Édition du 16 avril 2024

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Populisme de gauche, du nouveau ?

Le dernier livre de Chantal Mouffe, « Pour un populisme de gauche », offre l’occasion de faire le point sur les fondements, les évolutions et les problèmes de ce qui se présente comme une nouvelle stratégie pour la gauche. On envisagera cet ouvrage en le replaçant dans la lignée d’autres écrits, en particulier le livre fondateur d’Enersto Laclau « La raison populiste ».

Tiré du blogue de l’auteur.

Le dernier livre de Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche[1],offre l’occasion de faire le point sur les fondements, les évolutions et les problèmes de ce qui se présente comme une nouvelle stratégie pour la gauche[2]. On envisagera cet ouvrage en le replaçant dans la lignée d’autres écrits, en particulier le livre fondateur d’Enersto Laclau La raison populiste[3].

Une conception tronquée de la politique

Tout au long de ses écrits, Chantal Mouffe dénonce à juste titre l’illusion d’une politique sans conflits. Elle critique les conceptions consensuelles de la démocratie en affirmant « la nature hégémonique de tout ordre social »[4]. Dans son dernier ouvrage, elle oppose « deux façons d’envisager le champ politique. L’approche associative le présente comme la sphère de la liberté et de l’action de concert. À l’inverse l’approche dissociative le conçoit comme l’espace du conflit et de l’antagonisme[5] » et logiquement elle se réclame explicitement de cette dernière conception.

Cette opposition est réductrice. La désignation d’un adversaire/ennemi[6]est certes la condition du combat politique et la construction d’une frontière entre « le eux et le nous », pour reprendre le vocabulaire de Mouffe, est nécessaire. Mais la politique ne peut s’y réduire. L’espace politique est aussi un espace où se construit du commun à travers notamment l’élaboration de projets politiques. En ce sens, on ne peut opposer comme elle le fait les approches associative et dissociative de la politique qui forment un tout indissociable. Certes se focaliser sur l’approche associative a pour conséquence,in fine, de nier l’existence des conflits. Mais l’approche dissociative dont elle se réclame oublie que la politique ne peut se réduire à un strict rapport de forces.

À trop se focaliser sur l’ennemi/adversaire, on risque d’oublier la question du projet pour lequel on se bat. L’opposition « nous/eux » ne peut être féconde que surdéterminée par un projet émancipateur porteur d’un imaginaire social de transformation, comme l’a été en son temps l’idée de communisme[7]. Dans Pour un populisme de gauche, Mouffe précise cependant la nature de ce projet, radicaliser la démocratie - nous verrons plus loin ce qu’elle entend par là et les problèmes que cela soulève -, mais cela ne l’empêche pas tout au long de cet ouvrage de se focaliser sur la frontière entre le « eux et le nous » comme constituant le critère essentiel de l’action politique.

La question de l’extrême droite

Cette centralité est lourde de conséquences dans sa manière de traiter l’extrême droite. Mouffe n’emploie d’ailleurs jamais pour ces formations politiques le terme « extrême droite », terme qu’elle critique vertement, mais celui de « populiste de droite ». Elle reprend ainsi les antiennes des classes dirigeantes et des médias dominants qui qualifient de populiste l’extrême droite et la gauche de transformation sociale et écologique avec l’objectif d’amalgamer des courants politiques opposés et ainsi de discréditer les propositions de cette gauche. Mais là n’est pas le plus grave.

Prisonnière de sa conception de la politique comme création d’une frontière entre le « eux et le nous », et constatant que c’est aussi la démarche de l’extrême droite, elle reprend l’idée que face au néolibéralisme, « populisme de droite » et « populisme de gauche » mèneraient ainsi, chacun à leur manière, un combat contre le « système ». Elle en vient ainsi à écrire « que la plupart des demandes exprimées par les partis populistes de droite sont des demandes démocratiques auxquelles devrait être apportée une réponse progressiste[8] ». Pour justifier sa position, Mouffe indique que « ces revendications émanent de groupes qui sont les principaux perdants de la mondialisation néolibérale […] Une approche populiste de gauche devrait tenter de proposer un vocabulaire différent afin d’orienter ces demandes vers des objectives égalitaires […] leur sentiment d’exclusion et leur désir de reconnaissance démocratique, exprimés auparavant dans un langage xénophobe, (peuvent) se traduire dans un autre vocabulaire et être dirigés vers un autre adversaire[9] ».

