Édition du 23 avril 2024

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Environnement

Révision de la stratégie de développement durable 2015-2020 du gouvernement du Québec

« Mieux que le développement durable » : des écologistes questionnent le gouvernement du Québec

Maude Prud’homme et Bruno Massé du Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE) témoignent sur la révision de la stratégie de développement durable 2015-2020 du gouvernement du Québec. « Ce sont non seulement les yeux du monde qui sont tournés vers nous, mais ceux des générations futures, à qui nous devrons répondre de nos actions. »

Extraits du mémoire

1. Introduction : le doute et l’appréhension

C’est avec une certaine amertume que le Réseau québécois des groupes écologistes entreprend le présent exercice de réflexion. Au fil des années, nous avons souvent demandé, via nos communiqués de presse et mémoires, qu’il y ait un réel débat sur la relation entre la société du Québec et son territoire. Ce débat de société pourrait permettre une certaine prise en charge collective des nombreuses problématiques environnementales et sociales liées aux industries extractives, à la production énergétique et aux droits humains dans la province.

Toutefois, nous exprimons des doutes quant à la présente consultation sur la révision de la Stratégie de développement durable. À notre avis, deux conditions vitales manquent au processus. D’abord, la reconnaissance des groupes écologistes du Québec. Ensuite, le présent projet maintient la Loi sur le développement durable dans son état purement symbolique, ce que nous lui reprochons depuis sa création en 2003.

3.1 Sur le fond : une critique du développement durable

Depuis la publication du rapport Halte à la croissance ? : Rapport sur les limites de la croissance un ouvrage rédigé par le MIT en 1970, bon nombre de discours ont tenté de réconcilier les contradictions entre l’économie capitaliste et le maintien de l’intégrité des écosystèmes naturels. La notion de développement durable, qui a fait son apparition en 1987 dans le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED), s’est rapidement imposé comme étant le paradigme de l’environnementalisme corporatif. Ce modèle de développement est depuis dénoncé largement par une pluralité d’acteurs du mouvement écologiste qui n’y voit qu’un mode de régulation du système capitaliste n’adressant pas le problème de fond.

Au Québec, nous avons d’ailleurs été témoin de la prise de conscience d’un des pionniers du développement durable au Québec. Après 40 ans d’implication, Harvey Mead, premier sousministre québécois au développement durable et ex-commissaire au développement durable, fait une sortie d’une grande humilité en mars 2013. Ayant fait une prise de conscience, il critique l’environnementalisme et se retourne contre le discours du développement durable, affirmant que celui-là n’a pas fonctionné. « Actuellement, » dit-il en entrevue au journal Le Devoir, « l’environnement et l’économie [capitaliste] sont fondamentalement irréconciliables ». À propos du virage de l’économie verte qui implique une croissance économique liée, par exemple, aux énergies renouvelables, Mead n’est pas plus optimiste. « Il est trop tard pour cela, » dit-il. « On n’a plus le temps ».

Dans son analyse historique du mouvement écologiste du Québec, Philippe Saint-Hilaire-Gravel note que le discours du développement durable s’est « imposé par les structures de pouvoir vers la base », que « les gouvernants l’ont appliqué aux schèmes de croissance économique classique » et que « le gouvernement l’utilisa dans la coercition de l’écologie sociale et dans la promotion de l’entreprenariat »8 au détriment des groupes écologistes communautaires.

Aujourd’hui, nous faisons le constat que le développement durable est devenu un outil de
relations publiques, voir d’écoblanchiment, une variable d’acceptabilité sociale qui figure dans tous projets, incluant ceux qui ont des ramifications environnementales et sociales tout à fait désastreuses. Les solutions proposées sous l’étiquette d’économie verte, comme d’autres coquilles vides, ne sont pas proportionnelles au problème. Il en faut maintenant plus pour convaincre les communautés de l’intégrité d’une démarche soucieuse de préserver l’environnement.

C’est un constat qui est fait dans le présent projet : vous reconnaissez que le mode de
développement économique actuel n’est pas viable et qu’il faut le changer. Or, vous ne spécifiez jamais de quel mode de développement il s’agit. Nous pouvons répondre : il s’agit du modèle de développement capitaliste issu de la révolution industrielle. Depuis la fin de la Guerre froide, ce mode de développement est mondialisé et se réalise sous les préceptes idéologiques du néolibéralisme (qui inclut la réduction de la taille de l’État, les politiques d’austérité, la privatisation des services sociaux et une hausse des inégalités sociales).

