Édition du 23 avril 2024

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Livres et revues

Nous ne sommes pas lié-e-s par les traités signés et les dettes souscrites contre nos intérêts

Je commence par souligner trois éléments. Les dettes et les politiques de la dette ne peuvent pas être analysées sans prendre en compte l’histoire et le fonctionnement même du système capitaliste. Depuis le début du XIXème siècle, « la dette a été utilisée comme une arme de domination et de spoliation ».

tiré de : entre les lignes et les mots 2017 - 36 - 9 septembre : Notes de lecture, textes, annonces et pétitions

Les différents contextes expliquent des spécificités, colonisation, rôle de l’Etat, commerce international, chaine de valeur productive, place du capital fictif, etc. Et contrairement aux idées colportées, « ce ne sont généralement pas les pays endettés périphériques qui provoquent les crises de la dette souveraine ». Il faut en rechercher les causes dans les contradictions et les modes de régulation du capitalisme.

Ce livre approfondit les réflexions menées par Eric Toussaint et le CADTM. Pas simplement un livre de plus, mais des approches complémentaires et des exemples historiques, en particulier sur les conflits autour du paiement de la dette, la doctrine juridique de la dette odieuse, les répudiations de dettes souveraines.

Dans une courte préface, Patrick Saurin aborde, entre autres, les rapport Nord / Sud emblématiques de la « logique consubstantielle au système capitaliste et à sa volonté de développement, d’extension et de domination », les dettes publiques comme rouage essentiel du capitalisme, l’apport du « prisme » de la dette pour saisir « l’histoire agitée des nations, leurs rapports compliqués et surtout la logique qui préside à ces relations ».

Il souligne un élément conclusif d’Eric Toussaint : « Si les dettes publiques sont un prisme très fécond à travers lequel se dessine la réalité des rapports entre les États, entre la finance capitaliste et les peuples, entre les classes sociales, l’auteur souligne justement à la fin de son étude : « il ne suffit pas de répudier des dettes odieuses pour apporter une solution aux problèmes multiples de la société. Il n’y a aucun doute là-dessus. Pour que la répudiation des dettes soit réellement utile, il faut qu’elle fasse partie d’un ensemble cohérent de mesures politiques, économiques, culturelles et sociales qui permettent de faire la transition vers une société libérée des différentes formes d’oppression et d’exploitation. »

Plan du livre

1.Comment le Sud a payé pour les crises du Nord et pour sa propre soumission

2.La dette et le libre-échange comme instruments de subordination de l’Amérique latine depuis l’indépendance

3.Le Mexique a répudié la dette au 19e siècle

4.La Grèce indépendante est née avec une dette odieuse

5.La poursuite de la domination de la Grèce grâce à la dette

6.La dette comme instrument de la conquête coloniale de l’Égypte

7.La dette : l’arme qui a permis à la France de s’approprier la Tunisie

8.Alexandre Nahum Sack et les dettes souveraines

9.La dette odieuse selon Sack et selon le CADTM

10.Les répudiations de dettes entre 1830 et les années 1920

11.La victoire du Mexique face à ses créanciers (1914 – 1942)

12.La répudiation des dettes par les soviets

Je commence par une sorte de détour du coté du Japon. Eric Toussaint indique que « le Japon n’a pratiquement pas eu recours à l’endettement extérieur pour réaliser un important développement économique et se transformer en une puissance capitaliste impérialiste dans la deuxième moitié du 19e siècle », contrairement aux autres pays périphériques par rapport aux principales grandes puissances capitalistes européennes. Cas particulier, encore aujourd’hui. La dette colossale de ce pays n’est jamais critiquée car elle est essentiellement financée sur le marché domestique. A l’inverse, les histoires mexicaine, grecque, égyptienne, tunisienne, etc. montrent que l’endettement extérieur et le développement autonome ne font pas bon ménage…

Un second pas du coté des mathématiques, des montages des prêts. Un Etat emprunte une somme. Des titres sont émis par les banques préteuses sur les marchés financiers. Ces titres seront à rembourser à leur valeur faciale par les pays emprunteurs alors que les créanciers les ont souscrit à moindre prix – décote – (ce qui, par ailleurs, augmente automatiquement le taux d’intérêt réel servi), sans oublier les commissions des émetteurs. Les montants de la dette à rembourser sont donc largement supérieurs aux sommes réellement parvenues dans les pays emprunteurs. Et lorsque des prêts sont souscrits pour rembourser des anciennes dettes (emprunts et intérêts cumulés), les prêts servent à rembourser des créanciers et non à financer les besoins d’investissement des pays emprunteurs. La politique sous forme de mathématiques et de grand banditisme…

Sans volonté d’exhaustivité, je voudrais souligner certains points des analyses d’Eric Toussaint.

