Édition du 16 avril 2024

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Immigration

Migrants politiques

Lorsque la photo tragique d’Aylan Kurdi a fait irruption dans l’actualité du monde en début septembre, plus de 2643 personnes avaient perdu la vie en Méditerranée depuis janvier dernier (l’Humanité, 4-5-6 septembre 2015). Quelques mois plus tôt, Carlotta Sami, porte-parole du Commissariat des Nations Unies aux réfugiés (HCR) n’avait de mots assez durs pour qualifier le drame du 19 avril dernier : « La pire hécatombe jamais vue en Méditerranée » (l’Humanité, 20 avril 2015). Entre 700 et 950 hommes, femmes et enfants s’étaient noyés au large de l’île italienne de Lampedusa, située à 117 kilomètres des côtes tunisiennes. Ils essayaient d’atteindre les rivages de l’Europe.

Dimitris Fasfalis – surleseuildutemps.wordpress.com

Angles morts

Les réactions multiples face à ce drame ont surtout porté sur les responsables de l’inacceptable : les passeurs, l’Union européenne, les gouvernements européens, l’agence européenne aux frontières (Frontex). Peu d’entre elles ont cependant porté sur « ce que nous disent les gouffres » – suivant l’expression de Patrick Chamoiseau – de notre modernité tardive. Car ce drame, ces drames, passés, présents, à venir, interrogent radicalement la civilisation capitaliste du XXIe siècle.

Ces morts en sont des « martyrs » au sens étymologique du terme : ils en sont les témoins. Le discours dominant voudrait réduire cette catastrophe à un accident malheureux, une anomalie d’un monde plus intégré que jamais par des flux et des mobilités de toutes sortes. Vision commode du juste milieu, arrangeante pour les classes dirigeantes du Nord comme du Sud de la Méditerranée. Cette violence sourde dont sont victimes les naufragés de la Méditerranée est révélatrice d’une barbarie inscrite au cœur même de notre modernité.

Mobilité : un rapport de classe

Les morts au large de Lampedusa et en mer Egée sont des corps sacrifiés d’un prolétariat mondialisé. A l’image de ceux du Titanic qui n’avaient que leurs familles, leurs bras, leur ingéniosité et leurs rêves d’une vie meilleure, les naufragés d’aujourd’hui révèlent le fossé qui existe entre des riches hypermobiles à l’échelle mondiale et des pauvres soumis à une mobilité surveillée, au cantonnement militaire, aux déplacements forcés ou bien à la sédentarité contrainte. Le sociologue britannique John Urry évoque ce clivage de classe lorsqu’il met en évidence l’opposition entre la classe mobile et la sous-classe mobile au sein de la mondialisation actuelle («  Les systèmes de mobilité », Cahiers internationaux de sociologie, 1/2005 (no. 118), p. 25-35).

Il est vrai que le coût de la migration en dehors des circuits officiels élimine d’emblée les plus pauvres des pays en développement et des zones de conflit. Pourtant, indépendamment des différences de richesse, de statut, de nationalité, etc., il y a un destin commun, une condition commune partagée par tous les fils des pays pauvres qui tentent de gagner les pays capitalistes développés. Qu’ils viennent d’Amérique centrale, des Caraïbes, de l’Asie du Sud ou de l’Afrique subsaharienne, ces migrants sont condamnés à l’exil en raison de l’impossibilité structurelle d’un développement capitaliste abouti de leur pays. L’Europe occidentale, l’Amérique du Nord et l’arc des métropoles mondiales en Asie de l’Est (suivant l’axe Tokyo-Hong Kong-Singapour) apparaissent plus que jamais comme des îlots de richesse entourés d’océans d’anomie et de misère. En régime capitaliste, tous les pays du monde ne peuvent avoir un tel degré de développement, seule une poignée d’entre eux est parvenue à occuper une position centrale au sein de l’économie mondiale.

Ces centres capitalistes sont en outre responsables de politiques qui ont bouleversé et détruit les acquis des politiques de développement menées dans le Tiers-monde entre 1950 et 1980. Les privatisations, dérégulations, libéralisations et dévaluations monétaires ont appauvri et spolié les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Ce constat est partagé par de très nombreux observateurs allant d’Aminata Dramane Traoré (« Le monologue européen » dans l’Humanité, 24-25-26 avril 2015) à Joseph Stiglitz (La grande désillusion, 2003). La « modernisation » permanente a condamné à l’exode des millions d’hommes dont le seul rêve est de mener une vie digne dans des conditions décentes. Est-il donc fondé, tout autant en raison qu’en droit, de distinguer parmi les migrants, d’une part des réfugiés qui fuient les guerres et les persécutions, d’autre part des « migrants économiques » ?

