalisé… Je souligne la qualité des paragraphes sur la haine des femmes et ses expressions dans la « sexualité ». La morale sexuelle hypocrite, le corps des femmes « comme égout séminal », les femmes noires mises à nu et fouettées publiquement, les viols des femmes noires par des hommes noirs, la « solidarité » des groupes d’hommes, et le partage d’une « définition patriarcale des rôles sexués », la reproduction forcée…

2 Dévalorisation perpétuelle de la féminité noire

La sous-estimation par les chercheurs/chercheuses des viols et de leurs impacts sur les femmes, la dévalorisation de la « féminité » noire, les différences d’appréciations sur les viols « inter-raciaux », « la femme noire était la cible privilégiée pour les violeurs blancs », le mythe de l’homme noir violeur, la dévalorisation comme « dispositif de contrôle social calculé », les suprématistes blanc-he-s, les lois anti-métissages, les modifications apportées par l’« intégration raciale à la fin du XXe siècle », la défense blanche de la « propriété féminine », l’oubli de l’exploitation sexuelle des femmes noires par des homme noirs, « le souci omniprésent que les personnes noires ont à propos du racisme leur permet d’ignorer de façon opportune la réalité de l’oppression sexiste », le contrôle de la sexualité des femmes noires, les sentiments sexistes envers toutes les femmes, la dégradation de « toutes les activités des femmes noires », le fantasme d’un matriarcat noir, la classe ouvrière noire, les femmes noires comme « voleuses » du travail des hommes noirs…

3 L’impérialisme du patriarcat

Le privilège de tous les hommes « sans considération pour leur classe ou leur race », le sexisme et la non-reconnaissance que « le racisme n’est pas la seule force oppressive qui régit nos vies », être à la fois victimes du racisme et oppresseurs sexistes, les travaux de service domestique comme simple extension du rôle « naturel » des femmes…

Je souligne les paragraphes sur les « leaders noires » et ceux sur les limites (sexistes) des dirigeants noirs masculins, les modifications sociales dans le cours du siècle.

« le racisme a toujours été une force de division séparant les hommes noirs et les hommes blancs, et le sexisme a été une force unissant ces deux groupes », les violences patriarcales, la critique du mouvement Black Muslin, l’aveuglement sur l’impact du sexisme « sur nos modes de relation », le racisme sexuel, « Lutter contre l’oppression sexiste est important pour la libération noire, car aussi longtemps que le sexisme divise les femmes et les hommes noir·e·s, nous ne pouvons allier nos forces pour lutter contre le racisme ». Ceci est par ailleurs vrai dans toutes les luttes contre les dominations et exploitation…

4 Racisme et féminisme, la question de la responsabilité

Le racisme comme outil politique du colonialisme et de l’impérialisme, la construction d’une histoire tronquée et mensongère, l’endoctrinement sexiste et raciste, des femmes considérées comme « Autres », la non confrontation à la réalité du racisme, l’impérialisme racial blanc, le racisme des femmes blanches, « un fait qui n’invalide en aucun cas le féminisme comme idéologie politique », l’assimilation injustifiée entre abolitionnisme et rejet du racisme, « ce que les femmes blanches ont appris à travers leur lutte pour libérer les esclaves, c’est que les hommes blancs consentaient à défendre les droits des Noir·e·s tout en refusant tout droit aux femmes », l’absence de solidarité politique de la majorité des réformatrices blanches lors des débats sur le droit de vote, les sentiments anti-Noirs d’associations de femmes blanches, le travail des femmes noires et la hiérarchie raciale sur le marché du travail, le mouvement de libération des femmes, le mouvement de libération noire, les expériences des femmes réduites à l’expérience de « la » femme blanche, « Dans une nation où règne l’impérialisme racial, comme c’est le cas dans la nôtre, c’est la race dominante qui se réserve le privilège d’être aveugle à l’identité raciale, tandis qu’on rappelle quotidiennement à la race opprimée son identité raciale spécifique. C’est la race dominante qui a le pouvoir de faire comme si son expérience était une expérience type » . Cela vaut aussi, me semble-t-il, pour l’ensemble des dominations, l’universel masculin et le soit-disant particularisme féminin, le communautarisme de la majorité et l’accusation de communautarisme des minorités, l’individu abstrait universel (de fait bourgeois mâle) et les particulier-e-s des autres classes ou autres groupes sociaux…

A très juste titre, l’auteure souligne que le terme générique « de femmes » nie les constructions sociales systémiques et hiérarchiques. Auto-organisation non mixte, « tentative de la part des personnes noires de construire des espaces de refuge politique, où nous pouvons échapper, ne serait-ce que pour un temps, à la domination blanche ». Intérêts et divisions, « une interprétation du féminisme qui ne faisait plus sens pour toutes les femmes » et absence de stratégie « dans laquelle nous pourrions nous unir ».

bell hooks parle de solidarité politique, de processus en devenir, « ce processus commence par la reconnaissance que les femmes états-uniennes, sans exception, sont conditionnées à être racistes, classistes et sexistes à différents degrés, et nous autoproclamer féministes ne nous exempte pas du travail qui consiste à se débarrasser de cet héritage de socialisation négative »

5 Femmes noires et féminisme

Sojourner Truth, la participation des femmes noires aux débats du mouvement états-unien pour les droits des femmes, Mary Church Terrell, National Conference of Colored Wowen, Anna Julia Cooper, Frances Ellen Watkins Harper, l’apartheid de Jim Crow, alliances raciales, égalité sociale, politiques sexuelles, l’antiféminisme de femmes noires, affaiblissement du potentiel révolutionnaire de l’idéologie féministe, l’hypocrisie de certaines féministes, auto-défense des femmes, « engagement à éradiquer l’idéologie de la domination qui imprègne la culture occidentale à différents niveaux – le sexe, la race et la classe pour ne nommer qu’eux… »

Que l’on partage ou non la totalité des formulations ou des analyses, un livre important enfin traduit en français, prélude peut-être à la mise à disposition dans cette langue des multiples travaux des Afro-américaines…

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En complément possible :

Black femininism : Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, textes choisis et présentés par Elsa Dorlin, sujet-politique-du-feminisme-

Comment s’en sortir ? #1 – « Les murs renversés deviennent des ponts. Féminismes noirs », les-murs-renverses-deviennent-des-ponts/

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bell hooks : ne suis-je pas une femme ?

Femmes noires et féminisme

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olga Potot

Editions Cambourakis, Paris 2015, 298 pages, 22,50 euros

Didier Epsztajn

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