Il est vrai qu’une partie de l’électorat de l’extrême droite est constituée de victimes des politiques néolibérales. Mais Mouffe ne semble pas voir que, pour cet électorat, les questions sociales sont vues à travers un prisme xénophobe et raciste surdéterminant une vision qui mobilise des affects puissants comme le ressentiment et la peur, où les passions mobilisées renvoient surtout à la haine de l’autre.Mouffe fait pourtant un long développement sur la nécessité de prendre en compte la force des affects en politique. Elle critique, à juste titre, une vision strictement rationaliste de la politique et pointe « le rôle décisif que jouent les affects dans la constitution d’identités politiques[10] ». Mais dans le cas de la xénophobie et du racisme, cette analyse est mise de côté et tout se passe comme si elle considérait les affects liés au racisme et à la xénophobie comme une simple couche superficielle car les individus touchés sont celles et ceux qui sont écrasés par le capitalisme financiarisé. Elle tombe là dans un économisme rationaliste, alors même qu’elle affirme par ailleurs très justement que « les identités politiques ne sont pas l’expression directe de positions objectives au sein de l’ordre social[11] ».

Ces affects mortifères pourraient donc être éradiqués simplement en changeant de vocabulaire. Est-ce vraiment si simple ? Elle ne nous dit d’ailleurs rien de ce que devrait être ce nouveau vocabulaire. S’agit-il de faire des concessions à la xénophobie en reprenant à son compte certains propos sur les migrants comme certains à gauche sont tentés de le faire[12] ? Gagner des électeurs aujourd’hui acquis à l’extrême droite suppose d’abord de rester ferme dans le combat et l’argumentation contre le racisme et la xénophobie. Toute concession sur ce terrain ne peut que les renforcer dans leurs convictions et crédibiliser encore plus les formations politiques qui en ont fait leur doctrine. Cela suppose aussi d’être capable de transformer la rancœur haineuse, à la racine du racisme et de la xénophobie, en une espérance qui permet de se projeter dans l’avenir. C’est donc dans la construction d’un nouvel imaginaire émancipateur que réside la solution. La formation d’un tel imaginaire ne se décrète évidemment pas. Elle ne peut être qu’une création inédite, le produit de luttes sociales, de victoires, même partielles, d’espoirs qui petit à petit prennent le dessus sur la résignation dessinant ainsi l’horizon d’une société à advenir.

Dans la situation actuelle, la position de Mouffe ne peut que légitimer encore plus le Front national et nous désarmer dans le combat contre lui. Dans un texte synthétique présenté comme une feuille de route pour la « gauche populiste », Christophe Ventura, animateur du site Mémoire des luttes, refuse toute consigne de vote contre l’extrême droite lorsque cette dernière est opposée à un candidat du « système » sous prétexte qu’elle « n’a en réalité que très peu de chance d’être en position de conquérir le pouvoir[13] ». Il espère donc et mise sur le fait qu’une majorité d’électeurs ne suive pas sa recommandation ! De son côté, poussant jusqu’au bout ce type d’analyse, l’économiste Jacques Sapir, qui vient de la gauche, en est arrivé à défendre une alliance avec le Front national.

Radicaliser la démocratie

Mouffe indique clairement vouloir mettre la question de la démocratie au cœur d’un projet d’émancipation. Constatant que « les valeurs démocratiques continuent de jouer un rôle décisif dans l’imaginaire politique de nos sociétés[14][…] et qu’il pousse à étendre la liberté et l’égalité à une multiplicité de champs nouveaux[15] », elle se fixe comme objectif de « radicaliser la démocratie ». On ne peut que partager cette analyse, cet objectif et son rejet du « faux dilemme entre réforme et révolution[16] » ainsi que sa volonté de distinguer le libéralisme économique du libéralisme politique (existence d’un État de droit, séparation des pouvoirs et libertés démocratiques). Néanmoins trois problèmes demeurent.

