Tiré du blogue de Christine Delphy.
La prostitution est une institution sociale qui implique divers groupes, donc avant de prendre position, il est instructif de les écouter tous ; femmes prostituées, survivantes de la prostitution, acheteurs de sexe et proxénètes. Pour celles et ceux d’entre nous qui cherchent à recentrer le débat, il est fondamental d’écouter les voix des demandeurs, soit laisser les clients parler, les inviter à sortir de l’anonymat social, divulguer les forums Internet (comme celui créé par Torbe), où ils échangent leurs opinions et expériences – afin de réfléchir au sens que ces hommes donnent eux-mêmes à la prostitution et à leur rôle dans son maintien.
Si nous concentrons le débat sur la demande, nous devons commencer par une analyse critique de la masculinité. Tous ces hommes ne sont pas comme Torbe ; il y a aussi des footballeurs célèbres, des pères, des frères, des voisins, des amis, des collègues, des patrons, des hommes d’affaires, des banquiers, des politiciens, des juges… Nous devons délaisser le stéréotype de l’acheteur de sexe comme un homme vieillissant et inélégant, dépourvu de compétences sociales. En entrant dans le « quartier chaud » le sex-club ou le bordel, il devient clair que ces stéréotypes ne correspondent qu’à une minorité. En effet, des études démontrent que la consommation masculine de prostitution féminine est un phénomène intergénérationnel qui concerne toutes les classes sociales. Ce consommateur peut être bien ou peu instruit, de gauche ou de droite, handicapé ou non, de toute religion (qu’il la pratique ou non), agnostique ou athée, avec de bonnes ou de médiocres compétences sociales, il peut être beau ou laid… la seule caractéristique qu’ils partagent tous est leur sexe masculin. Il n’en existe pas d’autres à notre connaissance (car la consommation féminine est si rare qu’elle ne constitue pas un phénomène social, et elle est dépourvue de l’idéologie patriarcale qui sert à justifier la demande masculine). Par conséquent, un consommateur de prostitution pourrait être n’importe quel homme qui a été socialisé dans le genre masculin. Cela signifie que dans une société comme la nôtre, n’importe quel homme peut être un acheteur de sexe.
Dans la prostitution, la division entre les sexes est si marquée que, si tous les hommes peuvent être des prostitueurs, il s’ensuit que toutes les femmes peuvent devenir prostituées ; la prostitution a été intégrée à notre identité. Les femmes vulnérables ont grandi en sachant que la prostitution était, et demeure, une possibilité pour nous si les choses tournent mal. Pour les hommes avec qui nous avons grandi, ce sort n’a jamais été perçu comme possible. La prostitution est présente dans la socialisation des filles d’une façon différente que dans celle des garçons. Comme le dit Kathleen Hanna dans l’une de ses chansons, « On nous qualifie de salopes depuis l’âge de cinq ans ». Si nous voulons recentrer le débat, il ne faut pas oublier que la prostitution des personnes trans et des homosexuels masculins est aussi alimentée par la demande masculine.
C’est pourquoi il est fondamental de repolitiser la prostitution en la recentrant sur la demande et en analysant la masculinité. Au-delà des prostitueurs eux-mêmes, la consommation de la prostitution est directement liée à la construction sociale de la masculinité dans notre patriarcat capitaliste. C’est une institution qui rend le privilège très explicite : le mâle hégémonique est au centre et dispose de corps dévalués socialement : les femmes (celles qui forment la majorité du groupe qui « offre » leur corps), les trans et les hommes homosexuels. Ils (leurs corps) sont convertis en objets destinés à la consommation masculine.
L’achat de sexe n’est pas un droit ou un « besoin », mais un désir construit dans le contexte de l’inégalité et des rapports de pouvoir hiérarchiques entre les femmes et les hommes. Par conséquent, il est urgent d’examiner la masculinité et de réfléchir collectivement et publiquement au rôle de la prostitution dans notre société. Nous devons recentrer le débat parce que, pour paraphraser Simone de Beauvoir ; on ne naît pas prostitueur, on le devient.
Beatriz Ranea Triviño, militante féministe, chercheuse à l’Université Complutense de Madrid et spécialiste en matière de prostitution et de masculinité
Traduit par Ben Riddick et TRADFEM
Article original en espagnol
Tous droits réservés à Beatriz Ranea Triviño.
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