Il convient d’aborder la dette comme un des éléments de fonctionnement du système capitalisme. Rien n’est compréhensible si la narration isole la dette des mécanismes d’accumulation du capital et de la production marchande. De ce point de vue, les « crises de la dette » peuvent être mises en relation avec les « ondes longues de l’économie capitaliste internationale » (En complément possible, Ernest Mandel : Les ondes longues du développement capitaliste. Une interprétation marxiste, refuser-tout-automatisme-dans-la-dynamique-a-long-terme-du-capitalisme/). Aux phases d’expansion économique et d’accumulation de dettes, succèdent celles des retournements de croissance débouchant le plus souvent sur des crises de la dette dans les pays de la périphérie… et des possibles difficultés pour les institutions bancaires créancières dans les pays du centre. Des possibles car les réelles sommes en jeu ne sont pas celles annoncées, le risque pris par les établissements a été largement rémunéré, l’objet des crédits souvent très discutables et profitant largement aux industries du centre et non aux pays de la périphérie. Sans oublier que la transformation d’éventuelles difficultés des banques et de leurs actionnaires en dettes souveraines, par une socialisation étatique des pertes, relève d’un choix politique au seul avantage des actionnaires…

Eric Toussaint analyse la combinaison du recours à l’endettement extérieur et de l’adoption du libre-échange – élément principal de la nouvelle subordination de l’Amérique latine à partir du 19e siècle ; la crise dans la principale place financière de l’époque, Londres ; la crise de la dette latino-américaine comme un produit des politiques des banquiers européens.

Il présente l’abc des emprunts et explique les différents points de vue : ceux des détenteurs de titres, des banques émettrices à la bourse de Londres, des Etats emprunteurs, des classes dominantes locales, des gouvernements… Emprunt pour éviter de recourir à l’imposition des plus fortunés, emprunt pour acheter des armes, emprunt et corruption, emprunt et politique de libre-échange. « D’une certaine manière, on peut dire que la combinaison du recours à l’endettement extérieur et de l’adoption du libre-échange constitue le facteur fondamental du « développement du sous-développement » en Amérique latine ».

L’auteur traite des répudiation de dettes au Mexique, de l’histoire longue des relations financières, de l’occupation française, des politiques des différents régimes, d’un calcul édifiant entre 1883 et 1911, « En résumé, le Mexique a remboursé deux fois ce qu’il devait et se retrouve presque six fois plus endetté », des privatisations dans le domaine agraire, des subventions aux capitalistes propriétaires de chemins de fer…

Naissance de l’Etat grec moderne. Des prêts au gouvernement provisoire, déjà une troïka (Royaume-Uni, France, Russie), un mémorandum imposé en 1843, une restructuration de la dette et une très bonne affaire pour les créanciers, un déficit budgétaire chronique causé par le remboursement de la dette…

Une nouvelle phase d’expansion capitaliste, l’exportation massive de capitaux sous forme de prêts ou d’investissements, « Il s’agissait aussi pour le grand capital des pays dominants de trouver des placements intéressants car le système capitaliste passait par une nouvelle phase d’expansion : l’exportation massive de capitaux afin de réaliser des prêts ou des investissements dans les pays de la Périphérie. C’est le début de la phase « impérialiste » du capitalisme mondial », des restructurations de dettes sur la période 1878-1890, la mise sous tutelle de la Grèce et rôle de la Commission financière internationale (CFI)…

Egypte, la dette comme instrument de conquête coloniale, suspension de paiement, Caisse de la dette publique sous tutelle britannique et française, occupation militaire de l’Égypte à partir de 1882 et sa transformation en protectorat…

Tunisie. La dette et l’appropriation de la Tunisie par la France, les flux des emprunts et les restructurations, une dette odieuse, les intérêts des uns et des autres, « Comme dans la grande majorité des pays, les classes dominantes locales sont solidaires des créanciers internationaux car elles tirent elles-mêmes une partie de leurs revenus du remboursement de la dette. C’était vrai au 19e siècle et c’est toujours le cas au 21e siècle »…

