Édition du 9 avril 2024

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États-Unis

Parle-moi de l'Amérique, camarade...

Nous publions ci-dessous des extraits d’un entretien de Paolo Gilardi avec Keith Mann, professeur de sociologie à Miami University, membre de solidarity, une des organisations de la gauche radicale aux USA.

Tiré du site de Solidarité (Suisse).

PG : A l’heure où ouragans et tempêtes tropicales s’abattent sur une partie des USA, on a l’impression qu’un cyclone s’abat sur la Maison blanche. La direction politique de la première puissance mondiale semble avoir beaucoup de peine à, justement, diriger car privée de légitimité politique auprès de l’establishment républicain et auprès de Wall Street. Comment, au-delà des questions de personnes, expliques-tu cette situation ?

KM : L’instabilité et l’immobilisme ne sont pas les seules particularités de Trump et de son équipe. Trump est le produit d’une crise de représentation politique certaine au sein du Parti républicain, un parti qui a du mal à profiter de sa majorité dans les deux chambres du Parlement principalement à cause d’une guerre féroce entre différents clans. Ainsi, par exemple, le chef des Républicains au Senat, Mitch McConnell pris en otage par l’aile droite de son parti a un taux de popularité de 18% de son Etat, le Kentucky.

PG : Des ténors du Parti républicain (Paul Ryan, John Mc Cain, notamment), et parfois même le vice-président, prennent ouvertement leurs distances face à Trump. De même, c’est au sein du Parti républicain que s’est joué, contre Trump, le sort de l’Obamacare. Est-ce la promesse de mesures fiscales destinées à réduire les impôts des riches qui continue à faire la force de Trump ?

KM : Effectivement. Malgré les dérives quotidiennes, les tentatives protectionnistes contraires au libre-échangisme dominant dans les deux partis principaux, malgré ses liens avec l’extrême droite, Trump et les républicains de toute tendance convergent sur un point, une soi-disant réforme du système fiscal porteuse de somptueux cadeaux fiscaux pour les riches et les grandes sociétés. Mais pour Trump et les politiciens républicains, ça risque d’être un cadeau empoisonné.

PG C’est-à-dire ?

KM : D’abord les réductions massives des rentrées fiscales approfondiraient les déficits de l’Etat alors que la dénonciation des déficits publics est un autre cheval de bataille du mouvement conservateur. Ensuite, nous vivons un moment particulier : les gens sont plus sensibles aux inégalités galopantes. De plus, les arguments du style “réduire la fiscalité des riches, ça crée des emplois” -un argument rabâché depuis les temps de Reagan et qui n’a jamais porté des fruits- ont perdu de leur crédibilité.

Nous avons vu le même phénomène avec les tentatives républicaines de supprimer l’Obamacare au profit d’un système encore plus favorable aux grandes sociétés d’assurance. On a vu par exemple des meetings d’élus favorables au plan républicain de démantèlement envahis par des manifestants, souvent des personnes âgées, effrayées et révoltées par la perspective de perdre leur assurance et donc l’accès aux soins médicaux et aux médicaments. Mais il est tout à fait possible qu’après le débat sur la réforme fiscale, qu’elle aboutisse ou qu’elle n’aboutisse pas, les républicains commencent à prendre leurs distances du Chef de l’Etat. Mais pour l’instant donc, ils font bloc autour de Trump, un bloc pourtant chargé de grosses contradictions.

PG : Dans cette situation, le Parti démocrate semble particulièrement prudent. Même sur la question des ingérences russes, il n’a pas pris en considération de manière sérieuse l’idée de l’impeachment. Pourquoi ? Misent-ils sur les bêtises de Trump pour affaiblir les républicains dans la perspective des élections de mi-mandat ? Ou, fondamentalement, après avoir tout fait pour mettre à l’écart Sanders se retrouvent-ils au beau milieu d’une crise profonde, identifiés qu’ils sont à l’establishment, aux 1% de super-riches ?