Ennemis ou adversaires ?

Pour Mouffe, « le but de la politique démocratique est de construire le "eux" de telle sorte qu’il ne soit plus perçu comme un ennemi à détruire, mais comme un adversaire […] Un adversaire est un ennemi, mais un ennemi légitime avec lequel on partage des points communs parce que l’on partage avec lui une adhésion aux principes éthico-politiques de la démocratie libérale : la liberté et l’égalité. Mais nous sommes en désaccord quant à la signification et la mise en œuvre de ces principes[17] ». Pour elle donc « la finalité de la démocratie est de transformer l’antagonisme en agonisme[18] ».

La distinction entre ennemi et adversaire semble séduisante, mais toute la question est de savoir selon quels critères distinguer l’ennemi de l’adversaire. Réponse de Mouffe : « adhésion aux principes éthico-politiques de la démocratie libérale : la liberté et l’égalité ». Petit problème, les principes de liberté et d’égalité n’existent pas en soi mais ne prennent sens que dans leur déclinaison concrète. Prenons un exemple concret. Le Medef, et plus globalement le néolibéraux, promeuvent la liberté d’entreprendre comme un principe absolu. Nous savons que tout processus d’émancipation devra y mettre un terme et donc qu’il devra s’attaquer à ce principe. Le désaccord sur la mise en œuvre de ce principe qu’évoque Mouffe se traduit ici concrètement par sa remise en cause radicale. Comment Mouffe considérait-elle cette remise en cause ? Dans quelle catégorie range-t-elle ceux qui veulent remettre en cause ce principe ? On pourrait ainsi multiplier les exemples concrets qui montrent les ambigüités, voire les contradictions du critère proposé.

La période dite des « Trente glorieuses » en est une autre illustration. Ce ne sont pas « les points communs » partagés avec les classes dirigeantes qui ont permis les avancées sociales à l’époque, mais des rapports de forces concrets suite à la seconde guerre mondiale qui les ont forcé à accepter « le compromis fordiste ». Ce dernier a été remis en cause dès que l’occasion en a été donnée et surtout quand cette configuration ne garantissait plus au capital un taux de profit suffisant. Les classes dirigeantes ont fait alors voler en éclat sans problème les points communs et principes éthico-politiques de la démocratie libérale dont Mouffe pensent qu’ils sont à la base de la démocratie libérale.

Il y a en fait une certaine naïveté dans ses propos lorsqu’elle écrit que la « confrontations entre des projets hégémoniques opposés qui ne peuvent être réconciliés rationnellement […] est mise en scène à travers une confrontation réglée par des procédures acceptées par les adversaires[19] ». Le problème est que les conflits sociaux ne se règlent pas comme des duels entre gentlemen et il est assez peu probable, comme le montrent nombre d’expériences historiques, que les classes dirigeantes acceptent tranquillement de se plier à des règles si celles-ci ont pour conséquence de les déposséder de leur pouvoir.

Bref, et c’est un paradoxe, partant d’une conception uniquement conflictuelle de la politique, elle aboutit, au nom de la distinction entre ennemis et adversaires, à considérer qu’« il faut qu’il y ait un consensus sur les institutions de base de la démocratie et sur les valeurs "ethico-politiques" qui définissent l’association politique[20] ». Partant d’une vision hypertrophiant et essentialisant l’opposition amis/ennemis, elle en vient, pour traiter politiquement cette opposition à prôner un consensus sur les institutions[21]et les principes qui les fondent.

La démocratie représentative horizon indépassable ?

Se plaçant dans le strict cadre de la démocratie libérale et réduisant la finalité de la démocratie à transformer l’antagonisme en agonisme, elle est amenée assez logiquement à borner son horizon à la démocratie représentative. Si elle critique à juste titre la vision de la Multitude de Hardt et Négri, elle ne répond pas à l’objection majeure qu’ils opposent au populisme : « le pouvoir du peuple est sans cesse mis en avant, mais au bout du compte c’est une petite clique de politiciens qui décident[22] ». Est ainsi évacué par elle tout un pan de la sociologie critique, de Max Weber, Robert Michels ou Moisei Ostrogorski dès le début du XXesiècle, à Pierre Bourdieu plus récemment.