Je souligne particulièrement les chapitres 8 « Alexandre Nahum Sack et les dettes souveraines » et 9 « La dette odieuse selon Sack et selon le CADTM ». Eric Toussaint présente les positions d’Alexandre Nahum Sack, « Son but principal n’était pas de mettre de l’éthique ou de la morale dans la finance internationale. Son but était de renforcer l’ordre international tel qu’il existait, d’assurer la continuité du paiement des dettes et donc de permettre aux créanciers de recouvrer leurs créances », la continuité des obligations de l’Etat à l’égard des créanciers – même en cas de changement de régime, d’annexion, de division ou de révolution -, « les droits des créanciers privés doivent primer sur ceux de la nation », la non-validité des dettes lorsque celles-ci sont odieuses, la distinction entre la nature de la dette et la nature du gouvernement, les débats sur ces sujets, les yeux fermés sur les comportements abusifs et frauduleux des banquiers, et la proposition d’annulation de certaines dettes odieuses : « Malgré son parti pris en faveur des créanciers, Sack considère que dans des cas exceptionnels des dettes peuvent être annulées. Selon lui, les créanciers devront accepter l’annulation de certaines dettes s’il est démontré que le gouvernement qui les a contractées comptait les utiliser contre les intérêts de la nation. Ce juriste a donc été amené à préciser qu’il y a une exception importante à la sacro-sainte règle de la continuité du remboursement de la dette et aux droits des créanciers privés : à savoir que, dans certaines circonstances, les créanciers devront accepter l’annulation de leurs créances si l’on démontre que la dette est odieuse. Il accepte aussi deux points fondamentaux sur lesquels nous reviendrons plus loin : lorsqu’il y a présomption de dettes odieuses, c’est aux créanciers de démontrer leur bonne foi, et s’ils n’y arrivent pas, leurs actes pourront être considérés comme hostiles à la nation ». Pour cet auteur ce qui compte uniquement c’est « l’utilisation qui est faite des dettes et la connaissance qu’en avaient les préteurs ».

Eric Toussaint propose de garder certains éléments opératoires de la « doctrine Sack », d’intégrer des éléments issus des conquêtes sociales et démocratiques ou « la responsabilité des créanciers parce qu’ils sont régulièrement à l’origine des violations de traités et des autres instruments internationaux de protection des droits »…

L’auteur poursuit avec des exemples de répudiation de dettes entre 1830 et les années 1920, Portugal, Etats-Unis, Pérou, dette que l’Espagne réclamait à Cuba (par les USA), Costa Rica… Il présente les arguments du président Taft (USA) sur les cas de Cuba et du Costa Rica et ce que nous pouvons en déduire pour la Grèce, l’Argentine, la Tunisie… en particulier sur les violations des constitutions.

Le chapitre 11 est consacré à l’histoire peu connue de la victoire du Mexique face à ses créanciers, « Elle démontre que la lutte déterminée d’un pays dominé face aux grandes puissances et à la finance internationale peut conduire à d’importants progrès sociaux ». Négociation sur la dette, réforme agraire, nationalisation des chemins de fer et du pétrole…

Le livre se termine par un indispensable chapitre sur la révolution des soviets, la répudiation des dettes, les traités avec les républiques baltes (dont la restitution des biens accaparés par le régime tsariste et l’annulation des dettes), la Pologne (dont la décharge de toute responsabilité concernant les dettes contractées en son nom pour l’empire tsariste), la Perse et la Turquie, les emprunts russes, les négociations de Gênes et les exigences occidentales, la contre-attaque du gouvernement des soviets avec le traité de Rapallo, les suites jusqu’à la nuit stalinienne…

En conclusion, Eric Toussaint revient, entre autres, sur les conditions abusives des émissions d’emprunts, le rôle des banques dans les crises financières, la place des accords de libre-échange, les liens entre dette externe et dette interne, le caractère odieux et illégitime d’une grande partie des contrats d’emprunts…

Aux histoires écrites par les créanciers et leurs soutiens étatiques, un livre qui revient sur l’histoire des constructions des dettes, sur des refus de les honorer (curieuse expression !), sur la notion de dette odieuse, sur des dettes non payées (répudiées !), sur les possibles en rupture avec un système de spoliation et de subordination.

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Eric Toussaint : Le système dette

Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation

Les liens libèrent, à paraître en novembre 2017

Didier Epsztajn

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