KM : Les sales coups portés par la direction du Parti démocrate contre Sanders lors des primaires ont certainement couté cher au parti démocrate en termes de légitimité. Leur problème -celui qui risque de les empêcher de profiter de l’immense dégoût que des millions de gens ressentent à l’égard de Trump- est leur manque de propositions alternatives à la politique actuelle et au creusement d’énormes inégalités. Pelosi et Schumer, les deux chefs de groupe démocrates dans les deux Chambres du Parlement essaient de jouer une guerre de position en laissant Trump et son parti se discréditer au lieu de proposer une vraie alternative qu’ils ne peuvent d’ailleurs pas représenter car ils suivent le même ligne néo-libérale que leurs adversaires républicains. Il n’est donc de loin pas sûr qu’ils connaissent des poussées significatives lors des prochaines élections législatives.

PG : Suite à l’attentat terroriste de Charlotteville contre des manifestants antiracistes, Trump a beaucoup fait pour ne pas s’aliéner l’alt-right. Il a aussi gracié le shérif Arpaio qui avait été condamné pour avoir pratiqué une politique systématique de répression des populations latino à Phoenix en Arizona. Et maintenant il se permet de traiter de « fils de pute »les stars du football et du basket qui protestent contre les pratiques racistes de la police. Comment expliquer ce soutien ouvert aux courants les plus droitiers, racistes et suprématistes ?

KM : La partie le plus visible de sa base est blanche, masculine, d’instinct et bêtement réactionnaire, des beaufs, quoi. Trump sent instinctivement que même si lui ou la masse de sa base électorale ne sont pas forcément racistes style alt right, KKK ou nazi, cette même base accepterait mal qu’il s’en prenne brutalement aux racistes. Il jongle donc entre messages entendus, des Dog whistle’si comme on dit ici, destinés à calmer sa base d’un côté et dénonciations du bout des lèvres des nazis et des racistes de l’autre.

PG : On a l’impression que Trump essaie de répondre à la crise qu’il connaît sur le plan intérieur en montrant les muscles : il menace la Corée du Nord et la Chine et, contre l’avis de son propre vice-président, n’exclut pas l’intervention militaire au Venezuela. Bluff ou réalité ? Aurait-il les moyens politiques pour de telles interventions ? Est-ce que le grand capital étasunien se laisserait entraîner dans des aventures militaires ?

KM : Il est trop tôt pour savoir si Trump prendra le chemin des aventures militaires pour re-compacter un pays divisé comme le font classiquement les démagogues au pouvoir. La politique déclarée de “l’Amérique d’abord” et son intention de défendre les “valeurs américaines” peuvent être compris comme un réflexe isolationniste ou, au contraire, comme la préparation d’aventures militaires.

Le grand capital et ses deux partis ne se sont jamais ou rarement opposés à cause d’une guerre dont ils ne voulaient pas. Pendant huit ans, les républicains se battaient contre Obama sur tous les fronts imaginables, sauf sur celui de la guerre. Ils l’ont soutenu de bout en bout lorsqu’il a renforcé la présence militaire US en Afghanistan. Dernièrement, le congrès a adopté de nouveaux crédits militaires de l’ordre de 700 milliards de dollars. Trump peut donc, compter sur le soutien du capital et du congrès s’il décide de se lancer dans une guerre, sauf dans le cas de la Corée du Nord. En effet, la bourgeoisie ne tient certainement pas à être entraînée dans un conflit comportant des risques nucléaires avec un pays qui ne représente pas une concurrence économique.

PG : Quelque chose de nouveau semble se dessiner aux USA. Ainsi par exemple, The Nation prétend que 37% des citoyens adultes des Etats-Unis, d’après un sondage, « préfèrent le socialisme au capitalisme ». De son côté, CNN se demande si « la politique réactionnaire de Trump va booster les socialistes révolutionnaires ».