Elle ne semble pas voir que le « gouvernement représentatif » s’est mis historiquement en place à la fin du XVIIIe siècle avec l’objectif explicite d’exclure les classes populaires (sans même parler des femmes) de toute possibilité de se mêler des affaires du gouvernement[23]. Non seulement le corps électoral est restreint (suffrage censitaire), mais les conditions d’éligibilité restreignent encore la couche des élus possibles (cens d’éligibilité). Si aux XIXeet XXesiècles, la fin du suffrage censitaire et l’élargissement du suffrage universel arrachés de haute lutte, semblent transformer la nature du lien représentatif avec la transformation du « gouvernement représentatif » en « démocratie représentative », les mécanismes d’exclusion sont toujours à l’œuvre. Nous vivons dans une oligarchie élective libérale : oligarchie, car nous sommes gouvernés par un petit nombre ; élective, car nous sommes appelés régulièrement à choisir par notre vote ces individus ; libérale, car nous avons historiquement arraché un certain nombre de droits, que les classes dirigeantes essaient d’ailleurs en permanence de rogner.

Radicaliser la démocratie suppose de remettre en cause ce processus. L’objectif d’une politique démocratique devrait être la participation de toutes et tous à tout pouvoir existant dans la société. C’est à partir d’un tel objectif que devraient être mises en place les institutions qui facilitent sa réalisation et débattue l’existence de formes de représentation. Contrairement à ce qu’affirme Mouffe, la mise en œuvre d’une démocratie active[24] n’est pas contradictoire avec le pluralisme politique ni avec l’existence des partis politiques. On voit mal comment la « conception radicale de la citoyenneté […] la participation active à la communauté politique[25] », qu’elle appelle de ses vœux par ailleurs, pourraient être compatibles avec les mécanismes actuels de la représentation qui dépossèdent « le peuple » des décisions politiques.

Pour Mouffe, « C’est le manque de débat agonistique, et non pas le fait même de la représentation, qui prive le citoyen de sa voix[26] ». Le débat et la confrontation d’idées sont évidemment des conditions indispensables à la démocratie. Mais croire que ceux-ci suffiraient à neutraliser les effets pervers de la représentation relève d’une certaine naïveté qui fait fi du rôle de l’État.

La question de l’État

Mouffe renvoie dos à dos « l’approche réformiste (qui) envisage l’État comme une institution neutre […] et l’approche révolutionnaire (qui) le considère comme une institution oppressive qu’il faut abolir ». On pourrait discuter de cette présentation qui semble oublier que les sociaux-démocrates avant leur conversion au néolibéralisme ont historiquement défendu l’idée qu’il faudrait le réformer et que les marxistes révolutionnaires n’ont jamais parlé de l’abolir et n’envisageaient son dépérissement que dans un processus complexe. Mais l’essentiel n’est pas là. Mouffe, à juste titre, considère l’État, qui ne peut se réduire à l’appareil gouvernemental, comme un enjeu de lutte politique. La transformation de l’État social en État néolibéral autoritaire montre bien qu’il y a là un enjeu politique majeur.

Néanmoins deux questions liées entre elles ne sont pas abordées : la question des contre-pouvoirs et celle de « la participation active à la communauté politique ». On peut certes penser qu’il est possible d’engager un processus de transformation profonde de l’État de telle sorte que ce dernier puisse être perméable à la multiplicité des demandes démocratiques. Mais l’État, même transformé en profondeur, restera une instance habitée par une techno-bureaucratie, séparée de la société et qui s’élève au-dessus d’elle. De ce point de vue, la reprise par Mouffe de la thèse de Gramsci sur l’« État intégral », incluant à la fois la société politique et la société civile, est pour le moins problématique. Elle fait l’impasse sur la question décisive des contre-pouvoirs qui devront être puissants, même dans une société où la démocratie aura été radicalisée. Sa critique de la thèse sommaire du dépérissement de l’État pour laquelle la disparition de l’État correspondrait à une société sans contradictions sociales, totalement transparente à elle-même, ne doit pas nous faire jeter le bébé avec l’eau du bain. L’État ne peut résumer l’activité politique instituante et créer les conditions d’une participation pérenne des citoyen-nes à la décision politique doit passer par des institutions politiques spécifiques qui ne peuvent être réduites à l’État et à ses appareils.