3.2.4 Orientation 4, huit orientations du développement durable

Une des orientations est de favoriser l’inclusion sociale et réduire les inégalités sociales et économiques. Cette intention est louable, le phénomène d’accroissement des inégalités sociales étant un des plus graves problèmes sociaux, mais en quoi est-ce que la présente stratégie va combattre ce problème ? L’accroissement des inégalités se poursuit au Canada et au Québec. La seule mesure nommée est l’employabilité, ce qui est risible si on ne parle pas de hausser le salaire minimum, d’accroître les impôts pour les compagnies et les plus riches, de combattre l’évasion fiscale, de la privatisation des services sociaux et de la réduction de la taille de l’État ?

3.2.9 Orientation 1, objectif 1.1

Le projet mentionne que toutes les actions du gouvernement vont s’insérer dans le cadre
juridique international et, quoiqu’il serait difficile d’envisager le contraire, elle soulève toutefois une autre faiblesse de la stratégie qui pourrait potentiellement la rendre caduque. Plutôt que de chercher à se conformer à des cadres législatifs de dérégulation néolibérale, est-ce qu’elle ne pourrait pas suggérer, au contraire, un renforcement de la défense de l’intégrité écologique de l’étendue qui est actuellement sous l’autorité de l’État québécois ?

3.2.10 Orientation 1, objectif 1.2 - les principes du développement durable

On liste les principes du développement durable. Ceci nous laisse un goût particulièrement amer. L’histoire du développement industriel au Québec nous démontre que ces principes sont rarement tenus en compte. Par exemple, au principe de prévention / précaution, ce gouvernement et les gouvernements précédents ont démontré que ces principes sont accessoires. Pensons par exemple à l’exploitation des gaz de schiste, à Gentilly-2, au projet uranifère Matoush, au forage de pétrole à Gaspé, au projet de mine Arnaud, aux compteurs intelligents : dans tous ces cas, le gouvernement n’a donné aucune considération à la prévention et à la précaution, souvent même lorsqu’une mobilisation sociale s’est organisée pour s’y opposer. Le principe pollueur-payeur est aussi rarement respecté, si on pense par exemple à la volonté du parti au pouvoir de torpiller la réforme de la Loi sur les mines visant justement à responsabiliser les compagnies minières.

3.2.11 Orientation 1, objectif 1.3

On mentionne l’importance des consultations publiques. Or, cet énoncé est déficient. Pour éviter les consultations spectacles, des démarches de relations publiques malhonnêtes et autres tentatives de manufacturer l’acceptabilité sociale, il faut mettre en place et baliser, ce qui constitue une réelle consultation publique tenant compte des droits humains.

Le champ des droits humains est d’ailleurs bien fourni en études à ce sujet, notamment pour déterminer ce qu’est le consentement libre et éclairé d’une communauté, les mesures nécessaires pour faire en sorte de respecter les droits humains tels le droit à l’environnement, droit à la santé, droit à l’information et le droit à l’auto-détermination.

De plus, il ne faut pas oublier que c’est entre autres parce que l’État québécois semble avoir abdiqué son rôle de protecteur du territoire que les communautés sont aux prises avec les compagnies directement. L’État est davantage partenaire des projets extractifs que protecteur des communautés et de l’environnement. Il abandonne souvent les communautés à leur sors, par exemple dans le cas de la poursuite de Gastem contre Ristigouche Sud-Est.

Malheureusement, on voit l’État intervenir seulement lorsque les communautés, exaspérées et désespérées, tentent des actions citoyennes comme des blocages de routes ou des manifestations, par exemple dans le blocus de la 138 par les Innus de la Côte-Nord. À ce moment-là, on envoie la police.

3.2.14 Orientation 2

Encore une fois, on parle d’une vague « transition vers ce modèle d’économie » sans expliquer à quel modèle on fait référence. De quel modèle on parle ? Pourquoi ne pas le nommer ? Si ce modèle est différent de l’autre, en quoi est-il différent ? Sera-t-il aussi basé sur l’accumulation de capital, la privatisation des profits et la collectivisation des dettes économiques et environnementales ? L’extraction de ressources naturelles ? La spéculation foncière ?