KM : Si l’élection de Trump et ses clins d’œil aux racistes et à l’extrême droite encouragent ces derniers, son élection et sa politique réactionnaire ont aussi stimulé les forces progressistes avec l’apparition d’une nouvelle génération qui se tourne vers le militantisme. Ces dynamiques suscitent aussi un vif intérêt pour le socialisme. On en a fini avec l’époque où le mot « socialisme » était un mot tabou que l’on ne pouvait associer qu’aux crimes de Staline et à tous les fantasmes et les peurs entretenus à son propos. Les racines de cette nouvelle radicalisation à gauche remontent au mouvement Occupy en 2011 et aux luttes telles le soulèvement de Madison, dans le Wisconsin, contre les attaques portées au droit de négociation collective.

PG : Ce regain d’intérêt pour le socialisme ouvre un espace important pour les organisations socialistes. Ainsi, un groupe tel que les Democratic Socialist of America (DSA) qui existe depuis 1973, aurait plus que triplé ses effectif au cours des six derniers mois, passant de 8’000 à 25’000 membres. Qu’est-ce que DSA ?

KM : C’est DSA qui a bénéficié principalement de cette radicalisation. Fondée en 1973, DSA c’est la social-démocratie étatsunienne. Réformisteii, souvent proche du Parti démocrate, DSA n’a cependant pas suivi le tournant vers le néo-libéralisme opéré par la social-démocratie en Europe et en Amérique latine. La plupart de ses nouveaux adhérents sont jeunes et ouverts aux différentes perspectives socialistes, y compris au socialisme révolutionnaire. Pour l’instant DSA reste très majoritairement composée de militants blancs et n’attire que peu de noirs, de latinos et d’autres minorités ethniques ; c’est un problème majeur car ces groupes constituent un grand pourcentage de la population des USA et des couches très importantes de la classe ouvrière.

Les chiffres des sondages que tu cites sont vraiment significatifs. Pendant des décennies, en particulier durant la guerre froide, l’anticommunisme n’était pas seulement l’axe de la politique extérieure des USA. Il était aussi une arme idéologique utilisée par le gouvernement, les patrons et l’Etat pour chasser les militants de gauche des syndicats et discréditer les leaders du mouvement en faveur des droits civiques dont Martin Luther King lui-même.

L’anticommunisme permettait de discréditer n’importe quel discours critique sur le capitalisme et ses aspects sociaux troublants. La chute du mur de Berlin, de l’URSS, et la fin de la guerre froide ont privé la classe dominante et ses idéologues de l’arme de l’anticommunisme. N’oublie pas que celles et ceux qui, aujourd’hui, sont étudiants ou jeunes travailleurs sont nés après la fin de la guerre froide. Le mouvement Occupy en 2011 a mis en évidence ce que des millions de gens sentaient confusément et que les sociologues savaient, soit qu’on vit dans une société aux inégalités énormes et que c’est la faute au système.

C’est l’articulation de ces réalités qui explique le succès inédit de Bernie Sanders. Le fait que Sanders se dise « socialiste » stimule aussi l’intérêt pour le socialisme même si l’ancien adversaire de Mme Clinton est clairement un social-démocrate style social-démocratie européenne des trente glorieuses -l’état de providence, etc.

PG : Quelle politique adoptez-vous, en tant qu’organisation socialiste-révolutionnaire à l’égard de DSA ?

KM : C’est parce qu’il y a un esprit d’ouverture de la part de la direction de DSA et qu’il y a un renouveau militant que Solidarity a voté un texte lors de notre congrès qui s’est tenu en juillet à Chicago qui préconise de participer à la construction de ce nouveau DSA pour le renforcer et le pousser dans une direction révolutionnaire. Des dizaines des camarades de solidarity ont pris leur carte de membre de DSA (DSA et solidarity acceptent la double appartenance) et beaucoup sont très actifs. De son côté, l’International Socialist Organisation –la plus importante organisation de la gauche radicale aux USA- voit principalement le DSA sous l’angle du profil traditionnellement réformiste. Considérant DSA comme une organisation concurrente, l’ISO se contente de “débattre” avec eux de l’extérieur.