Le préalable du cadre national

Pour Mouffe « la lutte hégémonique qui cherche à revitaliser la démocratie doit commencer à l’échelle de l’État-nation. […] Ce n’est que lorsque cette volonté collective aura été consolidée qu’une collaboration avec des mouvements similaires dans d’autres pays pourra être productive[27] ». Cette position pose un double problème. D’une part, elle semble ignorer qu’une grande partie des politiques menées dans un pays européen sont élaborées par les gouvernements dans un cadre européen. Refuser d’agir au niveau européen en attendant que le processus de transformation démocratique soit mené à bien dans le cadre national, c’est se condamner à subir le poids des décisions prises au niveau européen.

Mais surtout, c’est ne pas voir qu’un pays entamant un tel processus subira immédiatement des mesures de rétorsion prises par les institutions et les gouvernements européens. La construction d’un mouvement social et citoyen à l’échelle européenne est donc décisive si on ne veut pas que ce pays reste isolé. Un des problèmes qu’a rencontrés le gouvernement Syriza a été la faiblesse des mouvements de soutien à l’échelle européenne alors que la Grèce était étranglée financièrement par les décisions de l’Eurogroupe et de la BCE. La capitulation du gouvernement grec, isolé au plan européen, s’explique aussi par cet élément.

La construction d’un mouvement social et citoyen à l’échelle européenne est évidemment compliquée, comme en témoigne hélas l’échec du Forum social européen. Raison de plus de s’y atteler. Il ne s’agit pas, ce faisant, de déserter le terrain national et une rupture avec l’ordre néolibéral passera probablement par une victoire électorale de forces de la gauche de transformation sociale et écologique dans un ou plusieurs pays. Le levier national est donc tout à fait décisif. Certes, Mouffe voit bien que « la lutte contre le néolibéralisme ne peut se gagner à l’échelle nationale et qu’il est nécessaire d’établir une alliance au niveau européen[28] », mais sa stratégie étapiste – l’État-nation d’abord, l’Europe ensuite – ne peut mener qu’à l’échec tant les questions européennes et nationales sont imbriquées.

Construire le peuple ?

Rappelons très schématiquement la conception de Laclau dans La raison populiste. Laclau se veut en rupture avec ce qu’il nomme « l’essentialisme marxiste ». Pour lui, il faut « concevoir le "peuple"[29]comme une catégorie politique non comme un donné de la structure sociale »[30]. Ce point est tout à fait décisif. Il n’y a pas de fondements objectifs qui permettent de définir l’acteur historique, le sujet de la transformation sociale, celui-ci est le résultat d’un processus politique. Si on ne peut qu’approuver Laclau sur ce point, la façon dont il envisage la construction du « peuple » comme un sujet et l’idée même de « construire le peuple » pose problème. Car la question immédiate est qui le construit ? Si on remplace le mot peuple par prolétariat, on retrouve là la thématique classique du substitutisme avant-gardiste dans laquelle, in fine, le prolétariat, ici le peuple, doit être construit politiquement par une entité extérieure. La question est de savoir quelle est cette entité.

Laclau part des demandes sociales spécifiques, qu’il qualifie de « démocratiques », hétérogènes et insatisfaites existant dans la société. Peut se former ainsi une « chaine d’équivalence » qui permet de les unifier et de construire ainsi un « peuple », étant entendu que toute demande sociale non satisfaite n’a pas la possibilité de s’intégrer à la chaine d’équivalence si « elle entre en conflit avec les fins particulières des demandes qui sont déjà des maillons de la chaine[31] ».