Il serait certes intéressant, à ce stade-ci, de faire une transition de l’économie à un mode sans pétrole dans une décroissance de l’activité économique et industrielle. Des transitions économiques, sociales et énergétiques s’imposent effectivement, et il serait stratégique d’entamer dès maintenant des démarches pour définir, en collaboration avec les communautés qui habitent les différentes régions, les infrastructures clés qui devraient être envisagées ainsi que les instances qui seraient appropriées dans ces démarches.

3.2.18 Orientation 3

Voici l’orientation la plus importante et elle comporte seulement deux objectifs. Encore, ceux-là sont mal définis, leur formulation est vague et soporifique. On mentionne vouloir « concilier la création de la richesse économique et la conservation » (p.45), mais il s’agit là d’une expression erronée. Dans notre économie de plus en plus axée vers l’extraction de ressources naturelles, créer de la richesse économique et conserver la nature sont placées en contradiction. Pourquoi ne pas miser plutôt vers un enrichissement plus social que financier, un enrichissement du potentiel d’autonomie pour les générations futures ?

Il est impossible de résorber cette contradiction par une simple contorsion sémantique. Que se passe-t-il avec la Stratégie de développement durable si cette contradiction est irréconciliable ?

Il est présagé, un peu plus bas, une réponse : « L’application d’approches de conciliation dans les cas de conflits d’usage de territoires entre des groupes d’intervenants et des segments de la population peut aussi être envisagée » (p.45). Cette formulation n’a rien de rassurant. Tout récemment à Gaspé et Ristigouche Sud-Est il y avait une occasion d’intervenir et rien n’a été fait. Considérer des « segments de la population » est bien, mais la confiance à cet effet appelle à des balises beaucoup plus explicites.

3.2.19 Orientation 4

Nous applaudissons la volonté de combattre les inégalités sociales et l’écart entre les riches et les pauvres. Cet effort est louable. Malheureusement, nous ne voyons pas comment la Stratégie peut espérer faire avancer cet effort sans nommer la cause des inégalités, qui est l’économie capitaliste.

4. Conclusion : mieux que le développement durable

En 1992, 1 700 scientifiques, incluant la majorité des lauréats Nobel, ont signé l’Avertissement des scientifiques du monde à l’Humanité, affirmant qu’en l’absence de transformation fondamentale des activités humaines, nous nous dirigerions sur la voie d’une catastrophe planétaire : « Pour éviter la misère humaine à grande échelle et pour empêcher la mutilation irréversible de notre planète, il nous faut radicalement changer la gestion de la Terre et de la vie sur Terre ».

Plus de vingt ans plus tard, il n’y a eu aucune transformation fondamentale dans notre rapport à l’environnement naturel. Au lieu de se baser sur des faits vérifiables objectivement, les impératifs irrationnels de l’économie marchande dictent toujours les priorités de la société d’aujourd’hui. La classe politique, qui a le devoir de défendre la santé de la population et l’intégrité de son territoire, abdique son rôle de conciliateur et perfectionne une relation symbiotique avec le secteur privé. Il est facile de tracer des chiffres pour séduire une population fragilisée, mais comment mettre un prix sur un territoire si précieux ?

La révision de la Stratégie de développement durable serait une bonne opportunité pour
entamer une nouvelle ère dans les orientations de l’État québécois. Toutefois, force est de constater que malgré certains constats véridiques et de bonnes intentions, la Stratégie traîne avec elle toutes les contradictions essentielles au concept même de développement durable, accompagné du même mépris des communautés dont témoigne l’histoire de son application depuis ses débuts dans les années 80.

Nous apprécions d’avoir été appelé à témoigner sur la Stratégie, malheureusement notre
regroupement et les 80 groupes écologistes que nous représentons ne nous retrouvons pas dans ces pages, ce que nous regrettons.

Nous espérons que vous oserez aller plus loin dans ce projet. La population du Québec mérite mieux que le développement durable : il nous faut un réel projet de société verte et solidaire, et suggérer seulement les améliorations possibles, du bout des lèvres, n’est pas conséquent avec la réalité criante des problèmes sociaux et environnementaux auxquels nous faisons face aujourd’hui.

Ce sont non seulement les yeux du monde qui sont tournés vers nous, mais ceux des générations futures, à qui nous devrons répondre de nos actions.

Pour lire l’intégral du mémoire : http://rqge.qc.ca/wp-content/uploads/2015/02/RQGE-Mieux-que-le-développement-durable.pdf

Pour visionner l’intervention du RQGE sur la révision de la stratégie de développement durable 2015-2020 du gouvernement du Québec : https://www.youtube.com/watch?v=Uu-Jky0mbbc

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