Voilà une perspective au cœur de l’idéologie dominante, à l’instar de l’éditorial de The Economist du 25 avril dernier qui propose que l’Union européenne sous-traite les demandes d’asile aux pays de la rive sud de la Méditerranée en échange d’un financement européen aux Etats-tampons de la zone Schengen. Les accords de Rabat (2006) ou encore ceux signés à Khartoum en 2014 instaurent une reconnaissance européenne de dictatures comme le Soudan ou l’Erythrée (l’Humanité, 4-5-6 septembre 2015). Les réfugiés économiques du capitalisme mondial quant à eux n’auraient semble-t-il qu’à rester chez eux et se résigner au chômage, à la faim, à l’exploitation et à la misère. Ces hommes et ces femmes qui fuient la misère ne sont-ils pas aussi des réfugiés ? Ne cherchent-ils pas tout comme les réfugiés stricto sensu la sécurité pour eux et les leurs ? Voilà comment la raison qui gouverne devient déraison qui détruit.

Enjeux

Ces migrations et ces catastrophes ne cesseront pas demain. L’ONU estime le nombre de migrants dans le monde à un peu plus de 200 millions par année au début des années 2010, toute catégorie confondue (Gildas Simon dans Laurent Carroué, dir., La mondialisation, Sedes, 2006). C’est relativement peu au regard d’une humanité de sept milliards d’hommes et de l’accélération des mobilités humaines grâce au développement sans précédent des moyens de transport et de communication. Par exemple, les touristes internationaux à eux seuls s’élèvent aujourd’hui à plus d’un milliard. Ceux qui dirigent l’Europe forteresse, d’après les sources de The Economist, estiment qu’il existe un million de « migrants potentiels » qui attendent sur la rive sud de la Méditerranée pour atteindre l’Europe. Mais il faut également rappeler que si les pays en développement émettent environ les ¾ des migrants internationaux, ils reçoivent aujourd’hui 80% des réfugiés qui selon le HCR s’élevaient à 16,7 millions de personnes en 2013.

Aminata D. Traoré et Nathalie M’Dela-Mounier ont raison de rappeler que « plus que les migrants et leurs parcours, les filières, la situation des pays d’origine et de transit, c’est la nature de l’Europe qui est en question. » Cela est démontré en pratique tous les jours, toutes les semaines en Europe, par les partis et les mouvements néofascistes qui, à l’instar du Front national en France et d’Aube dorée en Grèce, exploitent la peur et l’ignorance en propageant l’idée qu’un « grand remplacement » de populations et de civilisation est en cours dans une Europe « chrétienne » mythifiée en proie à de nouvelles « invasions barbares ». Vision des choses qui ne fait pas appel à la raison mais qui précisément cherche à éviter que les classes subalternes pensent par elles-mêmes en recourant aux émotions et aux réflexes qui ne peuvent être, à une époque où les drapeaux rouges ne claquent plus dans le vent, que ceux des appartenances nationales, ethniques, locales, régionales, religieuses, culturelles, mais jamais aux solidarités de classe ou civiques.

Un simple survol de l’histoire de la population en Europe au cours des deux derniers siècles suffit pourtant à montrer le mensonge de ce fatras idéologique des néofascistes : tous les peuples en Europe et toutes les cultures européennes se sont constitués et affirmés par la combinaison toujours renouvelée d’une culture autochtone et de cultures étrangères ; l’immigration de masse du XXe siècle a été un facteur qui a permis la reconstruction et le développement des pays d’Europe ; les relations entre les sociétés d’accueil et les immigrés ont à chaque fois donné lieu à la fois à des tensions et des solidarités ; toutes les communautés d’immigrés se sont tôt ou tard, par divers moyens, intégrées au reste de la société d’accueil tout en préservant certains traits spécifiques ; à chaque fois que les rejets xénophobes ont pris le dessus sur l’accueil et la coopération, le mouvement ouvrier et les classes populaires se sont trouvés sur la défensive face aux puissants et aux conservateurs.

L’enjeu politique de la question migratoire est également démontré par la multiplication de ce que Michel Agier (anthropologue à l’Ehess et militant de Migreurop) appelle des « hors-lieux » partout en Europe soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale (M. Agier, « Quel temps aujourd’hui. En ces lieux incertains ? », L’Homme, 2008/1, p. 105-120). Les grand-prêtres qui officient les rituels mémoriels d’expiation, répétant sans cesse « plus jamais ça », oublient paradoxalement que l’univers concentrationnaire des nazis avait constitué un cas paradigmatique des hors-lieux. Soustraits à toute territorialité, les hors-lieux sont des lieux où seuls l’arbitraire et la violence institués régissent la vie des hommes.