Mais la formation d’une chaine d’équivalence, donc un « peuple », n’est possible que si une des demandes insatisfaites arrive à incarner l’ensemble des autres demandes : « une demande déterminée, qui était peut-être à l’origine une demande parmi d’autres, acquiert à un certain moment une importance inattendue et devient le nom de quelque qui l’excède[32] » Pour que « le peuple » puisse se constituer, il faut « l’identification de tous les maillons de la chaine populaire à un principe d’identité qui permette la cristallisation de toutes les demandes différentes autour d’un dénominateur commun – lequel exige, évidemment, une expression symbolique positive[33] ». Alors « une frontière d’exclusion divise la société en deux camps[34] ». C’est la division entre « eux et nous ».

Or ce « principe d’identité » aboutit à la domination d’une demande sociale particulière qui prendrait un caractère universel. Laclau retrouve donc sous le nom de « peuple » le sujet universel unique avec la centralité d’une oppression particulière, niant ainsi, de fait, la pluralité des oppressions et leur non hiérarchisation. De plus, ce que n’explique pas Laclau, c’est pourquoi et comment une demande sociale spécifique devient-elle un référentiel universel permettant, comme il l’affirme, de construire le « peuple » ? Et, question primordiale, comment faire pour que ce référentiel universel devienne progressiste et comment le « populisme de gauche » peut-il l’emporter sur celui de droite ? Autant de questions sans réponses. En fait, nous verrons plus loin que Laclau a une solution qui est pour le moins discutable.

Dans Pour un populisme de gauche, Mouffe reprend, pour l’essentiel, cette conception. Elle y apporte néanmoins quelques inflexions. Elle admet ainsi que cette démarche, « en rassemblant les demandes démocratiques pour créer un "peuple", produirait un sujet homogène qui nie la pluralité. Cela devrait être évité pour que la spécificité des différentes luttes ne soit pas gommée[35] ». Laclau insistait sur le fait que pour qu’une chaine d’équivalence, c’est-à-dire un « peuple », se forme, il fallait qu’une des demandes insatisfaite « acqui[ère] à un certain moment une importance inattendue et devien[ne] le nom de quelque qui l’excède » sans expliquer par quel processus cela pouvait se produire. Mouffe préfère indiquer qu’« une équivalence est établie entre une multiplicité de demandes hétérogènes, mais d’une manière qui maintient la différenciation interne du groupe[36] ». Elle évite ainsi un des problèmes posés par les théorisations de Laclau.

Mais reste celui de la nécessité « d’articuler les différentes luttes en une volonté collective[37] » ou, pour parler comme Laclau, comment opérer « la cristallisation de toutes les demandes différentes autour d’un dénominateur commun – lequel exige, évidemment, une expression symbolique positive » ? La réponse de Laclau dans La raison populisteest sans ambiguïté. C’est l’existence du leader qui permet de résoudre ce problème. Le populisme se distingue d’autres processus politiques par un rapport direct entre une personnalité se voulant charismatique et le peuple ;plus exactement,le peuple s’incarne dans le leader. À la question « qui ou quoi construit le peuple ? », la réponse populiste est : c’est le chef qui construit le peuple et incarne sa volonté.

Contrairement au populisme de droite qui n’a pas ce genre de pudeur, les partisans du populisme de gauche évitent généralement de traiter cette question. Laclau est un des rares à le faire sans détour. Il n’hésite pas à indiquer explicitement que, pour lui, « l’absence de meneur » équivaut à « la dissolution du politique[38] ». L’existence d’un chef est ici la condition même de possibilité du politique, « La nécessité d’un meneur existe toujours[39] » nous dit-il. En rapport avec le politique, l’existence d’un leader est élevée ici en nécessité ontologique et rendue politiquement indispensable car « La logique équivalentielle conduit à la singularité, et la singularité à l’identification de l’unité du groupe au nom du leader[40] ». Ainsi, pour Laclau, la construction même d’une chaine d’équivalence, c’est-à-dire pour lui le « peuple », aboutit à l’incarnation dans un leader. Pire, pour lui « l’amour pour le leader est une condition centrale de consolidation du lien social[41] ». Le leader charismatique est ainsi la clef de voute de sa construction théorique. Laclau aboutit ainsi au vieux cliché réactionnaire de l’homme providentiel (historiquement, c’est le plus souvent un homme).