PG : Malgré ce regain d’intérêt pour le socialisme, Trump bénéficie toujours de larges soutiens parmi la classe ouvrière blanche en stimulant notamment la haine raciale, les réflexes protectionnistes et la négation des désastres environnementaux. En gros, il séduit les secteurs de travailleurs blancs déstabilisés en s’attaquant aux afro descendants, en dénonçant la « concurrence » des prolétaires d’ailleurs, les mexicains, mais aussi les chinois, ou en rendant les mesures de protection de l’environnement responsables du chômage. Quelle est pour la gauche radicale étasunienne (solidarity, ISO,…), l’articulation entre la nécessité de donner des réponses à la souffrance sociale des anciens « cols bleus » et les luttes contre le racisme, contre le mur anti-mexicain, contre la construction de l’oléoduc, par exemple ?

KM : On peut tout aussi bien défendre les conditions des cols bleus à la peau blanche et lutter contre le racisme. En fait, les deux choses sont indissociables. D’abord, l’électorat de Trump doit être scruté de près car il n’est pas une masse homogène. Même si beaucoup ont été séduits par le protectionnisme qui ouvre la porte aux arguments anti-immigration et donc anti-immigrés, une frange importante de l’électorat ouvrier blanc de Trump avait voté pour Obama en 2008 et 2012 et pour Sanders lors des primaires démocrates. Ces gens ne sont pas devenus racistes d’un jour à l’autre.

Des millions de cols bleus qui avaient des bons emplois souvent syndiqués il y a quelques années, se trouvent aujourd’hui avec des boulots précaires. Pour le prolétariat entier, les salaires n’ont plus bougé depuis des années creusant l’écart entre les possédants et tous les autres. Dans ce pays, 1% de la population détient 34.5% de la richesse privée et engrange 17% des salaires versés alors que les 20% les moins aisés touchent 3% des rémunérations versées. Ce sont eux qui disposent de ce qu’on appelle pudiquement une « richesse négative ». Autrement dit, ils sont endettés.

PG : Mais c’est un milliardaire qui les séduit…

KM : En partie à cause de la banqueroute stratégique et de l’immobilisme des directions syndicales, certains travailleurs et travailleuses ont été séduits par le protectionnisme à la Trump. Mais, le protectionnisme porte en son sein les graines du nationalisme, qui porte à sa tour celles du chauvinisme, qui finit par remplacer la lutte contre les patrons par la haine des travailleurs étrangers et immigrés.

Les grands syndicats dans l’automobile et la sidérurgie prônent toujours des positions protectionnistes axées sur l’idée du “Buy American”, de l’ « acheter américain ». Or, même si le protectionnisme de Trump le met en contradiction avec les républicains, c’est justement son discours protectionniste qui explique une bonne partie du vote ouvrier blanc pour Trump.

Face aux attaques contre les immigrés, contre les syndicats, l’explosion du travail précaire, face aux inégalités qui se creusent de plus en plus, nous répondons que la solidarité des salariés avec des communautés opprimées est plus que jamais à l’ordre du jour. La participation des blancs aux manifs antiracistes nous montre que ces idées sont partagées par une frange importante de la population et de la jeunesse.
 

5 octobre 2017

Notes

i- Le Dog whistle, littéralement, « sifflet pour chien », est une expression étasunienne qui caractérise un message d’apparence anodine mais dont le vrai contenu ne peut être compris que par un public acquis à certaines convictions. Ainsi, la banale expression « assurer la propreté du centre-ville » sera sans équivoque comprise par des racistes comme une incitation à « nettoyer les quartiers négros ». (pg)

ii- Réformiste dans le sens classique, à savoir qui préconise la création de la société socialiste non pas par la révolution et la prise du pouvoir, mais par les réformes. Mais qui toutefois garde le cap du dépassement du capitalisme. (pg)

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