Par un curieux mélange dont le capitalisme a le secret, les parcours migratoires des classes subalternes balancent entre coercition étatique, trafics esclavagistes et transactions marchandes. Suivant les parcours migratoires décrits par les journalistes grâce aux témoignages des survivants de Lampedusa, les hors-lieux sont omniprésents dans le parcours des migrants : à bord des véhicules des passeurs pendant la traversée du désert, sur les routes migratoires, dans les maisons d’enfermement des littoraux en attendant le moment de la traversée, dans les campements et refuges improvisés en périphérie des zones portuaires (comme à Patras au Péloponnèse, Grèce) ou d’enclaves européens (la forêt du Garrougou en périphérie de Nador, ville voisine de Melilla au Maroc), sur les bateaux ou les embarcations de fortune voguant sur la mer Méditerranée, dans certains camps de rétention situés en Europe, comme ceux de la Grèce où les atteintes aux droits de l’homme sont notoires et connus depuis plus d’une décennie maintenant. Les nazis tout comme les passeurs étaient conscients en leur temps que personne ne demanderait après des hommes et des femmes qui ne relèvent plus d’aucune territorialité juridique. En pratique, de facto, ils n’existent plus aux yeux de la loi. L’opération de destruction qui institue la violence en ces hors-lieux est certes différente mais elle a toujours cours. Demeurer fidèle à la mémoire du génocide juif, c’est aujourd’hui refuser et combattre ces hors-lieux où se déroule, au quotidien, l’inacceptable.

Puissance et impuissance de la politique

Comment ? La question est légitime ; elle s’accompagne d’un écho d’impuissance politique. Il n’y a pas d’alternative. Alors comment ? En renouant avec la politique, par en bas, modestement et sans certitude, la politique que Daniel Bensaïd appelait la « politique profane » : « Il s’agit donc, suivant l’invitation de Derrida, de ternir bon sur le concept d’émancipation, sans lequel il n’est plus que dérive de chiens crevés au fil de l’eau. Mais il s’agit aussi de tirer toutes les conséquences de l’idée, confirmée par la crise actuelle du droit international indissolublement associée à la crise de l’ordre étatique territorial, selon laquelle une nouvelle avancée de la politisation oblige à reconsidérer les fondement du droit et à « réélaborer le concept d’émancipation », dût-on pour cela balbutier un nouveau lexique. (…) Cela passe par des pratiques et des luttes, par un nouveau cycle d’expériences ». (Daniel Bensaïd, Eloge de la politique profane, A. Michel, 2008, p. 356).

La mobilisation des citoyens conscients peut imposer et a déjà imposé dans nombre de pays européens, à Calais, à Paris, à Marseille, à Athènes, une plus grande humanité dans des situations souvent inhumaines. Des associations comme Migreurop ont déjà beaucoup accompli dans l’éveil des consciences. Ces résistances, les mouvements sociaux et les gauches radicales s’appuient sur le droit pour combattre l’intolérable. En s’appuyant sur le droit, les naufragés de Lampedusa ne sont plus enfermés dans le statut commode de victimes que leur réserve l’humanitarisme libéral, pour ensuite mieux imposer la loi impériale du plus fort. Les migrants et les peuples des pays pauvres doivent redevenir des sujets politiques à part entière dans le discours et l’action politiques des gauches européennes.

Faire respecter le droit d’asile dans les pays européens, assurer des conditions d’accueil acceptables, lutter contre les passeurs et leurs trafics au moyen d’enquêtes bancaires sur leurs comptes et transactions, accorder le droit de travail aux demandeurs d’asile, mettre un terme au compte-goutte bureaucratique dans le traitement des demandes d’asile, faire respecter le droit à la circulation libre inscrit aux articles 13 et 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) – tout cela fait apparaître clairement le droit comme l’unique voie progressiste pour faire face à ce qui est désormais connu comme la « crise des migrants » en Europe.

A l’heure où la mobilité généralisée dans un monde en apparence fluide et en mouvement permanent, le sort des migrants pauvres et des réfugiés est en train de devenir indicateur du progrès humain véritable comme la condition des femmes l’a jadis été en Europe. Nos destins sont irrémédiablement liés. Plus il y aura de naufragés en Méditerranée et plus les peuples d’Europe souffriront de l’exploitation et de la domination de leurs propres maîtres. Plus les migrants relèveront du droit national et international, et plus la démocratie, les droits sociaux et la coopération entre les peuples seront confortés. L’Europe libérale n’a que la barbarie à offrir à ses peuples et aux déshérités sur les routes de l’exil. L’Europe sociale et démocratique, c’est-à-dire le socialisme, ou la barbarie : un dilemme qui revient à nous.


Légende de l’illustration  : des réfugiés sur les routes des Balkans pendant les guerres balkaniques (1912-1913). Photographie de l’agence photographique Rol, Paris, 1912, photographie négative sur verre, 13 x 18cm. Source : www.gallica.fr

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