Mouffe, qui n’en disait mot dans L’illusion du consensus, est obligée dans son dernier ouvrage d’aborder, sans s’y étendre, cette question. Il est d’abord significatif qu’elle ne reprenne aucune des formulations de Laclau sur l’existence d’un chef comme condition du politique. De plus, alors que Laclau insistait sur « l’identification de tous les maillons de la chaine populaire à un principe d’identité » comme nécessité pour former une chaine d’équivalence, elle préfère parler de « demande démocratique spécifique devenue le symbole du combat commun[42] » et admet qu’un tel symbole pourrait éventuellement remplacer la figure d’un leader. Cependant, elle continue de placer « les liens affectifs qui unissent un peuple à un chef charismatique[43] » comme un moyen privilégié de créer une volonté collective, présentant alors le leader comme un primus inter pares (premier parmi les égaux) et essayant de distinguer un leadership fort et l’autoritarisme. Il serait facile d’ironiser sur cette dernière distinction dont Emmanuel Macron fait son quotidien… Si elle essaie donc de désamorcer les critiques qu’ont entrainées les formulations de Laclau et certaines pratiques politiques se réclamant du populisme, on voit toujours mal comment la valorisation et le mythe du leader pourraient s’accommoder d’une perspective émancipatrice. Dans cette conception, la participation populaire et la démocratie radicale que Mouffe appelle de ses vœux, prennent au mieux une forme plébiscitaire où les citoyen.nes ont plus ou moins régulièrement à approuver les décisions prises en haut. Il n’y a d’ailleurs pas d’exemple historique où des expériences politiques de ce type se soient bien terminées.

Pour conclure (probablement provisoirement)

Ce que propose Mouffe « c’est une stratégie particulière de construction de la frontière politique […] Les partis ou les mouvements qui adoptent une stratégie populiste de gauche peuvent suivre des trajectoires variées […] et ils n’ont pas nécessairement à être identifiés sous cette appellation[44] ». La question qui se pose donc immédiatement est de savoir pourquoi donc qualifier une telle stratégie de populiste ? Mouffe, qui reconnait qu’une autre appellation aurait été possible, se pose effectivement la question. Sa réponse laisse perplexe. Pour elle « quand il est question de restaurer et de radicaliser la démocratie, le "populisme", parce qu’il fait du demos un dimension essentielle, convient particulièrement pour qualifier la logique politique adaptée à la situation[45] ». Pourquoi alors ne pas mettre simplement en avant la question de la démocratie, ce qui aurait l’avantage, même du point de vue de Mouffe, de lier le sujet politique le demos, « le peuple », avec le projet politique porté « radicaliser la démocratie » ? De plus cela éviterait l’amalgame dont sont friands les commentateurs entre des forces politiques aux projets opposés. À moins justement que cet amalgame ne soit recherché, la mise en symétrie du « populisme de droite » et du « populisme de gauche » visant à se situer contre « le système ». On a vu plus haut les problèmes majeurs que pose ce type de stratégie.

Au-delà, si les réponses données par Mouffe ne sont pas vraiment convaincantes, ou même peuvent se révéler dangereuses, les questions qu’elle aborde sont incontournables : comment se forme un sujet de l’action collective alors même que la centralité politique du prolétariat a disparu, comment construire une cohérence stratégique si aucun acteur particulier (le prolétariat, le parti…) ne peut la donner a priori, comment construire un projet d’émancipation qui prenne en compte la multiplicité croisée des oppressionsqui existent dans la société ? Autant de questions décisives pour une gauche de transformation sociale et écologique qui ne se satisfait pas de la domination du capitalisme néolibéral. 

Notes

[1]Chantal Mouffe,Pour un populisme de gauche, Éditions Albin Michel, 2018.

[2]Voir aussi, Le populisme de gauche, réponse à la crise démocratique ?(https://blogs.mediapart.fr/pierre-khalfa/blog/021117/le-populisme-de-gauche-reponse-la-crise-democratique) dont certains éléments sont repris ici.

[3]Ernesto Laclau,La raison populiste, Éditions du Seuil, 2008. Sauf indication contraire, les citations de Laclau sont issues de cet ouvrage.

[4]Chantal Mouffe,Le paradoxe démocratique, Beaux-arts de Paris Éditions, 2016, p. 108.

[5]Pour un populisme de gauche, p.123.

[6]Nous reviendrons plus loin sur la distinction que fait Mouffe entre adversaire et ennemi et les problèmes que cela pose.

[7]La nature réelle des régimes dits communistes importe peu ici.

[8]Pour un populisme de gauche, p. 37.

[9]Ibid p. 37-38-39. Pour justifier sa position, Mouffe indique que Jean-Luc Mélenchon avait réussi à gagner un nombre de voix significatif d’électeurs du FN. Toutes les enquêtes d’opinion montrent pourtant que la forte progression de Jean-Luc Mélenchon est provenue du fait qu’il avait réussi à gagner une forte proportion (environ 25 %) d’électeurs qui avaient auparavant voté François Hollande, le nombre de ceux venant du FN étant marginal (environ 2 %). Elle exagère également le nombre d’électeurs du UKIP étant passé au Labour. Seuls 11% (et non 16 % comme elle l’indique) d’électeurs UKIP en 2015 (réferendum Brexit) ont voté Labour en 2017 à comparer aux 45% des électeurs UKIP de 2015 qui ont voté conservateur en 2017. Voir https://yougov.co.uk/news/2017/06/22/how-did-2015-voters-cast-their-ballot-2017-general/. Merci à Philippe Marlière pour ces dernières précisions.

[10]Ibid p. 104.

[11]Ibid p. 66.

[12]Les propos sur les migrants de Sarah Wagenkencht, députée de Die Linke, et d’un responsable en vue de la France Insoumise, Djordje Kuzmanovic, heureusement désavoués par Jean-Luc Mélenchon, en sont l’illustration. Voir sur ce sujet Roger Martelli, http://www.regards.fr/politique/article/reponse-a-djordje-kuzmanovic.

[13]Christophe Ventura, Principes pour une gauche populiste, septembre 2017 (http://www.medelu.org/Principes-pour-une-gauche).

[14]Pour un populisme de gauche,p. 64.

[15]Ibid p. 68.

[16]Ibid p. 71.

[17]Le paradoxe démocratique, p. 110.

[18]L’illusion du consensus, p. 35.

[19]Pour un populisme de gauche, p. 130.
 

[20]Ibid, p. 50.

[21]Sur ce point voir, Patrick Braibant,Chantal Mouffe ou les incertitudes de la « radicalisation de la démocratie »,Les Possibles, n° 14 - été 2017 (https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-14-ete-2017/debats/article/chantal-mouffe-ou-les-incertitudes-de-la-radicalisation-de-la-democratie-1-3).

[22]Michael Hardt et Antonio Negri, inPour un populisme de gauche, p. 82.

[23]Sur tous ces points, voir l’ouvrage désormais classique de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion 1995.

[24]Je ne parle volontairement pas de « démocratie directe », cette expression étant, soit rattachée à la démocratie grecque, qui, si elle représente un germe (pour reprendre ici le terme employé à ce sujet par Cornélius Castoriadis), ne peut évidemment être reproduite, soit au modèle conseilliste qui est historiquement marqué.

[25]Pour un populisme de gauche, p. 95.

[26]Ibid, p. 86.

[27]Ibid, p. 103.

[28]Ibid, p. 103.

[29]Il est à noter que dans son livre, La Raison populiste, Laclau met la plupart du temps le mot peuple entre guillemets. Nous suivrons son exemple.

[30]La raison populiste p. 260.

[31]Ibid, p.165.

[32]Ibid, p.144.

[33]Ibid, p.102. Les italiques sont de Laclau.

[34]Ibid, p. 101.

[35]Pour un populisme de gauche, p. 91.

[36]Ibid, p. 92.

[37]Ibid, p. 91.

[38]La Raison populiste, p.81.

[39]Ibid, p. 78.

[40]Ibid, p. 122.

[41]Ibid, p. 102.

[42]Pour un populisme de gauche, p. 101.

[43]Ibid, p. 102.

[44]Ibid, p. 114-115.

[45]Ibid, p. 116.

Pierre Khalfa

co-président de la fondation Copernic

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